3.6 La Représentation Mentale de Textes Narratifs Sous Forme de Réseaux: Le Rôle de la Nécessité et de la Suffisance sur la Détection de Quatre Types de Relations Causales entre les Eléments.

3.6.1 Problématique

Issus des résultats de van den Broek et Lorch (1993), et des données recueillies dans notre première expérience (voir chapitre 1), nous pouvons supposer que les représentations des lecteurs incluent de multiples connexions qui partent de et arrivent de chaque élément et, que la représentation en mémoire du texte est mieux caractérisée par un réseau causal. Ces connexions incluent celles entre des événements adjacents (i.e., ceux pris en compte dans les modèles linéaires) tout aussi bien que d’autres qui connectent les unités distantes dans la structure de surface du texte. La notion selon laquelle, la compréhension de texte englobe la construction d’un réseau d’énoncés/événements causalement reliés a été mise en oeuvre par Trabasso, van den Broek et leur collègues (Trabasso & al., 1984; Trabasso, van den Broek & Suh, 1989) et implémentée par van den Broek, Young, Tzeng, et Linderholm (1998).

Trabasso van den Broek & Suh (1989) ont identifié les quatre types de relations causales présentés plus haut à l’aide d’une tâche de jugement de paires de phrases extraites de récits. La causalité physique, la motivation, la causation psychologique. Ces relations peuvent avoir un rôle différent dans la compréhension de texte. La seconde propriété concerne la force de la relation causale et non plus le type de relation causale. D’après la théorie en réseau, la force causale est une fonction de la nécessité et de la suffisance d’une cause pour sa conséquence. Dans leur travaux, les sujets devaient lire différentes histoires puis juger des paires d’événements issus de deux récits selon soit un critère de nécessité (voir précédemment) soit un critère causal (A cause B, incluant nécessité et suffisance). Les paires extraites des récits correspondaient aux quatre types de relations causales, labelisés par le modèle RTN.

La passation de cette expérience s’est effectuée selon un protocole papier crayon. Les participants (au nombre de 10) devaient lire deux récits et ensuite juger les paires de phrases reliées causalement, inversées, ou non reliées causalement mais respectant la priorité temporelle. Les jugements s’effectuaient soit selon le critère causal soit selon le critère de nécessité.

L’ensemble de paires reliées causalement était constitué de 35 relations de rend possible, 45 relations de causation psychologique, 43 relations de motivation et enfin 8 relations de causalité physique.

Un premier ensemble contrôle a été constitué à l’aide des paires reliées qui étaient présentées de manière inversée (i.e., B cause A). Un second ensemble contrôle a été constitué de 32 paires de phrases non reliées causalement extraites des deux récits. Nous présentons ci-dessous un exemple de récits ainsi que sa représentation sous forme de réseau causal (Figure 4).

Epaminondas Story (modifié à partir de Stein & Glenn, 1979)

  1. Once there was a little boy.
  2. The little boy lived in the country
  3. The little boy’s mother told him.
  4. To take some cake to his grandmother.
  5. The little boy’s mother warned him
  6. To hold the cake carefully.
  7. The cake shouldn’t break into crumbs.
  8. The little boy put the cake in a leaf under his arm.
  9. The little boy carried the cake to his grandmother’s house
  10. The little boy got to his grandmother’s house
  11. The cake had crumble into tiny pieces.
  12. The little boy’s grandmother told him that
  13. He was a silly boy.
  14. He should have carried the cake on top of his head.
  15. The cake would not have broken into pieces.
  16. The little boy’s grandmother gave him some butter
  17. To take back to his mother.
  18. The little boy wanted to be very careful with the butter.
  19. The little boy put the butter on top of his head.
  20. The little boy carried the butter home.
  21. The sun was shining hard.
  22. The little boy got home.
  23. The butter had all melted.
  24. The little boy’s mother told him that
  25. He was a silly boy.
  26. The little boy should have put the butter in a leaf.
  27. The butter would have gotten home safe and sound.
Figure 4: Représentation en réseau causal du texte Epaminondas d’après le modèle RTN. [Légende: G = But; O = Issue; A = Essai; R = Réaction; S = Situation. E = Rend Possible; M = Motivation; Psy = Causation psychologique; Phy = Causalité Physique.]

