2-2. Des rivaux dispersés.

En 1902, après le retrait de l’U.S.F.S.A., l’U.V.F. a presque le champ libre. Ne subsistent en effet comme structures concurrentes que la F.C.A.F., exsangue et limitée à la région parisienne à la suite du départ de son président-fondateur, le docteur Paulin-Méry, et la Fédération cycliste lyonnaise, elle aussi en perte de vitesse.

Un premier temps de rivalités plus menaçantes débute en 1903 lorsqu’à Lyon, la F.C.L. - de nouvelles tensions ont eu lieu avec le personnel consulaire - devient la Fédération cycliste lyonnaise et du sud-est (F.C.L.S.E.) en étendant son territoire à onze départements 1331 et se rapproche de la F.C.A.F. maintenant ouverte aux sports athlétiques. L’organisme de coordination mis en place, la Fédération cycliste de France (F.C.F.), reprend la devise de la fédération amateur ‘: “ Le sport libre ! Tout pour les clubs et par les clubs ! ”’, se fixant ainsi un but clairement décentralisateur aux antipodes des préceptes uvéfistes 1332 . Le président du Cyclophile lyonnais est d’ailleurs porté à la tête de la fédération et si le championnat de France des 100 km. se déroule à Paris, celui de vitesse a pour cadre le vélodrome de la Tête d’Or. Par ailleurs, le congrès s’accorde sur une définition très libérale de l’amateurisme ‘- “ Est amateur toute personne pratiquant les sports sans en faire profession ”’ 1333 - qui permet l’octroi de prix en espèces. Ainsi, bien positionnée en tant qu’alternative à l’U.V.F., la F.C.F. reçoit en 1906 le renfort d’une vingtaine de sociétés uvéfistes parisiennes lassées de dépendre directement de la fédération, puisque la capitale et ses alentours ne disposent pas d’un comité départemental 1334 . Au total la fédération regrouperait alors près de 150 sociétés 1335 , effectif non négligeable mais trompeur. En effet, les affirmations unitaires des uns et des autres masquent difficilement que la F.C.F. est d’abord un regroupement de mécontents éclatés entre Paris et Lyon - la F.C.L.S.E. ne réussit pas son extension territoriale 1336 - et qui peinent à se fixer un destin commun. L’étiolement est rapide. Dès 1907, la F.C.A.F. retrouve son isolement qui la conduit à emprunter une politique spécifique associant intimement sports athlétiques et cyclisme. Fidèle au même sigle, elle devient en 1911 la Fédératin cycliste et athlétique française 1337 dotée de comités dans diverses régions françaises 1338 .

La lutte ‘“ contre les exigences draconiennes […] la tyrannie de l’U.V.F. ”’ ‘ 1339 ’ reprend en 1909 et gagne en vigueur, en étendue et en durée. Les conflits pour contrôler le champ sportif s’exacerbent. Des foyers de mécontentement éclatent successivement dans les plus grandes villes de France, à Lyon, Bordeaux, Paris, Marseille, Nancy, à chaque fois en réaction à des décisions prises par l’U.V.F. au plan national ou local. Les Lyonnais reprochent la sous-représentation des membres des sociétés par rapport aux individuels lors des congrès ; les Bordelais s’insurgent contre la dissolution du comité départemental décidée par le pouvoir central ; à Paris, la disqualification d’une société en fait un foyer de contestation ; le sud-est s’émeut de l’institution d’une nouvelle catégorie de coureurs, les indépendants - ils peuvent s’affilier directement sans être membres d’une société -, qui fait craindre une baisse des effectifs des associations ; des querelles de personnes enveniment le climat de la capitale lorraine.

