2.3 La représentation des relations causales en mémoire : Réseau causal direct versus Réseau causal via médiation.

2.3.1 Problématique

Lors de la lecture d’un texte, le lecteur construit une microstructure pas à pas, en appliquant des relations de cohérence locale (référentielle, temporelle et/ou causale). La construction de la cohérence globale du discours (i.e., la macrostructure) est établie en restructurant la microstructure sous forme de structure globale chargée de sens. Ainsi, les structures sémantiques locales et globales conceptualisent la notion de cohérence tout en ayant la spécificité de demeurer proches de la représentation textuelle. D’après La théorie des réseaux (Trabasso & van den Broek, 1985; Trabasso & Sperry, 1985; van den Broek, 1990; van den Broek & Lorch, 1993; Bloom, Fletcher, Reitz & Shapiro, 1990; Fletcher, van den Broek & Arthur, 1996), les connexions incluent celles définies par les modèles en chaîne linéaire (adjacentes) ainsi que d’autres qui relient des unités distantes dans la structure de surface du texte (Graesser & Clark, 1985; Trabasso & van den Broek, 1985). Cependant, bien que ces deux types de modèles s’accordent sur le fait qu’une relation causale entre deux unités adjacentes soit représentée, ils diffèrent sur le fait que la connexion entre deux unités non-adjacentes puisse être représentée.

van den Broek et Lorch (1993) ont réalisé une recherche afin de savoir si les lecteurs incluent dans leur représentation les relations entre des unités de texte non-adjacentes aussi bien qu’entre des unités de texte adjacentes. Plus spécifiquement, le but des auteurs était d’étudier le fait que la représentation mentale d’un texte se décrit plutôt sous la forme d’un réseau avec de multiples relations que sous la forme d’une chaîne linéaire. Il ont voulu déterminer de manière directe si les relations individuelles sont incorporées dans la représentation en mémoire d’un texte (McKoon & Ratcliff, 1986, 1987). Ils ont réalisé trois expériences lors desquelles les participants devaient lire 20 récits expérimentaux et être ensuite testés sur leur mémoire des événements des récits à l’aide d’une tâche de reconnaissance amorcée (un exemple de récit est présenté p 48).

La tâche de reconnaissance amorcée permet de tester implicitement la représentation en mémoire construite par les lecteurs. Elle consiste à reconnaître un énoncé (cible) après présentation et simple lecture d’un premier énoncé (amorce). Ainsi les effets de la relation entre les deux énoncés devraient donner lieu à différents temps de réaction à la reconnaissance des cibles.

La tâche des participants (dans les trois expériences) était de dire si les événements-cible apparaissaient dans un des récits lus précédemment. Les énoncés cibles vrais paraphrasaient soit une action, soit une issue de l’histoire. Les énoncés amorce référaient soit à la topique générale du récit dont les cibles étaient extraites (amorce générale) soit à des topiques d’antécédent causal de la cible (amorces reliées). Les amorces reliées pouvaient faire référence soit à des actions ou à des énoncés but adjacents et non-adjacents. Les énoncés but étaient séparés de la cible vraie par un événement (adjacent) et par 11 événements pour les cibles vraies non-adjacentes. Un exemple de matériel est présenté pour l’expérience trois p:53; puisque le matériel est similaire.

Les différences dans les temps de réponse pour les cibles vraies associées à des amorces générales et à des amorces reliées ont été calculées (i.e., effets d’amorçage). La principale prédiction des auteurs était que les cibles devaient être plus rapidement reconnues lorsque la représentation textuelle inclut une relation causale entre l’amorce et la cible que lorsque l’amorce et la cible ne sont pas reliées. La distinction entre réseau causal et modèle en chaîne linéaire a été étudiée à travers le fait que les événements non-adjacents reliés causalement sont ou ne sont pas représentés comme étant reliés en mémoire. D’après les modèles en réseau, ces relations sont inclues dans la représentation si elles sont requises pour une explication appropriée de l’événement cible. Les modèles en chaîne linéaire prédisent que ces relations ne sont pas incorporées dans la représentation parce que la cible peut être reliée au texte antérieur grâce à une relation adjacente.