Les principaux résultats des auteurs indiquent que les paires causalement reliées étaient jugées comme étant plus fortement connectées que les paires inversées et non reliées. De plus, en ce qui concerne les deux ensembles de contrôle, les paires inversées sont jugées comme étant plus fortement connectées que les paires non reliées. Les jugements sur les paires reliées causalement ont permis de mettre en évidence que les différents types de relation causale diffèrent selon leur force de connexion. La causalité physique tend à être fortement connectée, suivie de la motivation et de la causation psychologique, et enfin la relation de “rend possible”. Cette dernière est considérée comme nécessaire mais non causale par les participants. Trabasso, van den Broek et Suh (1989) ont ainsi pu mettre en évidence que les lecteurs identifient implicitement des relations causales selon leur force de connexion puisque leurs jugements concordent avec ceux de la théorie. Ils ont ensuite transformé leurs données en mesures binaires afin de dégager des probabilités causales qui seraient plus en accord avec des représentations mathématiques (selon les théories probabilistiques de la causalité). Toutes les valeurs supérieures ou égales à 5 ont reçu la valeur de 1 et toutes celles qui étaient inférieures à 5 ont reçu la valeur de 0. Ile ont ensuite calculé des probabilités d’acceptabilité sous un critère étant donnée l’acceptabilité sous l’autre critère, ainsi que la concordance entre les deux critères.

Leurs résultats ont mis en évidence que la probabilité d’acceptabilité sous le critère causal étant donnée l’acceptabilité sous le critère de nécessité est forte pour tous les types de relation causale excepté pour les relations de rend possible (.28). Par contre, la probabilité d’acceptabilité sous le critère de nécessité étant donnée l’acceptabilité sous le critère causal est forte pour tous les types de relation causale. Les résultats sur la concordance entre les deux critères ont montré une forte concordance pour tous les types de relation causale, excepté pour les relations de rend possible (.46).

Ainsi, les auteurs ont démontré que la nécessité est un critère plus large que la causalité en soi: Les relations causales doivent satisfaire aux deux critères, nécessité et suffisance. Cependant, les travaux de Trabasso et al. (1989) ont trois limites majeures: (1) Les jugements ont été effectués selon un critère causal et un critère de nécessité et la suffisance n’a pas été testée directement. (2) Le nombre de paires de phrases par type de relation causale n’est pas le même (35 RP, 45 Psy, 43 M et 8 Phy). (3) Les paires adjacentes et non-adjacentes ne sont pas différenciées. Ce sont d’importantes limites car la distance entre deux énoncés dans la structure de surface du texte peut affecter la perception de relations causales possibles, par exemple selon leur importance pour la réussite ou l’échec du but (van den Broek & Lorch, 1993). De plus, la distance dans représentation cognitive peut différer selon la force de connexion. En effet, des relations non-adjacentes dans la structure de surface du texte peuvent être représentées de manière très proche dans le réseau si elles satisfont à une force connexion causale.

Notre but était donc d’étudier les facteurs qui peuvent déterminer les forces des relations dans la représentation mentale d’un texte (nécessité/suffisance et distance). Plus particulièrement, nous avons voulu évaluer le rôle des quatre types de relations causales (i.e., causalité physique, motivation, causation psychologique, et relation “rend possible”) dans la représentation du texte, afin d’explorer si de tels effets sont dus à la nécessité/suffisance ou à la distance dans le texte, et pour déterminer si leur influence peut évoluer avec de multiples lectures.

Nous avons employé une procédure similaire à celle de Trabasso et al. (1989), mais qui différait sur de nombreux aspects. Tout d’abord, en plus des valeurs de jugement, nous avons enregistré des latences de réponse et les temps de lecture des événements originaux (la passation de l’expérience était informatisée). De plus, nous avons sélectionné les paires de phrases de telle sorte que le nombre de paires soit le même pour chaque type de relation causale ainsi que pour chaque distance (adjacente vs non-adjacente). Enfin, nous avons rajouté deux conditions (jugement sans lecture et jugement avec double lecture) au protocole expérimental de Trabasso et al. (1989). La condition de double lecture devait nous permettre de tester un aspect méconnu des représentations en réseau, à savoir si de nouvelles connexions sont construites après de multiples lectures ou si les connexions existantes sont renforcées après une deuxième lecture. Le but de la condition de jugement sans lecture était d’étudier l’influence des circonstances du texte sur la détection et le jugement des relations causales.