3-3. Vélocio et l’École stéphanoise.

L’entrée de Paul de Vivie dans le giron associatif remonte à la fondation du Club des cyclistes stéphanois en 1881 1559 . À partir de 1887, après avoir créé l’Agence générale vélocipédique, il lance le Cycliste forézien qui devient l’année suivante le Cycliste. Dans les colonnes de celui-ci, dont il signe nombre d’articles du pseudonyme de Vélocio, il prône avec opiniâtreté et constance les bienfaits du cyclotourisme - il serait l’inventeur du terme en 1889 1560 - qu’il cherche un temps, à la suite d’un différend avec le T.C.F., à unifier au sein d’une Union des Touristes-cyclistes de France 1561 . Sa pratique active de la randonnée le rend très attentif aux progrès du deux-roues et plus particulièrement de la polymultiplication. Cet engagement multiforme lui vaut une renommée nationale et le double titre officieux d’apôtre du cyclotourisme et de la “ polymultipliée ”. Pour preuve, ce dîner amical qu’offre en son honneur, en 1910, le Cyclotouriste et auquel participent de nombreux cyclistes et constructeurs 1562 , ou encore le titre de membre d’honneur que lui confère l’A.C.P.. Mais Vélocio n’entend pas pour autant abandonner sa liberté d’esprit et critique le mouvement Audax. Ni lui, ni ses amis ne s’alignent au départ du premier brevet de ce type organisé à Saint-Étienne, le considérant comme ‘“ un tourisme au “ décrochez-moi ça ! ” [s’adressant] à des touristes qui grimpent à un mât de cocagne de 200 kilomètres, pour décrocher un saucisson ou une médaille ”’ ‘ 1563 ’ ‘.’ Une telle vigueur de plume étonne de la part d’un homme “ qui préconise des étapes de 300, 400, 600 kilomètres, d’une seule traite ” 1564 .

En effet Vélocio groupe autour de lui, de façon informelle, de fervents touristes du Forez et de la région lyonnaise sous le sigle d’É.S. : École stéphanoise.Le groupe s’investit dans l’organisation de meetings 1565 , de randonnées de la matinée et surtout de périples au long voire au très long cours. Quelques exemples : 24 avril 1910, 265km. par le col des Écharmeaux et La Clayette ; 5 mai 1910, 245km. par St-Laurent-du-Pont et Givors 1566  ; 17 mars 1912, 340km. empruntant “ le tour classique du Vercors ” 1567 . L’expédition-reine étant la traditionnelle “ descente ” pascale vers la Méditerranée en 40 heures. Cette voracité kilométrique, qui n’est le fait que de quelques uns 1568 , s’accompagne d’une véritable théorisation du déplacement touristique ainsi résumée :

‘“ La toujours meilleure utilisation de la bicyclette pour en obtenir le maximum de longueur des étapes, le maximum de vitesse commerciale avec le minimum de fatigue et le minimum de dépenses ” 1569 .’

Ce qui suppose à la fois d’optimiser le rendement de l’engin et du cycliste. Ce dernier doit ‘“ distribuer sagement son effort […] marcher non seulement avec les jambes mais surtout avec la tête, se ménager dès le départ, ne se dépenser à tout instant que de la quantité nécessaire, sagement proportionner l’effort, c’est-à-dire le développement à la résistance ”’ 1570 . Économe de ses forces, l’adepte de l’É.S. l’est aussi de ses deniers, limitant ‘“ sa dépense kilométrique à environ un centime ”’ ‘ 1571 ’ ‘.’ Cette modicité du coût s’explique par la conversion de Vélocio au végétarisme et donc à une alimentation réduite à ‘“ des fruits, du pain sous toutes ses formes et de l’eau ”’ ‘ 1572 ’ ‘.’

“ L’École acépiste ” dans ses “ conseils et préceptes ” 1573 formule des recommandations proches - ascétisme nutritionnel en moins - :entraînement régulier, allure constante et modérée, alimentation fréquente et grande correction vis à vis des autres usagers de la route, des hôteliers ou des employés des chemins de fer. Le cyclotouriste se doit d’être un cycliste d’élite. Son effort physique prolongé, mais contrôlé, non seulement sublime son contact avec la nature, mais encore lui permet de montrer tout son savoir-vivre.

Il serait cependant réducteur de penser que les sociétés excursionnistes les plus engagées ne se consacrent qu’à la route. Au contraire, leur programme de soirées intimes n’a rien à envier aux autres groupements, d’autant que les clubs plus spécifiquement compétitifs des années 1910 semblent y attacher moins d’importance. Leurs réunions hebdomadaires, leurs séances “ de projections prises par les photographes du club au cours des excursions de l’année ” 1574 et autres banquets donnent des cyclotouristes une image faite de convivialité de gaieté et d’entrain dont se font l’écho leurs chansons.