Les résultats de leurs deux premières expériences ont démontré que les buts amorçaient des actions et des issues auxquelles elles étaient causalement reliées bien qu’elles soient non-adjacentes dans la structure de surface du texte. Ces résultats étaient prédits par le modèle en réseau causal mais non par les autres modèles selon lesquels uniquement les relations entre les énoncés adjacents sont incorporées dans la représentation en mémoire (i.e., modèles en chaîne linéaire). Ainsi, ces résultats confirment l’hypothèse de la théorie en réseau, c’est-à-dire, les événements causalement reliés sont directement connectés dans la représentation textuelle mentale même s’ils sont distants dans la structure de surface du texte. De plus, afin de démontrer que les résultats obtenus avec des énoncés amorce de but ne peuvent pas être expliqués en termes de modèle en chaîne linéaire (i.e., supposer que les buts amorcent les cibles non-adjacentes via la médiation d’autres événements), van den Broek et Lorch (1993) ont réalisé une troisième expérience ayant pour but de contraster expérimentalement le modèle en réseau et le modèle en chaîne linéaire via médiations.

Cette expérience incluait l’amorçage d’une action finale à l’aide d’amorces de but et d’action. Dans les deux conditions (amorces but et action), les événements amorce et cible étaient séparés par les mêmes 8 actions dans la structure de surface du texte.

Ils ont ainsi créé deux versions de chaque texte, une version longue dans laquelle les amorces action correspondaient à la première action des récits, et une version courte des récits dans laquelle la première action des récits n’apparaissait plus. Par conséquent les cibles étaient reliées aux amorces but par le même nombre d’événements que lorsqu’elles étaient appariées aux amorces actions. Voici un exemple de récit utilisé par van den Broek et Lorch (1993):

Récit version longue

  • Situation (S)There once was a boy named Bob.
  • Evénement Initiateur (EI)One day, Bob saw his friend’s new 10-speed bike.
  • But (B)Bob wanted to get a 10-speed bike
  • Action (A1)He looked through the yellow pages.
  • Action (A2) He called several stores.
  • Action (A3) He asked them about the prices for bikes.
  • Action (A4) He found out what store had the lowest prices on bikes.
  • Action (A5) He went to the bike store.
  • Action (A6) He asked the salesperson about several models.
  • Action (A7) The salesperson recommended a touring bike.
  • Action (A8) Bob looked at the selection of touring bikes.
  • Action (A9) He located some that were his size.
  • Action (A10) He found a bike that was metallic blue.
  • Issue (O) Bob bought the beautiful bike.

La version courte des récits a été créée en ôtant la première action ce qui n’enlève rien à la cohérence du texte.

Si l’on s’en tient aux prédictions des modèles en chaîne linéaire, les deux amorces sont connectées aux cibles par une chaîne identique d’événements causalement reliés et devraient donner lieu à des effets d’amorçage identiques. Par contre, selon les modèles en réseau, l’amorce but est directement reliée à la cible tandis que l’amorce action est indirectement reliée à la cible (non-adjacente) via une chaîne de 8 actions. Ainsi, le modèle en réseau causal prédit un amorçage par le but mais très peu ou pas d’amorçage par des actions. D’autre part, une comparaison contrôle a été effectuée afin de tester les effets similaires des amorces but et action lorsqu’elles sont associées à une cible action qui leur est directement reliée de manière adjacente dans la structure de surface du texte. Les auteurs prédisent que les amorces action et but donnent lieu à une facilitation du traitement de la cible adjacente. Par conséquent, aucune différence entre un amorçage par le but et un amorçage par l’action dans ces conditions critiques ne peut être attribuée à des différences de distance causale entre les amorces et les cibles.

Les principaux résultats de cette troisième expérience ont montré que des énoncés de but amorcent de manière identique des cibles adjacentes et non-adjacentes. Cependant, un effet différentiel apparaît pour les amorces action. Les énoncés action appariés à des cibles adjacentes donnent lieu à des temps de réaction plus courts que lorsqu’ils sont appariés à des cibles non-adjacentes.

