Trois impulsions vont confluer pour que s’affirme plus nettement avant guerre un véritable esprit randonneur.
En patron de presse avisé, donc à l’affût d’idées nouvelles susceptibles d’élargir l’audience de son journal, Henri Desgrange lance en 1904 le brevet d’Audax, épreuve de grand tourisme sportif inspiré d’un modèle italien 1527 .
‘“ L’Audax est un cycliste qui, sous la conduite et le contrôle de capitaines, accomplit un parcours de 200 kilomètres du lever au coucher du soleil - 16 heures environ - suivant un itinéraire déterminé et un horaire basé sur une moyenne de 18 kilomètres à l’heure, ces 200 kilomètres se couvrant par étapes d’environ 30 à 50 kilomètres, coupées par des arrêts de 15 à 30 minutes, celui du déjeuner étant d’environ deux heures ” 1528 .’Outre son caractère sportif (200km.), le brevet d’Audax se singularise donc par la totale négation de la compétition - il s’oppose ainsi aux brevets de l’U.V.F. -, les impétrants devant respecter les pauses, rester groupés derrière les capitaines de route qu’ils ne doivent en aucun cas dépasser sous peine de non-homologation. La liste des candidats reçus, comme celle des épreuves à venir, paraissent dans L’Auto.
La sortie inaugurale du 3 avril - 29 des 37 cyclistes au départ obtiennent le diplôme - est suivie de huit autres au cours de 1904 1529 et, dès septembre, L’Auto récompense son millième lauréat, le deux millième est atteint le 29 août 1907 et leur nombre dépasse 4500 en 1913.
La phalange ainsi constituée n’est pas sans répercussion au plan associatif. En septembre 1904, des “ Audax ” de la capitale aux deux-tiers issus de la bourgeoisie populaire 1530 , se groupent en un Audax club parisien, association “ de cyclistes routiers accomplis ” qui décident de n’admettre comme membres actifs que des détenteurs du précieux diplôme de L’Auto. Henri Desgrange confie à cette première société l’organisation des épreuves parisiennes. D’autres clubs se fondent sur ce modèle tant dans la capitale : Amical club des Audax parisiens en 1905, Audax club du Kremlin-Bicêtre en 1909 ; ou en province Audax club lyonnais en 1907 (cf. Figure 27), roubaisien, tourangeau… Cependant, si quelques contacts se nouent entre ces diverses entités - en 1913, les Audax clubs parisien et lyonnais sortent de conserve pendant trois jours en Chartreuse et Vercors 1531 -, les liens restent lâches. Nulle fédération n’est envisagée, à Figure 27. : Brevet de 200km. de l’ Audax club de Lyon (1914).
In Les Annales sportives de Lyon et du Sud-est, 2 mai 1914.
Figure 28. : L’ Audax club parisien dans les Vosges.
In Audax club parisien, annuaire, 1914.
l’inverse de l’Italie où une “ Direction générale ” basée à Rome gère un groupement puissant 1532 . D’ailleurs, si en 1913 des épreuves se déroulent dans au moins seize localités, hors Paris, la moitié ne dépendent pas d’une association spécifique mais de véloce-clubs indifférenciés (Marseille, Rouen, Calais 1533 ), de sociétés sportives (Lagny, Laval, Angers 1534 ), d’un correspondant de L’Auto (Beauvais 1535 ) ou même d’un groupement d’uvéfistes (Alençon 1536 ). L’Auto garde la mainmise sur le dispositif bien que l’Audax club parisien codifie, contrôle et homologue lui-même à partir de 1909 des raids de 300 et 400km. calqués sur le modèle organisationnel des brevets de 200km 1537 . Cet “ hypertourisme ” 1538 connaît un bon succès : 120 concurrents s’alignent à la randonnée parisienne de 300km. du 23 juin 1912 1539 , en 1913, la conquête de l’“ étoile bleue ” (insigne désignant les titulaires d’un 300km.) est possible à Bordeaux 1540 , Calais 1541 , Saint-Étienne 1542 , Lyon 1543 , Rouen 1544 et Orléans, section qui organise même un 400km. 1545 .
