1-2-2- La place du tourisme vélocipédique au Touring-club de France.

L’étude de la répartition spatiale et du statut social des membres fournit un premier indice.

À comparer la localisation des técéfistes en 1901 et 1913 (Cartes 29 et 30) avec celle des sociétés vélocipédiques en 1909 (Carte 19), les dissemblances l’emportent sur les concordances. Bien sûr, dans les deux cas la Seine et la Seine-et-Oise constituent le bloc dominant, mais avec seulement 23,2 % des sociétés 1479 contre 40,1 % (1901) et 41,3 % (1913) des membres du T.C.F. 1480 . De plus, à la carte 19, ce pôle de forte implantation se prolonge vers l’ouest alors qu’il déborde vers l’est pour le T.C.F.. Le contraste qui affecte l’axe Gironde-Aude est encore plus remarquable : fortement pourvus en sociétés, il se montre assez tiède à l’égard du Touring-club. À l’inverse, la zone alpine s’ouvre de plus en plus largement au T.C.F. - les cinq départements de la Savoie, la Haute-Savoie, l’Isère, les Basses-Alpes et les Hautes-Alpes multiplient leurs effectifs par 2,5 entre 1901 et 1913 1481 - alors qu’elle demeure, malgré quelques progrès, peu investie par les groupements locaux. À la grosse exception près des Pyrénées-Orientales, le littoral méditerranéen offre moins de divergences : sociétés et técéfistes y sont nombreux. Au total d’ailleurs, le sud-sud-est de la France - des Pyrénées-Orientales au Rhône et à la Haute-Savoie - constitue en 1913 le second pôle d’implantation du T.C.F., après la région parisienne, avec près du quart de l’effectif total 1482 .

Carte 29. : Candidatures au T.C.F et population en France (1901)
Carte 29. : Candidatures au T.C.F et population en France (1901)
Carte 30. : Candidatures au T.C.F et population en France (1913)

Comment interpréter ces discordances ? Faut-il en conclure que les sociétés vélocipédiques dessinent une carte du milieu compétitif et que l’implantation du T.C.F. correspond à la France du tourisme sur deux-roues ? Sûrement pas, car les véloce-clubs intègrent encore majoritairement les deux pratiques. En outre, ce serait oublier qu’au Touring-club les cyclistes côtoient de plus en plus des randonneurs nautiques, hippiques, pédestres, des fervents de la montagne… L’essor des départements alpins a valeur d’exemple. L’accroissement tient en effet aux efforts consentis par le T.C.F. afin d’ouvrir le massif à la circulation - l’association prend à sa charge les 180 000F. que devait normalement régler le département des Basses-Alpes pour la route des Alpes - et de développer les activités de montagne aussi bien hivernales qu’estivales.

Il est assuré qu’au début du siècle le T.C.F. n’est plus un indicateur pertinent du cyclisme de randonnée.

La ventilation sociale de ses membres - pratiquement identique en 1901 et en 1913 (cf. graphiques 41 et 42) - confirme cette évidence.

Les notables, parmi lesquels s’imposent les “ capacités ” 1483 , dépassent les deux-tiers de l’effectif. Des deux composantes de la bourgeoisie populaire ne résistent que les “ employés ” alors que les petits patrons s’effondrent à moins de 10%. Quant à la catégorie ouvrière, ou aux agriculteurs, leur part est insignifiante : inférieure pour chacun à 1%, c’est-à-dire bien loin des 4% de l’aristocratie. Le prestige croissant du Touring-club, ses actions en faveur de la valorisation du patrimoine touristique français, son soutien à l’Espéranto 1484 ou aux Écoles nouvelles 1485 lui attirent un public “ éclairé ”, séduit aussi par le sentiment de participer à une œuvre patriotique de relèvement de “ la vigueur de la Nation toute entière ” 1486 . L’audience du T.C.F. dépasse largement les limites du milieu des randonneurs cyclistes et l’association, même si elle ne renie pas ses premiers objectifs, n’en fait plus une priorité.

Graphique 41. : Statut social des candidats au Touring-club de France (juillet 1901).