Des structures régionales de coordination, souvent résurgences de mouvements assoupis, se mettent alors en place. L’Union des sociétés cyclistes lyonnaises et régionales (U.S.C.L.R.) est fondée en 1909, la Fédération cycliste du sud-ouest (F.C.S.O.) à la fin de la même année. Le début de 1910 voit se constituer la Fédération cycliste indépendante du Midi (F.C.I.M.) et l’Union des sociétés cyclistes du nord-est (U.S.C.N.E.). Leurs effectifs cumulés atteignent en 1913 un peu plus de cent sociétés dont près de la moitié pour la seule F.C.I.M. qui connaît une croissance continue de 6 clubs à la fondation à 13 au premier congrès en 1911, 24 au second, 38 au troisième et 46 en mai 1913, époque à laquelle ‘“ des Alpes-Maritimes à Montpellier, elle attire les neuf dixièmes de l’élément cycliste ”’ ‘ 1340 ’ ‘.’ Les trois autres groupements fédèrent chacun une vingtaine de véloce-clubs 1341 qui s’ingénient à offrir un calendrier étoffé de manifestations. Pour ce faire, la F.C.S.O. - elle comprend la puissante Union cycliste bordelaise, la plus active association de la cité girondine 1342 - se dote du vélodrome de la Côte d’Argent ouvert à Talence au printemps 1912. L’U.S.C.N.E., présidée par l’avocat L. Larcher, farouche rival du délégué sportif de l’U.V.F. Braunshausen 1343 , organise de grandes épreuves routières dont Nancy-les Vosges. L’émulation joue dans les deux camps au niveau local. Elle devient nationale dès 1910, à la suite de l’intégration des fédérations “ indépendantes ” au sein d’une Confédération françaises des sociétés cyclistes (C.F.S.C.) qui ‘“ adapte les statuts et règlements de l’U.S.F.S.A. […] au sport cycliste amateur’ ” et organise des championnats de France 1344 . Toutefois, afin d’éviter des dérives centralisatrices, “ la délégation n’émane pas du pouvoir central ” 1345 - le conseil fédéral - mais des groupements régionaux.

L’U.V.F., peu réactive à l’accès d’émancipation des années 1903-1906, tente là de freiner le mouvement. Des déclarations d’intimidation - les dissidents ne pourront plus être réintégrés ultérieurement 1346 - sont relayées par une politique d’abaissement des tarifs d’affiliation 1347 . Mais, plus que ces décisions, les insuffisances de la C.F.S.C. jouent en faveur de l’U.V.F.. En effet, le laxisme de la confédération ajouté à un éparpillement de ses pôles, à leurs faibles capacités financières 1348 et à une entente dégradée - l’U.S.C.L.R. est démissionnaire à la fin de 1913 à la suite de l’accord conclu avec l’ambitieuse Sociétés des courses de Pierre Benoist 1349 - font entrer la C.F.S.C. dans une période de stagnation. Ainsi, bien que la C.F.S.C. soit encore active en 1914, l’agglomération a posteriori de pouvoirs cyclistes régionaux jaloux de leur autonomie - l’échec de la F.C.F. l’avait déjà mis en lumière - n’amène pas à la constitution d’un bloc suffisamment uni et puissant pour contrer l’U.V.F.

D’autres ressorts que les aspirations décentralisatrices ou les chocs des ambitions expliquent l’apparition d’organismes rassembleurs en dehors des grands centres traditionnellement antiuvéfistes. Répondant à des objectifs prosaïques, la Fédération cycliste de Saône-et-Loire et de l’est vise à ‘“ établir des liens d’amitié et de solidarité entre les sociétés cyclistes et athlétiques ”’ 1350 , celle de l’Oise et de la Somme veut “ resserrer les liens d’amitié ” par l’édition d’une revue trimestrielle et la tenue d’un congrès annuel le jour de la fête de la fédération 1351 . Ces structures départementales, dont certaines durent peu comme dans l’Hérault 1352 , la Corrèze 1353 ou la Seine-et-Oise 1354 , groupent au maximum une dizaine de sociétés. La Fédération des sociétés vélocipédiques de la vallée du Loir, fondée au sud de la Sarthe en 1906, nous en fournit un bon exemple 1355 . Ses dix associations, réparties sur trois cantons, organisent des petites courses et se disputent un challenge annuel. Ainsi rassemblées, elles vivent un cyclisme associatif en marge des querelles régionales ou nationales et associent étroitement convivialité et sport. Dans les Alpes, l’Union vélocipédique savoisienne perpétue cette tradition alors que la Fédération du Haut-Rhône disparaît au début du siècle.

