2. Un réseau légèrement retouché.

2-1. Une répartition nationale peu modifiée.

La carte réalisée à partir des listes départementales contenue dans l’Annuaire général de la vélocipédie… de 1914 (carte 19), quand elle est mise en regard de celle présentant la situation du cyclisme associatif en 1895 (carte 5), plaide en faveur de la stabilité.

Au premier regard, les grands traits de la répartition mise en place dès 1891 restent valables. D’une part, la forte implantation des sociétés s’ordonne toujours pour l’essentiel selon un anneau reliant la région parisienne, la vallée de la Garonne, le littoral méditerranéen et l’axe rhodanien. D’autre part, les zones les moins propices demeurent situées au centre du cercle (Massif Central) et à ses marges occidentales (Bretagne), méridionales (Pyrénées) et orientales (Corse et Alpes). Les entraves d’ordre topographique, économique et psychologique relevées précédemment continuent à se faire sentir.

Les chiffres confirment cette première approche visuelle puisque les trois régions les plus dynamiques de 1895 arrivent globalement au même pourcentage de 70%. Bien plus, leur part respective reste inchangée. C’est ainsi que les treize départements situés au nord de la ligne Rouen-Paris-Nancy recèlent 42,6% 1196 des sociétés de l’Hexagone et que les cinq départements de la côte méditerranéenne, centrale et orientale, joints aux six de la vallée du Rhône dépassent toujours avec des valeurs pratiquement inchangées (14,9% contre 13,7%) 1197 les seize compris entre les Pyrénées et une ligne joignant les deux Charente à l’Aude.

Carte 19.Sociétés vélocipèdiques et population en France
Carte 19.Sociétés vélocipèdiques et population en France

Toutefois, une investigation plus fouillée laisse transparaître des mutations au sein de ces trois grands ensembles.

Même si, pour le plus septentrional, la Seine confirme sa suprématie avec un cinquième (359) des véloce-clubs français, la Seine-et-Marne et l’Oise se démarquent avec chacune un effectif en baisse et un taux de sociétés seulement moyen. Le bel ordonnancement qui, en 1895 (cf. carte 5), conférait son unité au Bassin Parisien - taux très élevés en Seine, Seine-et-Oise et dans quatre départements limitrophes dont la Seine-et-Marne et l’Oise, puis élevés à la périphérie de ce premier cercle - en est ainsi rompu. C’est d’autant plus vrai que la Seine-Inférieure, l’Aisne et l’Yonne, composantes du second anneau, rejoignent, pour la première, les taux moyens et, pour les seconds les valeurs faibles. En contrepartie, les départements fortement industrialisés que sont la Meurthe-et-Moselle et le Nord doublent leur effectif. Ce dernier renforce sa seconde place derrière la Seine pour le nombre de sociétés et distance maintenant largement la Seine-et-Oise (127 associations contre 67), toujours en troisième position.

La recomposition qui affecte le sud-ouest se lit d’abord dans l’évolution du groupe des taux très élevés de sociétés. Les deux Charente quittent cette catégorie pendant que la Haute-Garonne s’y insère. Comme la Garonne prolongée par le canal du Midi, le sillon des implantations très nombreuses joint donc alors sans rupture l’Atlantique à la Méditerranée. Le Tarn et surtout les Landes avec un triplement des groupements connaissent en bordure de cet axe une forte expansion. L’exemple landais prouve ainsi que l’essor d’un autre sport - dans ce cas le rugby 1198 - n’implique pas nécessairement le déclin des autres activités physiques. À l’inverse, dans les Pyrénées-Orientales, l’engouement que suscite chez les jeunes les sociétés de danse, mais aussi l’introduction du rugby, expliquent sûrement en grande partie l’effacement du cyclisme associatif (2 sociétés en 1909).

Au sud-est, la redistribution a peu d’effets négatifs. Seule l’Ardèche est touchée par un recul de son corpus. Les Alpes-Maritimes s’essoufflent ainsi que l’Hérault mais la Loire et les trois départements contigus du Vaucluse, des Bouches-du-Rhône et du Var progressent nettement.

Carte 20. : Nombre de vélocipèdes et polpulation en France
Carte 20. : Nombre de vélocipèdes et polpulation en France
Carte 21. : Nombre de vélocipèdes et population en France
Carte 21. : Nombre de vélocipèdes et population en France
Carte 22. : Nombre de vélocipèdes et population en France
Carte 22. : Nombre de vélocipèdes et population en France

Ailleurs en France, se remarquent le déclin de l’Ain et de l’Allier, l’essor de la Nièvre ainsi que l’atonie qui frappe la pointe occidentale de l’Hexagone. En effet, si les cinq départements bretons additionnés à la Manche et à la Vendée ne connaissent pas de baisse de leur nombre global de sociétés, leur progression est infime comparée au reste du territoire : 2,5% au lieu de 31,9%. Le chroniqueur de la Semaine sportive bretonne qui écrit en 1901 : “ Il n’est pas une petite ville en Bretagne qui n’ait sa société vélocipédique ” 1199 a manifestement forcé la vérité.

Pour autant, il est excessif d’écrire, comme le fait la même revue trois ans plus tard, que le cyclisme est “ un sport qui agonise ” 1200 . En fait, les belles espérances des années 1890 ne se concrétisent pas malgré un essor du parc vélocipédique généralisé à l’ensemble du territoire 1201 , même si le constat porté pour 1894 (cf. carte 6) perdure, à savoir une opposition entre deux France de part et d’autre d’une ligne Caen-Angers-Genève.