A partir de ce cadre théorique, nous avons réalisé une expérience afin d’étudier la nature de la représentation des relations causales entre des énoncés non-adjacents que le lecteur se construit lors du traitement de textes narratifs. En effet, nous avons voulu contraster l’hypothèse de connexion directe avec celle d’événements connectés via médiations. D’après les travaux de Trabasso et van den Broek (1985) et de van den Broek et Lorch (1993), nous supposons que de multiples relations causales entre les composants d’un récit peuvent être étudiées en décrivant la structure du texte en tant que réseau d’événements causalement reliés. En ce qui concerne les modèles en réseau, les événements causalement reliés sont directement connectés dans la représentation mentale de récits même s’ils sont distants dans la structure de surface du texte. Nous avons utilisé une procédure similaire à celle de van den Broek et Lorch (1993), i.e., la procédure de reconnaissance amorcée, afin d’étudier la représentation construite par les lecteurs après la lecture de récits narratifs simples. Nous avons aussi adapté à la langue française le même type de matériel utilisé par les auteurs (récits longs et courts, et amorces / cibles). En effet, la représentation d’un texte narratif pourrait varier d’une langue à l’autre puisque le français nécessite en moyenne plus de mots pour exprimer un même concept. Pour cela nous avons créé nos propres textes, à savoir que nous n’avons pas traduit les textes utilisés par van den Broek et Lorch (1993), nous en avons simplement respecté la structure. D’autre part nous avons noté un effet surprenant dans les résultats de ces auteurs relatif au manque de différence significative dans les temps de réaction entre des amorces but et des amorces action appariées à des cibles adjacentes. En effet, puisque la représentation mentale de récits ressemble à un réseau plutôt qu’à une chaîne causale linéaire, l’activation d’un énoncé connecté à d’autres dans le récit, devrait activer tous les énoncés qui lui sont connectés. Ainsi, un effet d’inhibition semblable au fan effect (Anderson, 1981) aurait dû apparaître pour les amorces but appariées à des événements adjacents comparé à des amorces action qui n’ont qu’une seule connexion dans la structure du texte, i.e., la conséquence. Enfin, nous avons aussi quelque peu modifié le protocole des essais pour la tâche de reconnaissance amorcée comme nous l’expliquerons dans la partie ‘procédure’.

Globalement, nous nous attendions à ce que les événements reliés causalement soient directement connectés en représentation mentale des textes, même s’ils sont distants dans la structure de surface du texte (similaires aux résultats de van den Broek & Lorch (Expérience 3, 1993)). Si la représentation du lecteur se définit plutôt en termes de représentation linéaire, les amorces action et/ou but devraient être connectées aux cibles non-adjacentes à travers la même chaîne d’événements reliés causalement. Dans ce cas, aucune différence d’amorçage n’est attendue entre les amorces action et les amorces but. Si la représentation du lecteur se définit plutôt en tant que réseau, les amorces but devraient être directement connectées aux cibles non-adjacentes tandis que les amorces action devraient être connectées aux cibles à travers les actions du récit. Ainsi, nous devrions obtenir un effet d’amorçage avec les amorces but mais pas ou peu avec des amorces action. Ensuite, nous attendions des résultats différents pour les temps de réaction à des cibles adjacentes appariées à des amorces action et à des amorces but. Ce qui diffère des résultats obtenus par van den Broek et Lorch (1993). En effet, les amorces action n’ont qu’une seule connexion tandis que les amorces but ont plusieurs connexions dans la structure causale du texte. Par conséquent, un effet inhibiteur devrait apparaître puisque le lecteur doit désactiver tous les énoncés non appropriés (ceux qui ont été activés lors de la lecture de l’amorce), afin de donner sa réponse.

Ainsi, cette expérience est non seulement une réplication de celle de van den Broek et Lorch en terme d’étude de réseau causal direct en tant que représentation de récit en mémoire, mais elle a aussi pour but d’approfondir la notion d’inhibition due à un grand nombre de connexions directes partagées par les amorces, comme nous l’expliciterons plus amplement dans nos prédictions après avoir détaillé auparavant notre expérience avec le matériel et la procédure utilisés.