Source : Revue du Touring-club de France (juillet 1901)

Graphique 42. : Statut social des candidats au Touring-Club de France (juillet 1913).

Source : Revue du Touring-club de France (juillet 1913).

En dehors de l’œuvre à finalité collective - publication des annuaires, de la revue, de cartes, amélioration du réseau routier par l’ouverture de nouveaux axes ou la pose de panneaux directionnels… - dont ils tirent profit comme les autres adhérents, les cyclistes du T.C.F. ne bénéficient que ponctuellement d’actions spécifiques. L’entreprise d’ouverture de pistes cyclables s’est interrompue, le rôle du T.C.F. se limitant à l’entretien de l’existant, surtout en région parisienne 1487 . L’organisation d’excursions dans les grands centres - Paris 1488 , Lyon, Bordeaux…-, pas plus que le lancement en juin 1908 du concours de récits de voyages cyclistes 1489 ne peuvent tenir lieu de véritable politique de dynamisation de l’activité.

Sont par contre beaucoup plus probants les trois concours ouverts entre les fabricants de cycles pour créer ‘“ un type de machine véritablement approprié aux justes exigences du touriste […]. Qu’on nous donne une machine étudiée en vue de voyage, munie d’un bon changement de vitesse qui ménage les forces du touriste dans les côtes et les lui fasse gravir sans efforts excessifs ; d’une roue libre qui lui permette de se reposer dans les longues descentes ; de freins, de jantes bien étudiés ; une bicyclette rationnelle, en un mot ”’ 1490 . Le premier, organisé en 1901 sur un parcours joignant Chambéry à Grenoble par les cols du Frêne, du Cucheron et de Porte, ne teste que les freins. Les deux autres - en 1902 dans les Pyrénées à partir de Tarbes avec deux fois le passage du Tourmalet et en 1905 sur le même itinéraire que celui de 1901 mais en aller et retour - s’appliquent à l’ensemble de la bicyclette 1491 . Mais quoique après 1905 A. Ballif affirme ‘“ nous nous sommes voués à cette réforme et nous ne lâcherons pas pied […], nous n’aurons pas de cesse que nous ne l’ayons obtenue ”’ 1492 , l’implication du Touring-club en ce domaine se limite ensuite à quelques articles dans la revue.

De même les voyages scolaires à bicyclette cessent de fonctionner en 1906, à la fois victimes de leur faible audience et de l’institution en 1907 du comité de tourisme scolaire qui se fixe pour objectif prioritaire de constituer dans ses établissements d’enseignement des associations 1493 pratiquant tout type de promenades. À lire les comptes rendus des excursions internes ou des deux fêtes annuelles, les randonneurs à pied y supplantent les cyclistes 1494 .

En outre, le Touring-club, bridé par sa structure originelle de groupement réservé aux individuels, ne cherche pas à mettre en place un véritable mouvement cyclotouriste impliquant rencontres fréquentes entre clubs et calendrier d’épreuves particulières. Son action se circonscrit à l’octroi de subventions à certaines associations qui à partir de 1908 - décision du 25 février - se partagent 2000F. “ au prorata du nombre de leurs membres et du programme d’excursions ” 1495 . Seize sociétés reçoivent une aide la première année, elles sont vingt et une en 1909 pour une somme globale de 3000F., puis vingt-quatre en 1912 qui se partagent 4000F. Même si le crédit est porté à 6000F. pour 1913 et constitue pour la première fois une ligne budgétaire distincte, il ne représente que 0,5% du total des dépenses du T.C.F. 1496 . Ce qui ne suffit pas à calmer les récriminations qui s’expriment périodiquement et parfois de façon exagérée : “ Sur un budget de un million deux cent-cinquante mille francs, la part de la bicyclette se chiffre par zéro ” 1497 . Du moins ces subventions permettent-elles aux clubs les plus dynamiques en matière de tourisme d’affirmer encore plus leur originalité au milieu de la masse des associations.

Notes
1479.

Cf. Annexe stat. D 1 : Les sociétés vélocipédiques par département (1868-1909) – Tableau.

1480.

