3.6.6 Discussion

De nombreuses recherches ont mis en évidence l’importance des relations causales dans la construction d’une représentation mentale cohérente de textes narratifs ainsi que divers types de textes expositifs (e.g., Black & Bower, 1980; Goldman & Varnhagen, 1986; Trabasso, Secco, & van den Broek, 1984; van den Broek & Lorch, 1993). Les résultats de l’expérience présentée ici ont approfondi notre connaissance sur les propriétés cruciales des relations causales ainsi que sur la manière dont ces propriétés peuvent affecter la représentation des relations causales. Nous avons étudié au moyen de deux critères, i.e., la nécessité et la suffisance, les effets de quatre types de relations causales et de leur distance dans la structure de surface du texte, sur les jugements de force de connexion de ces relations dans la représentation mentale. Nos résultats ont d’une part, fourni des données qui nous permettent de dire que les lecteurs différencient les types de relation causale implicitement d’après les critères de causalité. La suffisance semble être un critère plus strict que la nécessité dans l’évaluation de la force causale d’une relation, la nécessité incluant les cohérences référentielles. Quand une relation causale existe entre deux éléments, la suffisance détermine leur force de connexion causale, mais quand il n‘existe pas de connexion causale entre deux éléments, la suffisance d’un événement pour un autre n’est plus satisfaite, tandis que la nécessité est maintenue grâce au chevauchement d’argument.

Nous avons également mis en évidence que la distance a une influence sur la représentation mentale a aussi été mise en évidence. Tout d’abord, les paires de phrases adjacentes ont été jugées comme étant plus fortement reliées que les non-adjacentes, ces dernières satisfaisant à moins de suffisance que les paires adjacentes. Un tel déclin n’a pas été observé pour le critère de nécessité. Ainsi, la suffisance apparaît comme étant plus sensible à la distance que la nécessité, et les jugements des paires non-adjacentes présentent une moindre force causale (i.e., déclin de suffisance). Néanmoins, les paires de phrases non-adjacentes ont été jugées comme étant connectées. Cette différence de force de connexion entre des énoncés adjacents et non-adjacents est probablement due au critère requis d’opérativité qui est moins satisfait en distance non-adjacente, et d’autre part à la distance temporelle entre les éléments des paires de phrases. Dans les paires non-adjacentes, les éléments sont séparés par des événements causaux qui peuvent jouer sur la distance causale entre deux énoncés et par conséquent, la force de connexion perçue par les sujets peut décroître.

Comme nous l’avons prédit, le pattern obtenu par Trabasso et al. (1989) a été répliqué sur la distance adjacente. En effet, nos résultats pour les paires adjacentes suivent la hiérarchie de force causale mise en évidence par Trabasso et al. (1989). La causalité physique est suivie de la motivation, ensuite vient la causation psychologique et enfin la relation de rend possible. La différence est que sous le critère de suffisance, la relation de rend possible est plus acceptée que sous le critère causal de Trabasso et al. (1989). Le critère causal incluait nécessité et suffisance, Apparemment, les relations de rend possible peuvent remplir un des deux critères causaux mais probablement pas les deux à la fois.

Pour les paires non-adjacentes, le pattern hiérarchique dans les forces de connexion diffère de celui des paires adjacentes. Dans notre étude, la causation psychologique et la motivation sont fortement connectées, suivies de la relation de rend possible, et enfin, de la causalité physique. Il semble que les relations qui font intervenir un but ou une réaction interne (en tant que cause ou conséquence) sont considérées par les lecteurs comme étant fortement connectées même si les éléments sont éloignés dans la structure de surface du texte. Ceci suggère que les lecteurs essayent de connecter tous les éléments d’un texte à son but, en prêtant attention au succès ou à l’échec du but. En revanche, les causalités physiques ne sont pas pertinentes pour l’issue du texte, ainsi que pour le thème de texte. Ces relations possèdent la force de connexion causale la plus élevée sur une distance adjacente, parce que lorsque les conséquences apparaissent, les causes sont toujours opératives, mais ces relations deviennent faibles quand leur opérativité décline avec la distance. Cette interprétation est renforcée par les résultats obtenus sur la condition de jugement sans lecture des récits. Dans cette condition, les sujets lisaient les phrases pour la première fois au moment de juger leur relation, et par conséquent les causes étaient toujours opératives. Dans ce cas, la différence entre les paires de phrases adjacentes et non-adjacentes perd de sa significativité. Ainsi, nous avons mis en évidence que les différents types de relations causales diffèrent systématiquement dans leur force représentée en mémoire, et que ces différences sont plus importantes pour les paires adjacentes que pour les paires non-adjacentes, puisque ces dernières perdent de leur force de connexion.

