1. Les deux tournants de 1900 et 1901.

L’U.V.F., désireuse que les épreuves cyclistes qu’elle a en charge lors de l’Exposition universelle se déroulent dans un climat serein, patiente avant de reprendre son offensive pour le contrôle de l’amateurisme. La commission instituée à la suite du traité de décembre 1899, bien que dite de l’U.V.F., regroupe quinze membres des trois fédérations, U.V.F., U.S.F.S.A. et F.C.A.F. sous la présidence de l’unioniste Pierre Roy. Les épreuves propres à chacune des trois structures conservent les dénominations sous lesquelles elles étaient courues antérieurement, mais sont maintenant ouvertes à tous les amateurs. De ce fait, au challenge des équipes premières de l’U.S.F.S.A. s’affrontent, en 1900, cinq sociétés unionistes, sept uvéfistes et cinq de la F.C.A.F..

L’U.V.F. rompt la trêve à la fin de 1900. En effet après avoir dénoncé le traité de 1899 à son assemblée générale du 16 octobre, elle constitue au mois de décembre sa propre commission d’amateurisme. Le docteur Paulin-Méry, transfuge de la F.C.A.F. et proche de Paul Rousseau, la préside et y impose une définition assez souple de l’amateur, habilité à s’engager dans des épreuves où concourent des professionnels 1295 . Face à ce coup de force, la F.C.A.F. est déstabilisée. Décapitée par le passage de son président à l’adversaire, accompagné d’un certain nombre de sociétés, elle ne réunit que dix délégués à son assemblée générale de janvier et décide en mai de modifier ses statuts et de restreindre son aire géographique “ aux départements de la Seine, la Seine-et-Marne, la Seine-et-Oise et l’Oise ” 1296 . L’U.S.F.S.A. est également assez démunie car en dépit de la trêve observée par l’U.V.F. en 1900, elle a continué sa désagrégation. Un calendrier plus clairsemé - seulement quatre grandes courses sur route en 1900 - des organisations moins suivies trahissent un effritement de l’effectif unioniste.

Dans l’adversité, le “ bataillon sacré ” ne fait pas bloc pour défendre le patrimoine commun. La foi de la période pionnière est bien révolue. Beaucoup de sociétés, tel Amiens-cycle 1297 désertent et marquent leur désaffection envers l’idéal unioniste. Le groupe des dirigeants fédéraux n’est pas plus uni. La crise y creuse des dissensions internes.

Un premier courant que l’on peut qualifier de réformiste, préconise un assouplissement des règlements. Il se manifeste surtout en 1900, au sein de la commission d’amateurisme dite de l’U.V.F., en permettant aux amateurs des trois fédérations d’entraîner, gratuitement, des professionnels à Bordeaux-Paris “ dans l’intérêt supérieur du sport ” (séance du 17 mai) et de recevoir “ des cycles ou objets pouvant servir au sport ” comme prix lors des compétitions (séance du 20 juin) 1298 . Frantz Reichel soutient ce mouvement. Dans le Vélo, il approuve “ l’excellente décision ” prise à l’occasion des concours vélocipédiques de l’Exposition universelle de convertir les six mille francs réservés aux amateurs en bons d’achat qu’ils pourront utiliser pour acquérir soit des objets d’art, soit des objets “ d’utilité courante ” 1299 . Le professionnalisme n’est pas loin.

Face aux réformistes, les “ purs ” focalisent leurs efforts sur le maintien de l’éthique. Ils noyautent la commission de vélocipédie reconstituée au début de 1901, en partenariat avec la F.C.A.F. 1300 et y imposent des mesures plus fermes. La possibilité d’entraîner à Paris-Brest est refusée. De même elle interdit les courses ouvertes aux amateurs des trois fédérations. Émile Carlier, président de la commission, en désaccord avec cette décision, démissionne. L’A.V.A., club qu’il dirige, envisageait ce type de participation pour sa course Paris-Dieppe. De plus la commission sanctionne lourdement les manquements à la règle. Elle suspend pour trois mois l’A.V.A. et inflige six mois de suspension à Frantz Reichel pour publicité sur son nom.

