Organes de presse et maisons de cycles maîtrisent l’essentiel des épreuves routières d’importance. Le Tour de France créé en 1903 par l’Auto d’Henri Desgrange en devient la figure emblématique, mais, si en 1911 la commission sportive de l’U.V.F. constate ‘“ un développement phénoménal des épreuves cyclistes ”’ 1413 sur route, elle en attribue la paternité à ‘“ la maison Peugeot par l’organisation de ses grandes épreuves, exemple que tous les grands ou petits suivent ou vont suivre ”’ ‘ 1414 ’ ‘.’ Le point de départ de l’essor remonte donc à 1906 lorsqu’est créé le grand prix Peugeot auquel succèdera le Trophée de France, manifestations qui, à l’inverse du Tour de France, de Paris-Roubaix ou de Bordeaux-Paris ne s’adressent pas à l’élite des coureurs mais à la masse 1415 . Clément, Alcyon, Gladiator…suivent la même voie en mettant à contribution leur réseau d’agents comme le fait l’Auto avec ses correspondants. Mais le modèle organisationnel de ces courses requiert toujours, pour les contrôles de départ, d’arrivée et en cours de route, un grand nombre de bénévoles que fournissent les véloce-clubs. Certains, d’ailleurs, non contents d’être la cheville-ouvrière de la compétition, cherchent à en augmenter l’éclat - c’est surtout vrai pour le Tour de France - en sollicitant des autorités qu’elles organisent des réceptions et/ou offrent des prix 1416 . Derrière les exploits des champions de l’épreuve reine de l’Auto, le relais des bonnes volontés des cyclistes associatifs - relais essentiel s’il en est pour le bon déroulement du “ chemin de ronde ” 1417 - passe trop souvent inaperçu 1418 .
Quelques épreuves routières réputées se déroulent néanmoins à l’initiative des clubs cyclistes. Assez peu nombreuses et souvent éphémères en province 1419 , elles relient pour la plupart la capitale à une ville distante de 150 à 250 km. - Trouville, Cabourg, Caen, La Ferté-Bernard, St-Dizier, Gien, Nemours, Provins, Sens, Orléans, Amboise… - et perpétuent ainsi la tradition mise en place par l’U.S.F.S.A.. L’organisation repose alors sur un club parisien soutenu par un journal, un fabricant de cycles ou de pneumatiques associé ou non à une société de la ville d’arrivée. Paris-Noyen réunit ainsi l’Union des cyclistes de Paris, puis le Cyclo-club Brighton à Noyen-vélo 1420 , Paris-Amboise le Training-club de Paris à l’Union vélocipédique d’Amboise 1421 , Paris-Caen le Cyclo-club de Paris au Cyclo-club de Caen 1422 …
Les demandes d’autorisation que doivent formuler les organisateurs auprès des préfectures, à la suite de la circulaire du ministre de l’Intérieur portant sur la nouvelle réglementation des épreuves cyclistes sur route 1423 , révèlent que les marchands de cycles locaux non seulement participent à l’organisation des grandes courses de leur firme mais mettent aussi sur pied leurs propres circuits régionaux 1424 , palliant ainsi les insuffisances du secteur associatif. Dans le Loir-et-Cher, sur 19 courses sur routes déclarées en 1912 et 1913, 13 le sont par des vélocistes 1425 - les proportions sont à peu près identiques dans les autres départements 1426 - et en 1913 la presse blésoise se réjouit que l’un d’eux permette ‘“ aux coureurs régionaux si délaissés habituellement’ ” de s’affronter 1427 . Cette prise en charge organisationnelle va d’ailleurs de pair avec un investissement accru dans la vie des associations 1428 qui les conduit parfois à créer des groupements sous le nom de la marque dont ils sont l’agent - Cyclo-club Alcyon (Aubagne, Toulouse, Bourges, Le Havre, Toul), Amicale Alcyon (Grenoble), Amical club J.B. Louvet (Troyes), Vélo Griffon (Lyon, Marseille), Vélo Régence (La Seyne), Cyclo-club Le Globe (Choisy-le-Roi, Troyes), Vélo-club Lion (Bordeaux, Montpellier, Toulouse, Cosne-sur-Loire), David Champeyrache Alais Vélo-club (Alès) 1429 … - sans pour cela apparaître dans les instances de direction. Les 5,5 % de postes qu’ils occupent dans les bureaux entre 1900 et 1914 (49 occurrences sur 877) ne reflètent qu’imparfaitement leur véritable rôle et leur magasin (cf. figure 23) tend assez souvent à concurrencer le siège social en tant que lieu de rencontres, de discussions et de décisions..
In collection privée (P. Morand, Montélimar).
In Arch. dép. Sarthe, fonds Jagot.
Indubitablement, alors que l’U.V.F. codifie et contrôle fermement le calendrier sportif, les associations résistent très difficilement à la prolifération des initiatives du secteur commercial. De ce fait certaines limitent leurs ambitions à l’organisation de brevets (cf. figure 24) et à leur programme interne qui gagne encore en densité ainsi qu’en cohérence et efficience. En effet, l’introduction, surtout à partir des années 1910, du cross-country cyclo-pédestre pendant l’hiver limite la période d’inactivité et prépare aux courses de classement du printemps. Au-delà la saison reste dominée par les championnats.