Il nous faut enfin faire une place particulière à la Fédération des sociétés cyclistes de St-Étienne autorisée en 1900 et devenue Fédération des sociétés sportives de St-Étienne en 1905, puis de la Loire et des départements limitrophes en 1907 1356 . Dans ce Birmingham plutôt que Coventry français 1357 , la fédération énonce sa volonté d’encouragement à l’industrie du cycle 1358 . La F.S.C.E. apparaît ainsi comme le prolongement sportif de l’unité qui se réalise entre les entreprises stéphanoises du cycle lors de la création en 1897 d’une chambre syndicale. Au-delà, les tensions qui naissent entre la fédération de St-Étienne et l’U.V.F. résonnent en écho à ‘“ l’antagonisme opposant les chambres syndicales parisiennes […] à la chambre syndicale stéphanoise ”’ ‘ 1359 ’ ‘.’ Milieux associatif et professionnel suivent la même voie pour affirmer la spécificité de leur cité. La fédération stéphanoise ne s’intègre d’ailleurs pas à la C.F.S.C., ce qui ne l’empêche pas d’être la cible des représentants uvéfistes de la ville, qui, en termes à peine voilés, la taxent d’antipatriotisme 1360 . À l’époque l’U.V.F. développe diverses actions en faveur de la vélocipédie militaire - nous y reviendrons - et son sous-titre Fédération mutuelle pour l’encouragement au sport et la préparation au cyclisme militaire ” révèle ce souci propre à conforter sa légitimité aux yeux des instances gouvernementales. L’U.V.F. cherche en effet, dans les premières années du siècle, à conquérir la reconnaissance officielle de son dominat sur le cyclisme français.

Notes
1331.

La F.C.L.S.E. s’adresse aux sociétés du Rhône, de la Saône-et-Loire, de l’Ain ; de la Loire, de la Haute-loire, de l’Ardèche, du Vaucluse, de la Drôme, de l’Isère, de la Savoie et de la Haute-Savoie.

1332.

Lyon-Sport, 7 mars 1903. Le congrès fondateur se déroule à Lyon. 39 sociétés (25 parisiennes et 14 lyonnaises) y sont représentées.

1333.

Ibid.

1334.

Ces sociétés uvéfistes dissidentes se regroupent sous le titre de Syndicat des sociétés de la région parisienne. L’Auto ouvre une nouvelle rubrique intitulée “ Syndicat” qui accueille les communiqués de ces sociétés.

1335.

L’Auto, 9 février 1906.

1336.

La F.C.L.S.E. envoie pourtant divers courriers vers les sociétés de la région afin de les inciter à rejoindre le “ sport libre et indépendant ”. Arch. dép. Haute-Savoie, 66J 15 et 66J 16, Lettres des 10 janvier 1904 et 1er février 1906.

1337.

Journal officiel, 18 mars 1911.

1338.

En 1911, son comité de Seine-Inférieure regroupe dix sociétés, son sous-comité de Valenciennes huit ; sa section girondine est forte de dix associations en 1912. Arch. mun. Le Havre, Fc R2/5 ; Le Nord sportif, 11 février 1911 ; Arch. mun. Bordeaux, 1817 R6.

1339.

La Revue sportive du nord-est, 27 janvier 1911.

1340.

La Côte d’Azur sportive, 31 mai 1913.

1341.

Au début de 1914, l’U.S.C.L.R. fédère “ 24 sociétés qui ont fourni 291 licenciés lesquels ont eu à disputer 23 épreuves sur route et 16 réunions sur piste ”. Annales sportives de Lyon et du sud-est, 24 janvier 1914. En 1910, la F.C.S.O. a séduit vingt groupements (Arch. mun. Bordeaux, 1817 R8) et vingt-trois associations composent l’U.S.C.N.E. en 1911 (la Revue sportive du nord-est, 27 janvier 1911).