Cf. Annexe stat. C 11 : Répartition des candidats au T.C.F. par département en 1901 et 1913 – Tableau.

1481.

Au niveau de l’Hexagone, la progression n’est que d’un tiers. La Haute-Savoie s’illustre particulièrement en multipliant ses effectifs par cinq.

1482.

Précisément 24,3% pour les seize départements du littoral méditerranéen, du massif alpin et du sillon rhodanien y compris l’Ain et la Loire. En 1901, leur part était de 16,2%.

1483.

Cf. Annexe stat. C 12 : Répartition socioprofessionnelle des candidats au Touring-club de France (juillet 1901), C 13 : Statut social des candidats au Touring-club de France (juillet 1901), C 14 : Répartition sociprofessionnelle des candidats au Touring-club de France (juillet 1913)et C 15 : Statut social des candidats au Touring-club de France (juillet 1913) – Tableaux.

1484.

L’initiative débute en 1901. En sus d’articles vantant dans la revue les bienfaits de cet idiome international naissant, le T.C.F. ouvre alors des cours d’Espéranto à Paris et en province, mais dès 1903, il considère sa “ mission comme terminée [car] l’Université, l’alma-mater, l’a pris sous son aile ”. Revue du Touring-club de France, décembre 1903.

1485.

La revue soutient les “ écoles établies sur des bases nouvelles ” qui, à la suite de l’École des Roches, créée en 1899, apportent une éducation “ où la vie morale, la vie physique et la vie intellectuelle de l’enfant seront également l’objet de nos soins ; une école enfin où nous ferons avant tout des hommes ”. Revue du Touring-club de France, janvier 1901.

1486.

Revue du Touring-club de France, décembre 1912. Le ministre de l’agriculture, Fernand David, qui s’exprime ainsi au congrès de 1912, ajoute encore : “ Si, à certaines heures, il semble que notre France, plus fermement qu’auparavant, est décidée à affirmer son droit à la vie, je dis que c’est en grande partie à des associations comme la vôtre qu’on le doit ”.

1487.

Revue du Touring-club de France, décembre 1912. La longueur du réseau alors entretenu est de 250 km. En décembre 1897, la revue faisait mention de “ 300 km. de bas-côtés cyclables ”.

1488.

En 1903, au cours de 32 excursions, 1107 sociétaires parisiens ont parcouru 2537km. à bicyclette et … 4072km. en chemin de fer. Dix ans plus tard le nombre de randonneurs n’est plus que de 651. Revue du Touring-club de France, janvier 1904 et décembre 1913.

1489.

Ce concours doté de médailles et d’ouvrages regroupe, “ succès sans précédent ”, 22 participants ( !) en 1912. Revue du Touring-club de France, juin 1912.

1490.

Revue du Touring-club de France, décembre 1905.

1491.

La Revue du Touring-club de France consacre alors de nombreux articles à ces concours. Un résumé en est fourni dans HENRY R. : Du vélocipède au dérailleur moderne, Saint-Étienne, Association des amis du musée d’art et d’industrie, 1998, pp. 24-26.

1492.

Revue du Touring-club de France, décembre 1905.

1493.

Au maximum de leur développement en 1911, ces associations sont au nombre 70 et groupent alors 3000 adhérents. L’œuvre s’essouffle ensuite.

1494.

En juillet 1910, parmi les 2000 touristes scolaires, “ près de six cents ” sont des cyclistes. Revue du Touring-club de France, août 1910.

1495.

Revue du Touring-club de France, juillet 1908.

1496.

La ligne “ Sociétés cyclistes d’Excursions et de Camping ” s’inscrit au 22ème rang des vingt-cinq lignes que compte le projet de budget. Revue du Touring-club de France, novembre 1912.

1497.

Le Cyclotouriste, novembre 1910. La revue reprend, en en soulignant l’exagération, l’affirmation “ d’un journal fort répandu chez les marchands de cycles ” et indique que ces derniers auraient l’intention “ de ne pas payer l’annuelle cotisation, afin de protester contre le peu de cas fait de la bicyclette, par le Conseil d’Administration du T.C.F. ”.