“ Lorsque, partout, dans la nature,
L’aimable printemps reparaît,
Émaillant de fleurs, de verdure,
Les prés, les coteaux, la forêt,
Sur nos montures légères et vives,
Nous aimons, par ces jours bénis,
À parcourir les fraîches rives,
Et les bois où chantent les nids.

Nous groupons sous notre bannière,
Tout ceux qui d’air pur vont rêvant

‘Et dont la vie est prisonnière
Du faubourg sombre et décevant.
Dans nos joyeuses randonnées
L’esprit est libre, insoucieux,
Les peines sont abandonnées
Devant la lumière des cieux.

Notre cher idéal, c’est vivre,
C’est respirer à pleins poumons,
Voir les sites dont on s’enivre
À travers routes, vaux et monts,C’est rire, fêtes et dimanches,
Chanter tout le long du chemin,
Célébrer les amitiés franches,
Avec une coupe à la main.

En caravane
Sans une panne
Avec entrain
Menant bon train,
Nous dévalons
Dans les vallons.
Gais et contents
Par tous les temps,
Aimant l’espace
Dès le réveil.
L’air doux qui passe
Et le soleil,
Nous sommes sans cesse
Dans l’allégresse ” 1575 .’

Finalement, que retenir de l’évolution du tourisme cycliste au début du XXème siècle ? Faut-il se focaliser sur le retrait presque total de l’U.V.F., accaparée par la compétition ? Sur la tiédeur d’un T.C.F. de plus en plus grande institution à desseins touristiques multiples ? Faut-il mettre en avant la pratique discontinue et limitée à de courtes promenades qu’entretiennent la quasi-totalité des sociétés ? Cette réalité d’un cyclisme de loisir peu structuré et peu dynamique s’impose d’évidence, mais l’essentiel n’est pas là. Il réside dans l’émergence d’un grand tourisme qui, grâce à la polymultiplication des machines, vulgarise les parcours de 200km. et les randonnées montagnardes. En effet, même si les sociétés qui s’y livrent sont encore peu nombreuses, les longues distances sont riches d’espoir pour l’avenir. Elles favorisent les meetings, font entrevoir la possibilité de rencontres plus aisées, de liens plus étroits entre cyclotouristes associatifs et donc à terme la nécessité d’une véritable instance fédérale attentive aux besoins des sociétés et de leurs adhérents.

Notes
1559.

Arch. dép. Loire, UDP 426, octobre 1881, Statuts.

1560.

HENRY R. : “ Vous avez dit : cyclotouriste ”, Cyclotourisme, novembre 1988, p. 35. Dans le Cycliste de décembre 1889, Vélocio s’excuse d’utiliser le terme “ cyclo-touriste ” en écrivant : “ qu’on nous passe ce néologisme ”.

1561.

Cette tentative avortée repose sur deux convictions, d’une part que le T.C.F. s’éloigne du tourisme en organisant ses épreuves de 90 et 150km., d’autre part qu’il faut décentraliser les instances de direction car “ Paris paraît très absorbant et engloutit aujourd’hui le T.C.F. ”. Le Cycliste, décembre 1893, janvier et février 1894.

1562.

Le Cyclotouriste, novembre 1910, qui reproduit l’article que l’Auto consacre à la relation de ce “ dîner amical, en l’honneur de l’apôtre de la polymultipliée de passage à Paris à l’occasion du Salon ”.

1563.

Le Cyclotouriste, 16-31 octobre 1912. Lettre ouverte à Vélocio. Gaston Clément, vice-président de l’A.C.P., y reprend le texte de l’article paru dans le Cycliste et attend de Vélocio “ des paroles de cordialité qui souligneront la communion d’idées des Audax avec l’É. S. ”.

1564.

Ibid.

1565.

Après un arrêt en 1911 et 1912, les meetings reprennent au printemps de 1913, mais avec, selon l’avis de Vélocio, une orientation trop gastronomique. “ Nos meetings sont devenus de très joyeuses réunions de sociétés, où le dîner tient la première place, où l’on parle de tout, sauf de cyclotourisme et de cyclotechnie ”. Aussi envisage-t-il des regroupements “ sous la tente et pour plusieurs jours, en des lieux pittoresques, élevés, assez rapprochés de quelques grands centres, entourés de bonnes routes et de sites à visiter ”. Le Cycliste, janvier 1914.

1566.

Le Cycliste, mai 1910.

1567.

Le Cycliste, mars 1912.

1568.

Les trois randonnées évoquées ci-dessus sont respectivement réalisées par deux, cinq et trois cyclistes. En 1912, la randonnée pascale se limite à Vélocio et un compagnon qui, en 46 heures, parcourent 585km. Le Cycliste, avril 1912.

1569.

Le Cycliste, janvier 1912.

1570.

Ibid.

1571.

Ibid.

1572.

Ibid.

1573.

Audax club parisien, annuaire, 1914, pp. 44-45.

1574.

Audax club parisien, annuaire, 1914, p. 40.

1575.

Le Cyclotouriste, 1-15 octobre 1912, Chanson des cyclotouristes.