Hormis cette ébauche d’organisation nationale autour de manifestations strictement normalisées, le mouvement Audax contribue au développement des voyages à bicyclette. L’A.C.P., qui, pour mieux les préparer, propose en plus de ses brevets des randonnées hebdomadaires de 60 à 150km., dont certaines effectuées de nuit - les nyctocyclades 1546 -, présente, par exemple, le bilan suivant sur la période 1905-1914 :
Pâques | Pentecôte | 14 juillet | 15 août | |
1905 | Orléans | Compiègne | ||
1906 | Londres | L’Avallonnais | Le Havre-Caen | |
1907 | Dieppe | Le Luxembourg | Mont St-Michel | Lyons-la-Forêt |
1908 | Rouen | Le Morvan | Suisse normande | |
1909 | Châteaux de la Loire | Grottes de Han | Massif Central | Alpes mancelles |
1910 | Le Cotentin | Ballon d’Alsace | Bords de la Loire | Suisse normande |
1911 | Trouville | Puy-Mary | Jura-Savoie | La Chartreuse |
1912 | Saumur-Tours | Le Luxembourg | Le Jura | Le Vivarais |
1913 | La Rochelle-Angers | Ardennes | Nantua-Perte du Rhône | Chartreuse-Vercors |
1914 | Londres et environs | Le Morvan | Gorges du Tarn | |
Source : Annuaire de l’Association…, op. cit., p. 33. |
Ces grandes excursions effectuées sur deux ou trois jours avec approche et retour par le train, après avoir privilégié jusqu’en1910 les zones normande et ligérienne, s’orientent ensuite souvent vers les régions accidentées du Massif Central, du Jura et des Alpes. La montagne impose son attrait aux randonneurs (cf. Figure 28) maintenant équipés de matériel “ polymultiplié ” d’uncoût plus élevé mais pas prohibitif 1547 . Le Cycle excursionniste parisien peut ainsi proposer un périple de 26 jours associant parcours cyclistes et pédestres en Savoie et Dauphiné. Le participant à l’ensemble du séjour aura accompli plus de 1200km. à bicyclette, avec de nombreux passages de cols, et monté à pied à la Mer de glace, à la Grande Casse en Vanoise ou encore au Mont Viso 1548 . L’Audax club lyonnais parcourt sur l’année plus de 3000km. dans les régions du sud-est, de l’Auvergne et de la Suisse 1549 . Les ambitions du Véloce-club havrais sont moindres, mais l’évolution de cette société d’abord axée sur la compétition est symptomatique de l’option touristique que prennent certains groupements hostiles à l’orientation trop mercantile des courses. Sous l’impulsion d’un nouveau président, le docteur Henry, le V.C.H. organise d’abord, à partir de 1900, des sorties mensuelles de courte distance, puis des excursions d’un ou deux jours. En 1914, son calendrier comporte ainsi d’avril à septembre douze grandes sorties, dont deux sur deux jours et deux sur trois jours. Les sommes affectées aux randonnées officielles s’élèvent alors à 730F. dont 50F. pour récompenser les lauréats “ du concours de récits d’excursions ” 1550 . Quelques autres sociétés de province, comme le Philocycle bordelais ou le Club touriste d’Orléans organisent “ chaque année un certain nombre de grandes promenades subventionnées ” et en sont récompensées par le Touring-club de France. Mais c’est dans la région parisienne que le courant “ grand randonneur ” prend le plus d’extension et conduit à la création, au début de 1910, d’une revue au titre explicite : le Cyclotouriste.
L’histoire des Audax débute à Rome le 12 juin 1897, quand neuf cyclistes conduits par le sculpteur Vito Pardo réussissent à se rendre ensemble à Naples entre le lever et le coucher du soleil. La première association se crée à Rome le 16 janvier 1898 sous le nom d’Audax Italiano. Brochure de présentation de Paris-Nice Audax des 27 au 30 juillet 1968, Union des Audax français, Paris, 1968.
Audax club parisien, annuaire, 1914, p. 11.
La première épreuve s’effectue sur le parcours Paris-Gaillon et retour. Parmi les huit autres sorties de 1904, celle du 17 juillet vers Sens se fait en partie avec des Audax italiens effectuant le raid Milan-Paris. Les parcours, d’abord en aller-retour, laissent la place à des circuits à partir de 1909, afin de varier le trajet et de conférer à l’épreuve un caractère cyclotouriste plus marqué. Annuaire de l’Association les cyclotouristes de Paris, Audax club parisien, Poitiers, Impr. du Poitou, 1925, pp. 51-53.
