4.3 Inférences causales et force de connexion

Keenan, Baillet et Brown (1984) ont tenté de mettre en évidence, à l’aide de mesures des temps de lecture et de mémorisation d’énoncés, des variations dues à la force de connexion entre la cause et sa conséquence qui ont pour résultat la nécessité de faire des étapes inférentielles. Il ont présenté des couples de phrases à des participants et ont mesuré les temps de lecture de la seconde phrase. Des conséquences (seconde phrase) pouvaient être associées à quatre types de causes qui toutes pouvaient plus ou moins conduire à la même conséquence (4 degrés de connexion causale). Ils ont ainsi comparé les temps de lecture des conséquences associées aux quatre types de causes. Par exemple lorsque la conséquence était:

Leurs résultats ont montré que les temps de lecture augmentaient de manière proportionnellement inversée à la force de connexion causale, ainsi que la mémorisation des énoncés. Les temps de lecture augmentent donc de la force 3 à la force 1. Néanmoins, la relation causale maximale de force 4 ne présente pas les temps de lecture les plus rapides en dépit de sa force de connexion. Les auteurs ont donc mis en évidence une fonction en U inversé proportionnelle à la force de connexion causale entre la cause et la conséquence. L’augmentation des temps de lecture et de la difficulté de mémorisation des phrases est due pour Keenan et al. (1984) aux étapes inférentielles nécessaires à la connexion causale des deux événements. Les lecteurs utilisent leurs connaissances sur le fonctionnement du monde afin d’établir la cohérence entre les deux phrases. Cette cohérence semble donc s’établir selon des liens causaux en priorité. Les auteurs en concluent que les étapes inférentielles nécessaires à la connexion des deux événements requièrent une charge cognitive croissante en fonction du déclin de la force de connexion causale entre les deux phrases. La lecture de la cause correspondant à une force 4 activerait une relation pré-établie en mémoire, et pourrait ainsi donner lieu à la production d’une inférence antérograde causale (prédiction). Néanmoins, la seconde phrase apparaît juste après la lecture de la première, il n’y a donc aucun moyen d’établir si l’inférence est effectivement antérograde (prédiction) ou si elle est rétrograde (connexion effectuée et élaborée lors de la lecture de la seconde phrase). En effet, si l’inférence est antérograde, i.e., activation de connaissances causale lors de la présentation de la première phrase, il pourrait y avoir interférence entre l’information fournie par le texte et les connaissances du lecteur en cas de forte connexion causale. Seule la distance cognitive due a la force causale entre une cause et une conséquence représentée en mémoire a pu être mise en évidence dans cette expérience dont le principe fut reproduit par d’autres chercheurs (Myers Shinjo & Duffy, 1987; Duffy, Shinjo & Myers; 1990).

Cette expérience a été reprise par Myers Shinjo et Duffy (1987), afin de répliquer les résultats obtenus par Keenan et al. (1984). La seule différence par rapport à l’expérience précédente est que ces auteurs ont simplement rajouté des paires de phrases (32 thèmes dérivés selon 4 forces au lieu de 8), afin de prévenir un quelconque effet du matériel. Leurs résultats ont confirmé ceux obtenus par Keenan et al. (1984). Ils ont pu mettre en évidence le même pattern de fonction en U inversé. Les temps de lecture augmentent sous l’effet de la diminution de la force causale. Ils valident aussi les résultats d’interférence dus à une trop forte relation causale (niveau 4) entre deux énoncés. Selon Myers et al. (1987), une relation causale pré-existante en mémoire ne permettrait pas aux lecteurs d’élaborer une connexion entre la cause et la conséquence puisqu’il sont déjà reliés en mémoire sous forme de noeud conceptuel. Le lecteur se contenterait de les relier en surface uniquement sans aucune élaboration.

Afin de confirmer cette hypothèse, Duffy, Shinjo et Myers (1990) ont repris cette expérience mais en demandant aux participants de produire par écrit toutes les élaborations qui leurs semblent nécessaires afin de connecter les deux événements présentés. Leur résultats sur une tâche de rappel des premières phrases étant donnée la seconde en tant qu’indice montrent que la mémorisation des phrases est bien meilleure et qu’elle ne varie pas en fonction des différentes forces de connexion causale. Ces résultats persistent dans la durée (jusqu’à 48 heures). Dans une deuxième expérience de ces mêmes auteurs, les participants ont été limités dans le temps lors de la phase d’élaboration écrite quelque soit la force de la connexion causale entre les énoncés et ce, afin de prévenir un effet du temps d’élaboration sur la mémorisation des phrases (certains couples de phrases sont sujets à plus d’élaboration). Les auteurs ont de nouveau obtenu une augmentation des performances en fonction de la force de connexion causale. De plus, les performances ne chutent plus pour la force de connexion de niveau 4. Les auteurs en concluent donc que la fonction en U inversé provient du manque d’élaborations de la part des lecteurs pour les relations causales de niveau 4 et 1, et ce, pour des raisons opposées. Néanmoins, les ‘raisons de ce manque d’élaboration ne sont pas très claires si on se place dans une optique causale telle que définie par Mackie (1980). C’est ce que nous allons tenté de développer dans la partie qui suit.

