Le processus de banalisation qui affecte le cyclisme associatif au début du XXème siècle procède d’abord de la mutation symbolique de la bicyclette qui, de “ Petite Reine ”, emblème de la modernité, devient majoritairement simple objet utilitaire - elles sont trois millions et demi à circuler en France en 1914 -, pendant que l’automobile s’installe graduellement comme moyen de déplacement plus performant et donc plus valorisant pour son utilisateur. En outre, la pratique sportive du deux-roues subit de plein fouet la concurrence des sports athlétiques encore dits “ sports anglais ” que favorise l’anglomanie régnant dans l’Hexagone.
Un tel climat de morosité ne facilite pas la survenue d’un second souffle du corpus associatif. La stagnation déjà présente depuis 1895 l’emporte sauf probablement en toute fin de période. Bien plus, cette stabilisation des effectifs n’est rendue possible que par une dégradation identitaire des groupements qui, soit étendent leurs offres de pratique aux nouvelles disciplines sportives, soit sont remplacés par de simples sections vélocipédiques de clubs multisports. Les sociétés strictement centrées sur le cyclisme se raréfient et font, selon l’expression imagée d’H. Desgrange “ de la natation dans le lac profond du marasme ” 1576 . Quel contraste avec le foisonnement du début des années 1890 ou avec celui des associations purement ou partiellement conscriptives qui, entre 1901 et 1914, représentent les quatre cinquièmes des déclarations de sociétés d’exercice physique !
Le piétinement quantitatif global n’exclut pas quelques remaniements du réseau, toutefois moins marqués que ne l’est le rééquilibrage qui touche le parc vélocipédique. Les écueils topographiques, économiques et surtout psychologiques restent entiers et la carte de France du cyclisme associatif présente toujours ses “ blancs ” du môle central et de certains de ses confins. De même les villes accueillent encore sept véloce-clubs sur dix et le pôle parisien se renforce encore avec près de 20% de l’effectif français. Pourtant les maillages intra-départementaux s’homogénéisent. Des zones fortement industrialisées, certaines hautes vallées de montagne, jusque là en retrait, intègrent le milieu associatif cycliste. Les petites communes rurales et surtout les banlieues participent aussi à cette relative dissémination.
Les retouches d’ordre spatial se reflètent avec plus d’acuité au niveau social. De part et d’autre du noyau hypertrophié de la bourgeoisie populaire s’effectue une redistribution. Pendant que s’amplifie le mouvement, déjà décelable à la fin des années 1890, d’éloignement des notables accaparés par les automobile-clubs ou les sociétés de sports athlétiques, la venue, maintenant bien sensible, des catégories ouvrières compense ces pertes. Les classes modestes s’introduisent même au sein des bureaux jusqu’alors lieux de prédilection et de domination des élites. Le prestige du deux-roues, fortement entamé parmi les notables, reste vivace chez les ouvriers qui accèdent plus facilement à son acquisition grâce à une nette baisse des prix. N’en concluons cependant pas à la disparition de la bonne bourgeoisie du cyclisme associatif. Un certain nombre de sociétés du temps de “ l’âge d’or ”, à la composition sociale choisie, perdurent au prix cependant d’une réorientation de leurs activités. L’irruption des catégories moins aisées se traduit surtout par un affaiblissement encore accru du brassage social et une “ ghettoïsation ” du cyclisme ouvrier, comparable à celle de la pratique corporative dont la progression se poursuit dans les grandes villes. Le retrait des notables, enfin, n’est pas sans influence sur l’assoupissement de la vélocipédie associative scolaire et universitaire.
Pour être touchés par une stagnation numérique, les cyclistes en sociétés le sont-ils aussi dans leur dynamisme interne ? Il semble bien que oui. Les associations ‘“ se réunissent peu ou pas, ne sortent jamais que pour aller déjeuner à quelques kilomètres de la ville ; elles comptent toutes un nombre appréciable de membres actifs qui ne montèrent jamais à bicyclette ”’ 1577 . Ce tableau, qui vaut pour 1905, se prolonge au-delà d’autant que l’offensive organisationnelle du monde de la presse et des firmes de cycles s’accentue et restreint de plus en plus la part des véloce-clubs. Ceux-ci, pour beaucoup cantonnés à leur calendrier interne et à des épreuves de second rang, deviennent graduellement les faire-valoir des journaux et marchands de cycles dont les grandes courses sur route supplantent les réunions sur pistes. En s’effaçant, du moins partiellement, - certaines sociétés maintiennent leurs épreuves -, du calendrier des organisations renommées, les cyclistes associatifs perdent en influence au sein de la communauté locale et en soutien des édiles municipaux.
Le mercantilisme de la compétition qu’encourage le couple journalistique et industriel, qui n’a plus à redouter l’U.S.F.S.A. à la suite de son abandon du cyclisme en 1901, influe fortement sur la mentalité des coureurs et des dirigeants. L’amateur n’a plus d’amateur que le nom, l’argent s’insinue partout et un professionnalisme rampant gangrène l’ensemble du milieu. Les plus en flèche s’appuient sur tel ou tel marchand de cycles - quand ce n’est pas lui qui gère en sous-main - et “ racolent ” les meilleurs éléments. Le phénomène, particulièrement marqué en région parisienne, conduit à une grande disparité entre les clubs.
C’est donc sur un cyclisme compétitif à plusieurs vitesses que règne sans trop de partage l’U.V.F., les diverses fédérations régionales qui se créent - elles sont lyonnaises, marseillaises, bordelaises… - n’arrivant pas à coordonner assez efficacement leurs efforts pour constituer un bloc solide et conquérant. À l’opposé, l’U.V.F., âme de la nouvelle fédération internationale, l’U.C.I., impose sa prépotence à environ cinq cents sociétés soumises à des règlements pointilleux et à un personnel sportif aux ordres. Toutefois, la relance de son engagement en faveur de la vélocipédie militaire, si elle est appréciée des autorités politiques, n’est que mollement suivie d’effets. De même, bien que l’U.V.F. réussisse à contenir et à canaliser la pression des fabricants de cycles et des directeurs de presse par sa codification poussée et son contrôle efficace des compétitions, elle doit composer avec eux. Les deux puissances, l’une sportive, l’autre financière, préfèrent s’entendre plutôt que se combattre.
Tandis que le volet compétitif du cyclisme associatif subit de profondes transformations, son aspect touristique évolue peu et reste minoritaire dans la plupart des associations. Ni l’U.V.F. qui abandonne toute prétention en ce domaine, ni le T.C.F. qui se fixe des objectifs touristiques plus larges, ne tracent un cap. Aucune structure fédérale à base associative ne se met en place. Heureusement des initiatives isolées mais confluentes - elles émanent d’Henri Desgrange, de Vélocio ou du milieu cyclotouriste - contribuent à relancer le grand tourisme, à mettre sur pied des meetings, tous éléments qui, favorisés par la mise au point de la bicyclette à changement de vitesse, permettent l’éclosion d’un esprit randonneur, presque d’une éthique, riche de promesses pour l’avenir.
L’Auto, 7 janvier 1905.
L’Auto, 7 janvier 1905.