Au nord, en 1900 (carte 20), deux départements seulement - le Pas-de-Calais et la Nièvre - présentent un taux faible. En 1906 (carte 21) et 1914 (carte 22), tous appartiennent au moins à la catégorie moyenne.

Au sud, la situation se modifie peu en 1900 par rapport à 1894 puisque 44 départements - ils étaient 45, six ans auparavant - doivent se contenter d’un des deux taux inférieurs, mais il n’est pas inutile de souligner que le taux faible de 1900 correspond au taux fort de 1894. Au-delà, un rééquilibrage se dessine progressivement : les groupes faible et très faible ne concernent plus que 37 espaces départementaux en 1906 puis 26 en 1914. À cette date, en l’absence des données propres à la Corse, seuls la Haute-Loire, la Lozère, la Corrèze et le Cantal constituent l’ensemble le plus défavorisé, là où ils étaient vingt en 1900. De plus le différentiel entre les deux extrêmes 1202 a été divisé par quatre en vingt ans : rapport de 1 à 23,5 en 1894 (Seine-et-Marne : 14,1‰, Lozère : 0,6‰), puis de 1 à 6,9 en 1914 (Seine-et-Marne : 175,1‰, Haute-Loire : 25,3‰, soit plus que la Seine-et-Marne en 1894).

L’atténuation des contrastes peut encore être illustrée par l’évolution comparée des départements dépassant les 10‰ en 1894 et de ceux atteignant au maximum 1,5‰. Les premiers, tous situés au nord 1203 , multiplient leur parc de bicyclettes par onze en vingt ans, les seconds, tous méridionaux 1204 , par trente-trois. Ainsi, bien qu’un écart subsiste entre les deux zones situées au nord et au sud de la ligne de partage Caen-Angers-Genève, il s’est amoindri. Les parties occidentale et méridionale de la carte de 1914 ont gagné en couleur par rapport à celle de 1900. Avec un taux départemental minimal de 25‰, invoquer l’insuffisance de machines pour excuser l’absence de structure associative est difficilement justifiable, mieux vaut s’appuyer sur la mutation de leur charge symbolique : “ Qui eût prédit cela, il y a dix ans ? La bicyclette est un objet vulgaire qui ne sert plus qu’à vaquer aux affaires ” 1205 . Cette répercussion dommageable pour le sport de la banalisation du deux-roues est-elle également partagée entre la ville et la campagne ?

Notes
1196.

Le Nord, le Pas-de-Calais, la Somme, l’Oise, la Seine-Inférieure, la Seine-et-Oise, la Seine, la Seine-et-Marne, l’Aisne, les Ardennes, la Marne, la Meuse et la Meurthe-et-Moselle comptent au total 762 sociétés cyclistes. Cf. Annexe stat. D 1 : Les sociétés vélocipédiques par département (1868-1911) – Tableau.

1197.

274 sociétés fonctionnent dans l’Hérault, le Gard, les Bouches-du-Rhône, le Var, les Alpes-Maritimes, le Vaucluse, la Drôme, l’Ardèche, l’Isère, la Loire et le Rhône contre 252 en Charente, Charente-Inférieure, Gironde, Landes, Basses-Pyrénées, Dordogne, Lot-et-Garonne, Gers, Hautes-Pyrénées, Lot, Tarn-et-Garonne, Haute-Garonne, Tarn, Aude, Ariège et Pyrénées-Orientales.

1198.

Pour une cartographie de l’implantation des clubs de rugby en terre landaise avant 1914, cf. AUGUSTIN J.P. : Sport, géographie et aménagement, Paris, Nathan, 1995, p. 61. Les groupements cyclistes, pour moitié de simples sections, privilégient les rives de l’Adour (Aire, St-Sever, Dax) et du Midouze (Tartas, Mont-de-Marsan). Hagetmau, St-Vincent-de-Tyrosse et Soustons confirment cette localisation méridionale. Le Vélo-club morcennais (Morcenx) est le seul à s’implanter au cœur du massif forestier.

1199.

La Semaine sportive bretonne, 26 juillet 1901.

1200.

La Semaine sportive bretonne, 12 août 1904.

1201.

Cf. Annexe stat. D 8 : Taux de vélocipèdes pour 1000h. par département (1894-1900-1906-1914) – Tableau.

1202.

La Corse, absente du relevé de 1914, n’a pas été retenue pour celui de 1894 alors que son taux était inférieur à celui de la Lozère avec 0,1‰. Sur les mêmes bases, le différentiel en 1900 est de 1 à 16,8 (Seine-et-Marne : 60,4‰, Lozère : 3,6‰) et en 1906 de 1 à 14,8 (Seine-et-Marne :106,4‰, Corrèze : 7,2‰).

1203.

Ils sont huit : Marne, Oise, Seine, Seine-et-Marne, Seine-et-Oise, Aube, Eure, Eure-et-Loir et le nombre de leurs bicyclettes s’élève de 70 864 en 1894 à 769 382 en 1914.

1204.

Les dix départements en cause : Aveyron, Cantal, Corrèze, Haute-Loire, Lot, Lozère, Hautes-Alpes, Ardèche, Creuse et Hautes-Pyrénées comptent 2940 vélocipèdes en 1894, 97 162 en 1914.

1205.

Le Var sportif, 1er juillet 1906.