3-1. Un glissement social.

L’allègement du contrôle administratif induit par l’adoption de la loi sur la liberté d’association appauvrit considérablement à partir de 1901 le corpus documentaire relatif à l’origine sociale des sociétaires : entre 1900 et 1914, seules cinquante-sept listes groupant un peu plus de 1600 cyclistes, soit dix fois moins qu’entre 1888 et 1899, sont disponibles. En effet, les autorités n’exigent plus des groupements qui se déclarent d’identifier nominativement et professionnellement leurs adhérents. L’article 5 du nouveau texte se contente de stipuler : ‘“ La déclaration préalable […] fera connaître […] les noms, professions et domiciles de ceux qui, à un titre quelconque, sont chargés de son administration ou de sa direction ”.’ En dehors d’une petite dizaine de sociétés zélées, l’essentiel des données de la période proviennent donc de l’année 1900 et du début de 1901, avant l’application de la loi du 1er juillet. Cet état de fait oblitère nécessairement tout suivi chronologique sur le modèle de celui effectué pour la séquence 1888-1899 et ne permet d’établir qu’un affinement géographique par groupe de population des localités.

Une transformation de la répartition sociale plus sensible qu’elle ne l’était entre 1882-1887 et 1888-1899 1217 ponctue le début des années 1900 (cf. graphiques 32 et 33).

Le déclin qui affecte les notables tout au long de la période précédente (1888-1891 : 42%, 1892-1895 : 37%, puis 1896-1899 : 30,5%) s’approfondit et les conduit à ne plus représenter qu’un bon cinquième (21,5%) de l’effectif. Mis à part l’aristocratie qui se maintient et le personnel politique qui progresse, les autres éléments du groupe chutent de 30 à 50%. Grâce à un recul moins prononcé que celui des négociants et des industriels, les “ capacités ” leur succèdent au premier rang des notables. Mais alors que ces élites intellectuelles comptaient à elles seules trois fois plus que les ouvriers entre 1888 et 1899 (9% contre 2,7%), ce sont eux qui maintenant les débordent de 70% (10,4% contre 6,1%), grâce à un quadruplement de leur influence. L’irruption du prolétariat constitue à l’évidence le fait majeur du processus évolutif. Car en dépit d’un triplement le monde agricole est encore peu présent (3,4% au lieu de 1,2).

Face à ces fortes mutations, la bourgeoisie populaire fait preuve de plus de stabilité et se pose toujours en socle du cyclisme associatif avec 64,7% des occurrences (62,5% entre 1888 et 1899). Sa petite progression s’explique par le sursaut des “ employés ”. Ils réussissent à enrayer la dégradation régulière qui les affectait depuis la fin des années 1880. Leur hausse de 25% par rapport à 1896-1899 les place en seconde position derrière les petits patrons (25,7% contre 39%), mais avant les notables.

GRAPH32

Sources : Arch. dép. et mun.

Graphique 33. : Statut social des cyclistes associatifs (1900-1914).

Sources : Arch. dép. et mun.

Le cadre global posé, quelques enseignements ressortent de la ventilation des chiffres en fonction de l’importance démographique des localités 1218 .

Graphique 34. : Statut social des cyclistes associatifs par groupe de population des localités (1900-1914).

Sources : Arch. dép. et mun. et DUPEUX G. : Atlas historique…, op. cit.

Comme au cours des douze années précédentes, les notables obtiennent leurs meilleurs scores dans les petites villes et les moyennes. La part des “ employés ” à l’inverse de celle des petit patrons décline des grandes agglomérations aux communes rurales et les agriculteurs se distinguent logiquement à la campagne. Cependant, plus que ces permanences, la popularisation très nette des sociétés des centres les plus peuplés retient l’attention. Au sein de la bourgeoisie populaire, les “ employés ” y dépassent les commerçants et artisans, en tête partout ailleurs, et surtout les ouvriers forts d’un 22,3% y précèdent les notables (18,1%). Ainsi dès les années 1900-1901, les progrès enregistrés dans l’encadrement associatif des petites localités et des grandes agglomérations ont donc leur prolongement social. Dans les premières se dessine une poussée des agriculteurs, dans les secondes s’envole le nombre des ouvriers.

Qu’en est-il au-delà ? Nous l’avons déjà dit, le tarissement des listes de sociétaires après 1901 empêche toute étude précise. Le seul recours, qui ne fournit que des enseignements sommaires, provient des membres des bureaux. En effet, conséquence de l’article 5 ci-dessus évoqué, le personnel dirigeant reste professionnellement recensé et ce sur l’ensemble de la période.