Les visées publicitaires du complexe journalistique et industriel ne se répercutent pas seulement par l’ingérence accentuée que nous venons de voir au niveau des organisations, elles influent également sur la mentalité - il devient difficile de parler d’éthique - des coureurs et par voie de conséquence sur leurs relations avec les sociétés.
Union vélocipédique de France, revue mensuelle, novembre 1911.
Ibid.
Le grand prix Peugeot de 1906 comporte plus de 70 éliminatoires départementales (50km.) réparties entre juin et août et une finale (100km.) disputée en septembre sur l’hippodrome de Longchamp. Les participants, coureurs amateurs, doivent monter une bicyclette Peugeot. Par contre, le Trophée de France, en 1912, est ouvert à tous les coureurs quelle que soit la marque de leur machine et les épreuves éliminatoires comptent 100 à 150km., la finale 150 à 200.
Les présidents de trois sociétés grenobloises demandent au maire qu’à l’occasion de l’arrivée d’une étape du Tour de France dans leur ville soit organisée “ une réception à ces vaillants routiers ” et offerts “ un prix au premier coureur ainsi qu’au premier régional ”. Arch. mun. Grenoble, 3R 32, Lettre du 6 juillet 1909. Au Havre, c’est un comité de dix sociétés qui obtient 200F. pour offrir un déjeuner “ aux organisateurs, aux représentants des maisons de cycles engagées, aux cinq premiers arrivants, aux présidents des sociétés locales ”, qui se charge de demander le concours de la police locale et vérifie l’état des chaussées. Arch. mun. La Havre, FC R 2 35.
BOURY P. : Le Tour de France. Un espace sportif à géographie variable, Thèse dactylographiée, St-Étienne, 1995, p. 75.
Henri Desgrange ne tient pas à ce que les véloce-clubs soient trop mis en avant. Dans la circulaire qu’il adresse en 1914 aux correspondants du journal, il intime : “ Soyez bien les maîtres de votre contrôle ; et si, vous vous faites aider par les dirigeants de sociétés, ne vous laissez donner d’ordres par personne ”. Arch. mun. Grenoble, 3R 32.
Par exemple, le circuit des Pyrénées sur le parcours Pau-Oléron-Mauléon-St-Jean-Pied-de Port-Bayonne-Pau, soit 250km., n’est couru qu’en 1911, le Véloce-club béarnais enregistrant un déficit de 420F. Pau Pyrénées Sport, 7 avril 1911 et Bulletin officiel du Véloce-club béarnais, janvier 1912.
L’Étoile sportive, juillet 1909 et juillet 1912.
Le Réveil sportif, 16 mai 1910.
MARSAULT F. : “ Le sport cycliste dans le Calvados avant la première guerre mondiale ”, Annales de Normandie, décembre 1895, n°5, p. 487.
Le ministre de l’Intérieur justifie la nouvelle réglementation – auparavant les organisateurs n’avaient d’autorisation à demander qu’en cas de fermeture de route à la circulation – par “ la multiplication incessante des épreuves cyclistes et du nombre d’accidents occasionnés par ces courses, notamment dans la traversée et aux abords des villes ”. Pour le texte de la circulaire, cf. Annexe doc. C 11 : La réglementation des courses sur route, 17 mai 1912.
Cf. POYER A. : “ Le sport vélocipédique à la conquête de l’espace sarthois… ”, art. cit., p. 200.
Arch. dép. Loir-et-Cher, 4M 206.
Les marchands de cycles organisent 31 des 54 courses déclarées en 1912 et 1913 dans les Vosges (Arch. dép. Vosges, 8M 126, 128, 129, 131, 133, 134, 135, 138) et 7 sur 11 en Seine-Inférieure en 1912 (Arch. dép. Seine-Maritime, 4M 414).
L’Avenir, 23 avril 1913.
Par exemple Alfred Groult, marchand de cycles à Condé-sur-Noireau est en grande partie l’artisan de la renaissance de l’Union sportive condéenne (cyclisme et football) qu’il sponsorise et anime. LEFÈVRE E. : “ Le sport à Condé-sur-Noireau de la Belle époque à la seconde guerre mondiale (1880-1940) ”, Annales de Normandie, octobre 1993, n°3, p. 190.
L’objet du club créé en 1910 est “ de réunir et grouper les cyclistes possédant en toute propriété ou à titre de prêt des bicyclettes Champeyrache ”. Cité dans RABUT C. : Historique du cyclisme en Languedoc-Roussillon. Aspects sociologique et sportif des origines aux années cinquante, Document dactylographié, s.l., s.d., non paginé. Un tel lien entre appartenance à un club et possession d’une bicyclette de la marque n’apparaît ni à l’Amical cycle-club Alcyon de Grenoble (Arch. mun. Grenoble, 3R 30, Statuts, janvier 1908), ni au Vélo-club Lion cosnois (Arch. dép. Nièvre, M 5012, Statuts, mai 1912).