1342.

Cf. Annexe doc. C 8 : Calendrier de l’Union cycliste bordelaise, 1912.

1343.

Le conflit entre l’U.S.C.N.E. et l’U.V.F. de Meurthe-et-Moselle se double d’une rivalité entre deux notabilités. E. Braunshausen, directeur d’assurances, cherche à battre en brèche la domination que L. Larcher exerce sur le cyclisme nancéien depuis de nombreuses années. Il est déjà président du Syndicat des sociétés vélocipédiques de la ville au début du siècle.

1344.

La Vie sportive, 19 mars 1910.

1345.

Ibid.

1346.

Vœu émis à l’assemblée générale de 1909.

1347.

Le congrès de 1911 abaisse la cotisation des sociétés de 20 F. à 10 F. en avançant que l’U.V.F. doit justifier son titre de société d’encouragement et combattre les fédérations concurrentes aux “ affiliations plus modiques ”. Union vélocipédique de France, revue mensuelle, novembre 1911.

1348.

Quand l’U.V.F. dispose de 130 000F. de recettes en 1913, l’U.S.C.L.R. atteint 5500F. et la F.C.I.M. à peine 2200F. Union vélocipédique de France, revue mensuelle, novembre 1913 ; Annales sportives de Lyon et du sud-est, 24 janvier 1914 et 7 février 1914.

1349.

Pierre Benoist, d’abord président d’une société, la France athlétique et sportive (F.A.S.), disqualifiée par l’U.V.F. en 1909, fonde la Société des courses en 1911 qui, selon ses dires, a en 1913 “ délivré 1500 licences, enregistré 60 adhésions de sociétés, organisé 50 interclubs et distribué 20 000 f. de prix”. Annales sportives de Lyon et du sud-est, 27 décembre 1913. Mêlant sport et affaires, Pierre Benoist crée également la marque de cycles Alleluia à laquelle l’Auto réserve un accueil enthousiaste. L’Auto, 30 janvier 1913.

1350.

Arch. mun. Chalon-sur-Saône, 3R 1/3, Statuts, 1903.

1351.

Revue trimestrielle de la fédération cycliste de l’Oise et de la Somme, 15 avril 1908.

1352.

La Fédération des sociétés cyclistes de l’Hérault qui quémande une subvention auprès de la municipalité montpelliéraine ne semble durer que quelques mois. Arch. mun. Montpellier, 3R 1, Lettre au maire, 20 mars 1907.

1353.

Les courses mises sur pied à Brive par la toute nouvelle Fédération cycliste de la Corrèze sont sans lendemain. Périgueux-Sports, 1er novembre 1911.

1354.

L’Auto ne fait plus aucune allusion à l’Union sportive seine-et-oisienne, groupement des sociétés locales après sa constitution en 1907. L’Auto, 29 janvier 1907.

1355.

Arch. dép. Sarthe, 1M 523. La création de cette fédération s’inscrit dans la stratégie politique de son fondateur qui, quelque temps après, est élu conseiller d’arrondissement.

1356.

En 1910, la liste des sociétés affiliées à la F.S.L. est longue de quarante noms. Dix-neuf associations pratiquent le cyclisme. Arch. mun. St-Étienne, 4R 20.

1357.

VANT A. : L’industrie du cycle dans la région stéphanoise, Lyon, Éditions lyonnaises d’art et d’histoire, 1993, p. 31. La structure de production est éclatée en divers ateliers de pièces détachées et non dominée par de puissantes firmes.

1358.

Arch. dép. Loire, U.D.P. 427, Statuts, novembre 1908.

1359.

VANT A. : L’industrie…, op. cit., p. 37.

1360.

La Tribune de St-Étienne, 24 juillet 1912, cité dans Union vélocipédique de France,, revue mensuelle, septembre 1912.