Graphique 35. : Statut social des membres des bureaux (1900-1914).

Sources : Arch. dép. et mun.

Le caractère notabilaire du recrutement des dirigeants sinon disparaît, du moins s’amenuise fortement dans les quinze années finales par rapport aux temps de l’invention et de l’âge d’or du cyclisme associatif 1219 . Les membres des bureaux qui se répartissaient assez équitablement entre notables et bourgeoisie populaire avant 1900, ne sont plus issus que pour un quart des rangs des “ élites ” 1220 , ce dont profitent les “ classes nouvelles ” qui confisquent plus de 60% des postes. De plus les ouvriers s’octroient 10% des charges de dirigeants. Par contre les agriculteurs sont moins de 2%. Que ‘“ les garçons de ferme en viennent à posséder leur bicyclette ”’ 1221 , qu’une course cycliste, nous le verrons, anime souvent les fêtes villageoises, n’implique pas une conversion massive des cultivateurs à l’associationnisme cycliste. Dans ses mémoires le Beauceron É Grenadou s’en tient à évoquer les distractions traditionnelles : bals et carnavals 1222 .

Les données recueillies, suffisamment fournies avec 877 occurrences, autorisent à aller au-delà et à restituer les variations internes à la période 1900-1914, selon une partition binaire : avant et à partir de 1907 1223 .

Graphique 36. : Évolution de la répartition socioprofessionnelle des membres des bureaux entre 1900 et 1914.

Sources : Arch. dép. et mun.

Graphique 37. : Évolution du statut social des membres des bureaux entre 1900 et 1914.

Sources : Arch. dép. et mun.

Le recul des notables ne présente pas un profil uniforme, il s’accélère au fil du temps. Au premier décrochage d’environ 25% de 1896-1899 (44,2%) à 1900-1906 (33,7%) succède en effet un autre de près de 50% de 1900-1906 à 1907-1914 (17,7%). Plus aucun noble ne siège dans les instances dirigeantes des sociétés déclarées en fin de période et les “ capacités ” n’y occupent qu’un poste sur vingt contre un sur cinq entre 1896 et 1899. Cet effondrement touche en premier lieu les officiers ministériels qui désertent presque les bureaux 1224 .

Les hausses des “ employés ”, petits patrons et ouvriers suivent en revanche une pente régulière. Ces derniers, six fois moins présents que les notables entre 1900 et 1906 - ils l’étaient quarante fois moins auparavant - les rattrapent presque en fin de période 1225 .

La présidence, jusque là chasse gardée de la catégorie dominante résiste à la popularisation en début de siècle, ensuite elle rejoint le lot commun 1226 . Les “ élites ” dirigent alors moins souvent les véloce-clubs que les commerçants et artisans et sont talonnés par les “ employés ”. Un exemple : en 1896-1899, les médecins sont vingt fois plus nombreux à occuper le poste de président que les instituteurs ; dix ans plus tard, les deux catégories font jeu égal. La vice-présidence connaît une évolution encore plus accentuée : les notables conservent leur primauté jusqu’en 1906, puis ils s’inscrivent au quatrième rang après les “ employés ”, les petits patrons et les ouvriers. Le secrétariat et la trésorerie déjà dévolus à la bourgeoisie populaire restent entre ses mains : les “ employés ” accaparent toujours le poste de secrétaire alors que celui de trésorier leur échappe de plus en plus au profit des petits patrons.

Nous assistons donc à la veille du premier conflit mondial à un complet remaniement de la composition sociale des bureaux, preuve d’une popularisation du cyclisme associatif encore plus marquée qu’elle ne l’était entre 1900 et 1901. Ce renforcement de la présence ouvrière est facilité par la baisse conséquente du coût des bicyclettes. Les gains de productivité liés à l’industrialisation croissante du secteur amènent ainsi le modèle le moins sophistiqué de la société l’Hirondelle à 125F. en 1910 1227 . Il était à 240F. en 1899. La diminution des prix s’applique également aux accessoires et pièces de rechange : pneus, chambres à air 1228 … À ce premier facteur favorable s’ajoutent d’une part la progression des salaires - celui d’un manœuvre de province croit de 15% entre 1901 et 1911 1229 - et d’autre part le vote de lois sociales, tel l’octroi du repos hebdomadaire à tous les travailleurs adopté en 1906 qui génère un temps de loisirs plus important. Enfin, la compétition et ses gains font espérer une amélioration du niveau de vie voire, en cas de succès nombreux, une véritable promotion sociale. Ainsi l’exemple du Lensois Maurice Garin, premier vainqueur du Tour de France, qui avec ses gains ouvre un magasin de cycles, n’a pu que stimuler le cyclisme associatif parmi les couches modestes de la population des Pays noirs du Pas-de-Calais et du Nord.