La force de connexion détectée par les sujets diffère selon les conditions de jugement. Dans les conditions de lecture (simple et double), les valeurs de jugement causal étaient plus importantes que pour la condition sans lecture. Dans cette condition, les sujets ne pouvaient juger les relations que selon leurs propres connaissances sur le monde physique et social. Le contexte narratif fournit de multiples causes, chacune d’elles comportant une Nécessité et/ou Suffisance imparfaite, permettant aux lecteurs de reconnaître les relations qui autrement auraient été trop difficile à détecter. Ainsi, les récits fournissent des circonstances de jugement qui augmentent la force de connexion causale entre les éléments d’une paire d’événements. Cette interprétation est validée par le fait que la différence de force entre les paires adjacentes et non-adjacentes est beaucoup plus faible dans la condition sans lecture que dans les conditions avec lecture. Apparemment, c’est uniquement lorsque les lecteurs lisent les récits qu’ils arrivent à représenter les paires non-adjacentes comme étant plus faiblement connectées que les paires adjacentes.

Nos ensembles de paires contrôles nous ont permis de valider nos principales hypothèses et ainsi de montrer que les sujets ont correctement effectué la tâche demandée. En effet, les valeurs de jugement étaient plus importantes pour les paires de phrases reliées causalement, que pour les paires des deux ensembles contrôle (inversées et non reliées). De plus, nous avons pu mettre en évidence que dans les deux conditions de lecture, les paires non reliées causalement étaient jugées comme étant plus fortement connectées que les paires inversées. Ce résultat suggère que la temporalité, i.e., une cause n’apparaît jamais après sa conséquence, est un pré-requis pour la causalité, ainsi que le postulent les théories causales telles que le modèle en réseau de transition récursive (voir Trabasso & van den Broek, 1985). Les sujets de la condition de jugement sans lecture n’ont fait aucune distinction entre les paires inversées et non reliées. Ils n’avaient aucun indice pour détecter le décours temporel des récits d’où étaient extraites les paires de phrases, et ont par conséquent jugé les paires de phrases selon les critères qui déterminent la force de la relation uniquement (i.e., nécessité et suffisance), sans tenir compte des propriétés requises de priorité temporelle et d’opérativité.

Enfin, nos résultats sur la seconde lecture apportent des informations nouvelles sur la manière dont les lecteurs représentent un texte et dont leur représentation évolue avec une seconde lecture. Tout d’abord, nous avons mis en évidence l’importance des catégories conceptuelles de phrases pour la construction d’une première représentation mentale du texte par les lecteurs. Lors de la première lecture, les énoncés Situation étaient lus plus lentement que n’importe quelle autre catégorie conceptuelle de phrase (But, Essai, Réaction, Issue). Ceci indique que les lecteurs mettent plus d’énergie à traiter ce type d’information (charge cognitive supplémentaire). Cependant, lorsque les lecteurs traitent les informations d’un texte une seconde fois (condition de double lecture), les énoncés Situation ne font plus appel à des ressources de traitement supplémentaires, puisque la situation évoquée par le texte a déjà été construite. Ainsi, cette catégorie permet au lecteur de se construire un monde narratif possible dans lequel les événements prennent place et sens, mais une fois que le monde narratif a été établi, les Situations ne donnent plus lieu à un traitement plus important. Bien que les résultats observés sur la seconde lecture aient présenté des patterns similaires à ceux de la simple lecture, quelques différences apparaissent, telle que la faible probabilité d’acceptabilité sous le critère de nécessité pour les causalités physiques non-adjacentes. Une interprétation possible est que les lecteurs, après une seconde lecture, sont capables d’activer plus de conséquences possibles entre des événements non-adjacents que lors d’une simple lecture.

Pour résumer, ces résultats indiquent que les lecteurs non experts de la causalité peuvent différencier des forces de connexion causale entre des événements. D’après les théories de logique et de mathématique, une connexion causale existe ou non entre deux événements. Mais la force de ces connexions peut nous permettre de différencier des types de relations causales selon que ces relations satisfont ou non aux critères définis par les philosophes (voir Mackie, 1980). Ces critères causaux de nécessité et de suffisance déterminant la force d’une relation causale entre une cause et sa conséquence peuvent alors être testées directement. De plus, la plupart des études s’intéressent à la relation causale en soi sans tenir compte du contexte qui justifie son apparition (voir Keenan, Baillet & Brown, 1984). Or les critères causaux peuvent uniquement être appliqués étant donné des circonstances. La représentation mentale qui en résulte englobe les connexions causales et ressemble à un réseau. Le concept de réseau inclut la connexion elle-même ainsi que toutes les connexions possibles qui peuvent conduire à l’apparition d’un événement. Il a été mis en évidence que le nombre de connexions influence le recouvrement d’un événement en mémoire (O’Brien & Myers, 1987), tout autant que la force de la relation dont cet événement fait partie. La diffusion de l’activation entre les noeuds du réseau devrait être influencée par la force de la connexion: Plus une connexion est forte, plus le recouvrement de l’information sera rapide (van den Broek & Lorch, 1993). Les deux forces (nombre de connexions et force causale entre deux événements) n’ont jamais été étudiées ensemble. D’après les résultats obtenus dans cette expérience, nous pouvons supposer que la force causale aura une influence majeure opposée à la force de connectivité (nombre de connexions). C’est le point que nous allons aborder dans la suite de ce chapitre, après avoir résumé les principaux apports de l’expérience que nous venons de présenter.