van den Broek (1990) a repris les travaux de Myers et al. (1987) et a demandé à des experts d’analyser la force de la relation causale qui relie les couples de phrases, et ce à l’aide des critères de nécessité et de suffisance (Mackie, 1980). Les propriétés requises de priorité temporelle et d’opérativité n’interviennent pas puisque les paires de phrases ne sont pas distantes et sont présentées dans un ordre causal. Les résultats de van den Broek (1990) ont indiqué un bon accord entre les fortes évaluations de nécessité et de suffisance et les scores élevés de l’expérience de Myers et al. (1987). De même que de faibles évaluations en nécessité et suffisance s’accordent avec les faibles scores de l’expérience de Myers et al. Nous pouvons donc en conclure que les forces de connexion causale (nécessité et suffisance) sont de bon indicateurs du lien causal. Néanmoins il nous parait important d’insister sur le fait que dans des circonstances, ces faibles forces causales peuvent devenir plus importantes puisqu’un texte narratif établit un terrain causal qui se développe au fur et à mesure que de nouvelles informations apparaissent.

Si on interprète ces résultats selon le point de vue de la force de connexion en fonction du degré de suffisance (qui est un meilleur critère causal) étant donné les circonstances, il apparaît que le couple de phrases de force 4 se situe au niveau de celui de force 2. En effet, lors de la présentation de textes expérimentaux constitués de deux phrases, les circonstances sont fournies par les événements eux-mêmes. Ainsi l’émergence de la relation causale ne dépend pas de la construction ou de l’activation d’une situation circonstancielle donnée. Par conséquent, l’apparition d’événements causaux paraît injustifiée pour les lecteurs. Dans l’expérience de Keenan et al. (1984) les quatre forces de relation causale correspondent toutes à des relations de causalité physique qui varient dans leur force de connexion à cause non seulement des étapes inférentielles nécessaires afin de connecter les deux événements, mais aussi à cause du degré de manque de circonstances nécessaires à la connexion causale de ces deux événements. La force de connexion et les étapes inférentielles en vue de l’élaboration de liens entre des événements sont dépendantes du terrain causal fourni par l’information du texte. Ainsi, la paire de phrases suivante (force 4):

ne présente aucun champ causal, i.e., n’active aucune des causes primaires qui peuvent justifier le déclenchement, l’émergence d’une telle relation. La relation de pure causalité physique (qui dépend des lois physiques du monde : un coup implique un bleu) est pré-existante en mémoire, mais les circonstances peuvent changer. Le texte doit fournir la situation de représentation de cette relation. Dans ce cas de relation de force 4, le lecteur ne peut pas élaborer de circonstances, de causes, de raisons qui aient amené le frère de Joey à le battre. Nous avons donc deux protagonistes dont l’action de l’un est exposée.

Par contre le terrain circonstanciel ou causal est présent dans l’information fournie par la cause de force 3. En effet, la paire d’événements suivants:

présente des circonstances ‘dévaler la colline à toute allure’ et une cause ‘Joey est tombé de son vélo’. Les notions de vitesse, de danger de lieu fournies par les circonstances amènent le lecteur à la même conclusion que celle établie dans la seconde phrase La connexion causale (inférence à produire) requiert donc moins de charge cognitive.

Les couples de phrases de force 2 tels que

présentent aussi des circonstances mais elles sont moins communes, et ne font pas partie des connaissances les plus actives (probables) que possède le lecteur. Il s’agit de circonstances inhabituelles. La charge cognitive est donc plus importante lors de la production d’une inférence causale. Il ne fait aucun doute que pour les événements de force 1, la relation causale directe n’est pas évidente, ce qui demande au lecteur plusieurs étapes inférentielles afin de connecter les deux énoncés. Il semble que dans un décours temporo-causal, ces deux événements soient très éloignés.

Pour résumer, la force d’une relation causale dépend du lien qui unit la cause à sa conséquence, mais aussi du terrain causal qui permet l’émergence de cette relation causale. Ainsi les élaborations (voir Duffy, Shinjo & Myers, 1990) pourraient non seulement dépendre du manque de force de connexion (faible suffisance) mais aussi du manque de circonstances causales qui aident à l’établissement d’un terrain causal qui fournit une base (un degré) minimal de force causale. Ce qui revient à dire que le manque ou difficulté d’élaboration ne proviendrait pas uniquement de la relation elle-même, mais aussi des circonstances qui l’ont engendrée. Plus il y aura de force de connexion et plus il y aura de circonstances établies pour justifier cette relation, plus facilement elle sera élaborée et intégrée en mémoire.

Les inférences causales sont produites afin de fournir de la cohérence à l’information présentée. Plus la relation sera faible entre deux énoncés présentés, plus le nombre d’inférences requises pour la compréhension augmentera. Le lecteur active et produit des inférences causales à l’aide de ses propres connaissances et raisonnement. Bien évidemment, plus ces connaissances seront disponibles, soit par familiarité soit par activation directe due à la force de connexion établie (la quantité d’inférences à produire dépendrait de la probabilité d’apparition de la conséquence étant donnée la cause), et plus le lecteur sera à même de produire des inférences. Vonk et Noordman dans de nombreux travaux (Noordman & Vonk, 1992; Noordman, Vonk & Kemph, 1992; Noordman, Vonk & Simons, 2000; Vonk & Noordman, 1990) se sont attachés à définir le rôle des connaissances du lecteur dans la production d’inférences causales.