Les conclusions auxquelles nous arrivons ne valent que pour les sociétés récentes : graphiques et tableaux ci-dessus ne s’appliquent qu’aux déclarations faites à partir de 1900. Or le mouvement associatif cycliste repose encore beaucoup sur les associations nées dans la dernière décennie du XIXème siècle. Il nous faut donc maintenant tenter, autant que les sources le permettent, de dégager la structure sociale d’ensemble en prenant en compte ces deux générations de groupements.

Notes
1217.

Cf. Annexe stat. D 11 : Répartition socioprofessionnelle des cyclistes associatifs (1868-1914) –Tableau – et Annexe stat. D 12 : Statut social des cyclistes associatifs (1868-1914) – Tableau.

1218.

Cf. Annexe stat. C 4 : Répartition socioprofessionnelle des cyclistes associatifs par groupe de population des localités (1900-1914) – Tableau – et Annexe stat. C 5 : Statut social des cyclistes associatifs par groupe de population des localités (1900-1914) – Tableau.

1219.

Cf. Annexe stat. D 14 : Répartition socioprofessionnelle des membres des bureaux (1877-1914) – Tableau –et D 15 : Statut social des membres des bureaux (1877-1914) – Tableau.

1220.

En dehors des propriétaires, les diverses composantes de notables paient un tribut à peu près égal à cette désaffection : une baisse de moitié.

1221.

WEBER E. : La fin des terroirs. La modernisation de la France rurale, 1870-1914, Paris, Fayard, 1992, p. 641.

1222.

PRÉVOST A. et GRENADOU É : Grenadou, paysan français, Paris, Seuil, 1966, pp. 53-54.

1223.

Cf. Annexe stat. C 6 : Évolution de la répartition socioprofessionnelle des membres des bureaux entre 1900 et 1914 – Tableau – et C 7 : Évolution du statut social des membres des bureaux entre 1900 et 1914 – Tableau.

1224.

Entre 1888 et 1899, la distribution à l’intérieur des “ capacités ” donnait 42,2% aux professions libérales, 28,8% aux officiers ministériels et 29% aux “ cadres ”, entre 1907 et 1914, elle est de : 47,8%, 8,7% et 43,5%.

1225.

Faute de données, ces évolutions ne peuvent pas être prolongées par une étude des âges par poste. En 1900-1901, sur vingt sociétés, ils s’établissent à 36 ans 7 mois (président), 30 ans 6 mois (vice-président), 27 ans 2 mois (secrétaire) et 31 ans (trésorier).

1226.

Cf. Annexe stat. C 8 : Statut social des membres des bureaux par poste (1900-1906) – Tableau – et C 9 : Statut social des membres des bureaux par poste (1907-1914) – Tableau.

1227.

Dénommée “ outil ”, cette machine était encore vendue 200F. entre 1902 et 1905. En 1912, le modèle “ routière légère ” avec roue libre et frein sur jante arrière vaut 150F., le modèle “ type ”, doté en plus d’un pédalier démontable et de garde-boue, revient à 200F. La gamme des bicyclettes de course échelonne ses prix de 200 à 250F. Le Manufrance du collectionneur…, op. cit., III 5, 9, 11 et 13 et V 6 et 8.

1228.

FOURASTIÉ J. : Documents pour l’histoire…, op. cit., p. 504. Le coût d’un pneu s’abaisse de 16 à 9 F. entre 1902 et 1914. Entre 1891-1895 et 1906-1910, le nombre d’heures de travail nécessaires à un ouvrier pour acquérir une bicyclette s’abaisse de 625 à 330. FOURASTIÉ J. : Le grand espoir du XXème siècle, Paris, Gallimard, 1963, tableau 43, p. 299.

1229.

FOURASTIÉ J. : Documents pour l’histoire et la théorie des prix, Paris, Armand Colin, 1962, tome II, pp. VI-VII.