2.1.3.2 L'intervention des connaissances causales

Le lecteur utilise ses théories naïves de la causalité pour comprendre un texte, c'est-à-dire, construire une interprétation cohérente de ce qui est dit par le texte. Haberlandt et Bingham (1978) montrent que des triplets de phrases reliés causalement sont lus plus rapidement que des triplets reliés seulement sur la base du chevauchement d'arguments. Bower, Black et Turner (1979) observent un allongement des temps de lecture quand le lecteur doit établir plus d'une étape inférentielle pour relier causalement deux phrases d'un récit. Keenan, Baillet et Brown (1984) font lire à des sujets des paragraphes de deux phrases, la première fournit une cause pour l'événement (ou l'action) représenté dans la seconde. Chaque paragraphe a quatre versions équivalentes par leurs formes linguistiques : La seconde phrase reste inchangée et la première est modifiée de façon à représenter une cause plus ou moins probable de la seconde. Les résultats obtenus montrent que plus la probabilité que l'événement représenté dans la seconde phrase soit causé par celui qui est représenté dans la première est grande, plus son temps de lecture est rapide.

D’autres expériences ont mis en évidence le fait que les individus utilisent leurs connaissances causales pour attribuer une importance relative aux informations sémantiques et de ce fait, introduire de la cohérence dans leur représentation. Omanson (1982) montre qu’un événement appartenant au chemin causal qui va du début d’un récit à sa fin est jugé plus important que tout autre événement ou état. Stein et Glenn (1979) ont pu attribuer une importance relative aux différentes catégories de leur grammaire de récit en recourant à des jugements explicites d’importance. Reprenant les récits utilisés par ces auteurs, Trabasso, Secco et van den Broek (1984) rangent les différentes catégories narratives en fonction du nombre de leurs événements qui se retrouvent dans la chaîne causale. La corrélation entre les rangs ainsi obtenus et les rangs d’importance obtenus par Stein et Glenn est égale à .95. Trabasso et Sperry (1985) demandent à des sujets de juger de l’importance des événements extraits de six récits. Une analyse de régression multiple indique la connectivité causale (définie par le nombre de relations causales qu’entretient un événement avec les autres unités du texte), et rend compte de la majeure partie de la variance. Trabasso et van den Broek (1985) reproduisent ce résultat et montrent que si les catégories de la grammaire de récit auxquelles on peut attribuer les événements contribuent à la variance, cette contribution est substantiellement recouverte par celle des facteurs causaux.

D'autres expériences de rappel apportent des résultats compatibles avec l’hypothèse selon laquelle un chemin causal assure la cohérence de la représentation cognitive. Black et Bern (1981) testent l’hypothèse selon laquelle des propositions pouvant être reliées causalement sont mieux rappelées que des propositions reliées seulement par des relations temporelles ou par chevauchement d’arguments. Ces auteurs utilisent 4 récits, chacun d’eux contenant 8 paires de phrases tests. Deux versions sont construites pour chaque paire : la seconde phrase reste la même, mais la première est modifiée de façon à ce que la paire puisse exprimer soit une relation causale, soit une relation temporelle. Dans les deux cas, il y a chevauchement d’argument entre les propositions sous-jacentes aux deux phrases. La relation n’est pas exprimée en surface par une marque linguistique de cohésion. Les résultats obtenus au rappel libre indiquent un meilleur rappel des phrases reliées causalement. En outre, deux phrases reliées causalement tendent à être rappelées ensemble. Ces résultats sont confirmés par Bradshaw et Anderson (1982) qui observent qu’un énoncé est mieux rappelé quand il a été lu dans le contexte de deux énoncés avec lesquels il est en relation de causalité. Keenan et al. (1984) dans l’expérience citée ci-dessus, montrent que le rappel d’un énoncé est directement proportionnel à sa probabilité d’être un effet d’un énoncé précédent.

Les épreuves de rappel indicé conduisent à des résultats compatibles avec l’hypothèse selon laquelle la représentation de ce qui est dit par le récit est établie grâce à l’intervention de connaissances causales et/ou avec l’hypothèse selon laquelle l’accès à la représentation est guidée par les connaissances causales (Baudet, 1988). Black et Bern (1981) observent un rappel indicé meilleur quand l’énoncé utilisé comme indice est en relation de causalité avec l’énoncé à rappeler. Baudet (1986) montre à partir d’un questionnaire causal sur les informations du récit que l’essentiel des différences observées dans le rappel entre des groupes d’enfants d’origines sociales contrastées est attribuable à des différences de cohérence causale dans les représentations du récit et à l’utilisation de ces caractéristiques de cohérence causale pour guider l’accès à l’information mémorielle. De même, dans des tâches de reconnaissance, on observe des fausses reconnaissances pour des énoncés distracteurs qui sont en relation conditionnelle avec des énoncés du texte présenté (Bower, Black & Turner, 1979). Le rappel de textes est également affecté par les connaissances causales utilisées pour établir la cohérence globale de la signification. Black et Bower (1980) reprennent l'hypothèse de Schank (1975) selon laquelle les états et les événements importants d'un récit forment une chaîne causale, la notion de but établit la cohérence d'une série d'actions en finalisant la chaîne causale. Ils y ajoutent l'hypothèse que le récit représente une activité de résolution de problème et qu'il peut donc être décrit par un réseau de transition entre un état initial et un état final (le but à atteindre) ainsi que par un arbre de résolution de problème (hiérarchie d'actions reliées entre elles). La partie la mieux rappelée d'un récit est le chemin critique qui fournit la transition entre un état initial et un état final ; une action menée directement pour atteindre le but général est mieux rappelée qu'une action menée pour atteindre un sous-but intermédiaire.

Il résulte de toutes ces expériences qu'une signification n'est cohérente que si des relations sont établies entre les propositions. Les relations causales dans le monde physique, les buts, les plans, les intentions des actants humains sont les relations qui ont été les plus étudiées, car pour de nombreux types de textes, l'interprétation sémantique apparaît comme déterminée par l'activité d'explication : le lecteur se construit une représentation qui explique un monde par l'établissement des relations de causalité entre les faits de ce monde. Les connaissances causales qui président à l'établissement de ces relations causales jouent un rôle déterminant dans le traitement du texte. Nous pouvons donc envisager l’activité de compréhension en tant qu’activité de résolution de problème qui consiste à détecter les liens entre les unités (propositions ou événements) du texte, à savoir construire une micro et une macrostructure du texte. Les relations détectées sont ensuite intégrées en mémoire afin de pouvoir se construire une représentation situationnelle de l’information traitée.