Entre les deux options - l’une attachée au quantitatif, l’autre au qualitatif -l’instance suprême, le conseil de l’Union, ne tranche pas tout de suite. Il adopte une attitude offensive et, au printemps de 1901, revendique auprès du conseil municipal de Paris l’organisation du Grand Prix de Paris, jusque là du ressort de l’U.V.F.. Les arguments avancés débordent du cadre sportif et s’oriente vers le plan politique. Profitant des sympathies nationalistes du nouveau conseil de la capitale, ils accusent l’U.V.F. de “ dreyfusisme et d’anti-nationalisme ” 1301 . Les édiles parisiens hésitent. De son côté l’U.V.F. s’active et obtient du congrès de l’U.C.I. qu’elle contrôle la reconnaissance de ses seuls amateurs au plan international. L’U.S.F.S.A. perd toute influence. Elle ne peut que retirer sa demande et s’interroger sur l’avenir. Faut-il persévérer ou renoncer ? La décision appartient au conseil, dominé par les délégués des clubs multisports plutôt favorables aux sports athlétiques 1302 . Ils rejettent à la fois les thèses des réformistes et celles des jusqu’au boutistes. Du renforcement des premiers, ils craignent un glissement vers le professionnalisme qui, par ricochet, pourrait toucher les autres activités unionistes. L’action des seconds leur fait redouter le prolongement de l’épreuve de force avec l’U.V.F. alors que celle-ci vient de créer une licence d’athlétisme 1303 et que la presse se déchaîne à nouveau contre l’Union. “ Il faut que l’U.S.F.S.A. cède ” lance G. Lefèvre dans l’Auto-Vélo 1304 . Elle va céder. Le conseil se désolidarise d’abord de la commission en cassant plusieurs de ses jugements dont, symbole important, la suspension infligée à F. Reichel. Pour autant elle ne s’engage pas dans la voie du laxisme. Elle utilise les réformistes, É. Carlier et F. Reichel, comme émissaires auprès de l’U.V.F.. La commission, non informée de ces contacts, démissionne 1305 . Les tractations vont bon train et un accord est signé le 25 novembre. Le champ de chacune des deux fédérations est clairement délimité. L’U.V.F. régit le cyclisme, l’U.S.F.S.A. les sports athlétiques. Mais l’accord ne s’arrête pas là. Il marque une volonté de diriger le mouvement sportif français avec la nomination pour chacune des deux ‘parties “ avant le 1er janvier 1902 de trois délégués pour former le noyau d’un comité central des fédérations sportives françaises dont le fonctionnement sera ultérieurement établi par les deux fédérations fondatrices ”.’ L’honneur de l’U.S.F.S.A. est sauf, même si le comité prévu ne voit pas le jour.

À ce tournant fondamental puisqu’il laisse l’U.V.F. maîtresse du secteur compétitif, s’en superpose un second - celui-là interne à la fédération - qui accentue le premier. Le clan sportif, pour la plupart anciens dissidents et fondateurs de l’U.C.F., prend en mains les principaux leviers de commande. Ses libéralités pour l’encouragement du sport, l’éclat de ses grandes organisations, les importants bénéfices dégagés par les courses de l’Exposition universelle 1306 influent favorablement sur les délégués du congrès de 1900. Alors qu’Henri Desgrange est évincé, les président, secrétaire et trésorier de la commission sportive occupent les deux places de vice-président et celle de trésorier du comité directeur. Après le retrait d’Henri Pagis, au début de 1901, A. Riguelle lui succède. Le “ ramassis de jeunes audacieux ” 1307 se hisse au pouvoir et pour longtemps. Ils accentuent encore les tendances centralisatrices de l’Union et adoptent une structure de direction de plus en plus ramassée autour du bloc comité directeur-commission sportive dont les deux composantes sont peuplées des mêmes hommes. Ainsi, en 1900, malgré un bilan satisfaisant, la commission médicale, plutôt hostile aux “ sportifs ” est supprimée 1308 . En 1901, la commission des sociétés et son homologue militaire, constituées depuis 1898, sont absorbées respectivement par la “ sportive ” et le comité directeur. En toile de fond de ces remaniements se profile l’essentiel, à savoir la lutte sans merci engagée contre les partisans d’un tourisme vivace au sein de l’Union. Divers éléments ont miné la position de ces derniers : l’hégémonie croissante du T.C.F., le lourd déficit généré par l’insuccès des guides Larousse 1309 et la forte baisse du nombre des membres individuels. Aussi alors qu’Henri Pagis, avant sa démission, avait émis le vœu : ‘“ À côté du sport… il y a une branche où l’Union doit maintenant porter tous ses efforts : je veux parler du tourisme ”’ 1310 le conflit se résout-il peu de temps après avec l’exclusion du comité directeur des principaux tenants de cette ligne, comme le docteur O’Followell. Au congrès de 1901, le docteur Paulin-Méry, rapporteur, va encore plus loin en proposant l’arrêt de toute action liée au tourisme et en concluant ‘: “  Ne croyez-vous pas, Messieurs, que l’argent que nous jetons en poteaux ou en indications quelconques sur les routes serait plus utilement employé à encourager les sociétés de province et à nous amener des individuels. Soyez bien certains que la moindre médaille d’or nous vaudra plus que cent poteaux ”’ ‘ 1311 ’ ‘.’ Même si, finalement, le tourisme n’est pas totalement abandonné, il est très fortement marginalisé. Au congrès suivant le comité directeur se félicite que l’U.V.F. soit débarrassée de “ ceux qui ont tenté de nuire ” et qui reçoivent pour toute épitaphe : “ Paix à leurs cendres ” 1312 . L’U.V.F. a trouvé ses maîtres et s’est résolument engagée dans la voie compétitive qu’elle entend marquer de son hégémonie.