Sur seize membres fondateurs, les quinze dont la profession est indiquée, sont : employés de commerce (2), typographe, menuisier d’art, joaillier, parfumeur, bijoutier, architecte, doreur, dessinateur, représentant de commerce, étudiant, publiciste, mécanicien. Le bureau de 1913 a une composition sociale très proche avec 2 employés de commerce, 1 comptable, 1 pépiniériste, 1 géomètre, 1 directeur d’usine, 1 agent d’assurances, 1 épicier, 1 menuisier, 1 représentant de commerce, 1 plumassier et 1 tapissier. Préfecture de Police de la Seine, bureau des associations, dossier de l’Audax club parisien.
Les Annales sportives de Lyon et du Sud-est, 29 novembre 1913.
En 1912, sont ainsi regroupées 215 sections dont chacune n’a pu se créer qu’avec l’aval de la “ Direction générale ” qui tient par ailleurs “ registre de tous les membres reçus et du bureau de chaque section ”. Le Cyclotouriste, 1er-15 avril 1912.
L’organisation dépend, à Marseille, de l’Excelsior club Alcyon (L’Auto, 28 octobre 1913), à Rouen, des Touristes rouennais (L’Auto, 8 juin 1913) et à Calais, de l’Étoile vélocipédique de Calais (L’Auto, 15 juin 1913).
Ce sont l’Union sportive de Lagny (L’Auto, 8 juin 1913), le Stade lavallois (14 septembre 1913) et le Club sportif Bessonneau (6 juin 1913).
L’Auto, 25 mai 1913.
L’Auto, 5 septembre 1913.
Les raids de 300km. doivent être accomplis en 21 heures (départ le samedi soir à 10h.), ceux de 400km. en 27 heures (départ le samedi soir à 9h.), soit à une moyenne proche, arrêts compris, de 15km/h.
L’expression est utilisée par un randonneur qui, dans les colonnes du Cycliste distingue en plus entre “ le micro-tourisme du balladeur (sic) qui aime apprécier les détails et le macro-tourisme du randonneur qui se contente de rapides vues d’ensemble ”. Le Cycliste, septembre 1911.
Le Cyclotouriste, 16-31 août 1912.
L’Auto, 10 août 1913. 6 participants sur 8 réussissent.
L’Auto, 7 septembre 1913. 12 lauréats mènent leur tentative jusqu’à son terme.
L’Auto, 13 juillet 1913.
L’Auto, 6 juillet 1913.
L’Auto, 27 juillet 1913. 7 succès sur 14 inscrits.
L’Auto, 20 juillet et 24 août 1913. 4 randonneurs obtiennent l’ “ étoile rouge ”, insigne réservé aux détenteurs d’un raid de 400km.. En 1914, les Orléanais récidivent sur 300 et 400km.. Le Centre sportif, 27 juin 1914. Les Tourangeaux les imitent et ne sont pas moins de 15 à obtenir l’ “ étoile bleue ”. Le Centre sportif, 4 juillet 1914.
“ Ces promenades, une des formes les plus intensément prenantes du tourisme, sont d’un charme véritablement spécial ; aussi l’A.C.P. épingle-t-elle toujours une ou deux nyctocyclades à son programme annuel, et ces promenades au clair de lune ne sont pas les moins suivies ”. Audax club parisien, annuaire, 1914, p. 42. Celle du 14 septembre 1913 sur Paris-Le Havre attire plus de 150 cyclistes qui, une fois arrivés, visitent l’après-midi le port du Havre avant d’effectuer le trajet du retour par le train. L’Auto, 17 septembre 1913.
La Rétro-directe “ Hirondelle luxe ”, médaille d’or au concours du T.C.F., avec changement de vitesse et roue libre, est vendue 300F. entre 1906 et 1909, 295F. en 1912. Le Manufrance du collectionneur…, op. cit., IV12 et IV14.
L’Auto, 9 février 1908. Les organisateurs recommandent : “ Bicyclette à plusieurs développements, roue libre, deux freins sur jante, garde-boue. Vêtements tout laine, chaussures montantes à fortes semelles et bandes molletières ”.
L’Auto, 15 septembre 1913.
Arch. mun. Le Havre, Fc R² 25, Véloce-club havrais, saison 1914. La même année, la contribution du club pour les courses n’est que de 80F.. En 1905 les allocations pour la compétition étaient de 200F., celles pour le tourisme de 360F. BUCHARD G. : Le cinquantenaire…, op. cit., p. 77.