Notes
1295.

L’amateur est “ toute personne ne retirant de la pratique du sport aucun bénéfice pécuniaire sous quelque forme que ce soit : prix, enjeux, indemnités de primes commerciales et autres. Il peut participer à des courses dotées de prix en espèces mais à condition de les convertir en objet d’art ou médaille ”. L’Auto-Vélo, 4 janvier 1901.

1296.

L’Auto-Vélo, 13 mai 1901.

1297.

À partir d’avril 1901, Amiens-cycle ne se désigne plus dans ses statuts comme société d’amateurs mais comme société sportive. Arch. mun. Amiens, 3R 1 1.

1298.

Registre des procès-verbaux de la commission de vélocipédie de l’U.S.F.S.A. (1894-1901).

1299.

Article paru dans le Vélo et repris dans l’Ouest sportif du 1er septembre 1901. Le journaliste de l’hebdomadaire nantais commente : “ Cette décision a l’inconvénient de faire ressembler terriblement les amateurs aux professionnels ”.

1300.

Ce traité d’entente entre les deux fédérations sera dénoncé fin septembre par le conseil de l’Union avec prise d’effet au 1er novembre 1901.

1301.

Bulletin officiel de l’U.V.F., novembre 1901.

1302.

Beaucoup, comme P. de Coubertin, n’accordent pas un soutien sans faille à la vélocipédie. Ce dernier, en 1893, présentait le spectacle des courses comme “ un plaisir négatif et monotone ” et n’hésitait pas à prophétiser “ la disparition prochaine comme cheval de course ” de la bicyclette. Le Journal des débats, 7 août 1893, article “ De l’athlétisme ”.

1303.

Au début de 1901, l’U.V.F. a délivré 122 licences de ce type. Elle met en place un calendrier comportant championnats de lutte, de cross, de football ou encore un tournoi de fleuret et d’épée. L’Auto-Vélo, 6 janvier 1901.

1304.

L’Auto-Vélo, 18 juillet 1901.

1305.

Dans sa séance du 6 novembre, “ la commission de vélocipédie, qui avait adopté comme ligne de conduite : faire revivre la vélocipédie à l’U.S.F.S.A., en dehors du concours des autres fédérations… félicite son président d’avoir remis au conseil sa démission collective ”. Le 20 novembre, elle “ s’ajourne à une date indéterminée ”. Registre des procès-verbaux de la commission de vélocipédie de l’U.S.F.S.A. (1894-1901).

1306.

Ces courses laissent un excédent de plus de 15 000 f. Bulletin officiel de l’U.V.F., novembre 1900, Compte rendu du congrès du 13 octobre.

1307.

DESGRANGE H. : Alphonse Marcaux…, op. cit., p. 50.

1308.

Elle fonctionne à partir de 1895 sur une idée du docteur Ramonat de Paris. Elle s’attache à créer un matériel de secours et à former un personnel d’ambulanciers tant dans la capitale qu’en province. À Rennes, le docteur Patay mène une importante action de formation appuyée sur des conférences et des articles diffusés dans Rennes-Vélo. À la suite du retrait de son fondateur, la commission est ensuite présidée par le docteur O’Followell, mais les tiraillements internes au comité directeur ainsi que la difficulté à recruter des bénévoles amènent sa dissolution. Pour ses épreuves officielles à Paris, l’U.V.F. fait ensuite appel aux “ Secouristes français ”.

1309.

Ces deux séries de guides – série bleue, douze brochures, de Paris jusqu’à 50km. et série rouge, huit brochures, de Paris jusqu’à 50, 100km. – se sont très mal vendues depuis leur sortie en 1894-1895. En 1899, le reliquat de ces “ itinéraires vélocipédiques ” est évalué à plus de 9000 F. dans le budget fédéral.

1310.

Annuaire de l’U.V.F., 1901, Discours prononcé lors du banquet organisé à l’occasion du 20ème anniversaire de l’U.V.F., p. 10.

1311.

Bulletin officiel de l’U.V.F., novembre 1901, Compte rendu du congrès du 15 octobre.

1312.

Bulletin officiel de l’U.V.F., novembre 1902, Compte rendu du congrès du 15 octobre.