4.4 Le contrôle des inférences pendant la lecture.

Vonk et Noordman (Noordman & Vonk, 1992; Noordman & Vonk, 1998; Noordman, Vonk & Kempff, 1992; Noordman, Vonk & Simons, 2000; Vonk & Noordman, 1990) se sont intéressés aux différentes inférences qui peuvent être produites pendant la lecture. Selon ces auteurs, il existe d’une part les inférences logiques qui sont nécessaires à la compréhension et par conséquent produites de manière “on-line” pendant la lecture; et d’autre part les inférences requises. Les inférences antérogrades quant à elles ne seraient pas produites lors de la lecture spontanée. En effet, les lecteurs se basent sur leurs connaissances afin de relier les événements entre eux. Des processus “top-down” (apport des connaissances sur le traitement du texte) interviennent afin de relier l’information lue aux connaissances du lecteur. Ces traitements relient les informations locales à l’aide des connaissances disponibles immédiatement. D’autres processus font intervenir la recherche après détection du sens. Les processus “bottom-up” (apport des éléments du texte dans l’activation des connaissances du lecteur) ont pour résultat l’établissement d’inférences d’explication qui sont basées sur la mémoire, notamment la mémoire de travail. Les conjonctions ont une place importante dans ces facteurs bottom-up. C’est ce que leurs travaux que nous allons maintenant présenter ont permis de mettre en évidence.

Les processus inférentiels requièrent de la part du lecteur de l’attention ainsi que du temps. Le comportement de lecture suppose donc un but et des consignes qui conduisent à l’intégration des informations et à la production d’inférences. Ceci suppose aussi que le lecteur suive un but. Sa lecture peut être stratégique ou minimaliste ce qui nous amène à faire une distinction entre lecture normale et stratégique. Mais cette distinction ne se pose pas dans le cadre de la compréhension de textes narratifs contrairement à celle de texte expositifs puisque les textes narratifs ne font pas intervenir de connaissances spécifiques. Vonk et Noordman (1990) ont étudié la production probable d’inférence en mesurant les temps de lecture pour des phrases d’inférence. Pour cela ils ont utilisé deux conditions différentes, l’une explicite (ou l’inférence est mentionnée juste avant la lecture de la phrase critique) et l’autre implicite. Leurs résultats ainsi que ceux de Noordman, Vonk et Kempff (1992), Noordman et Vonk (1992), Noordman, Vonk et Simons (2000) ont mis en évidence que le fait qu’une inférence soit produite ou non dépend des conjonctions (e.g., par conséquent; donc), et ce processus prend du temps. D’autre part, cette importance des conjonctions à été confirmée par l’étude sur la lecture experte (Vonk & Noordman, 1990). En effet, les lecteurs ayant une grande expertise du domaine évoqué par le texte vont détecter les fausses conjonctions plus rapidement que les non experts. Ceci suggère l’intervention de connaissances autres que celles basées sur l’information du texte. Vonk et Noordman (1990) se sont demandé si les lecteurs qui ne sont pas familiers avec l’information inférentielle produisent des inférences. Pour ces auteurs, les structures de connaissances sont représentées sous forme de réseau. Ils ont donc établi des triplets de concepts extraits de ces réseaux qui ont été identifiés comme étant causalement reliés par les experts, mais pas par les non experts. Ils en concluent que le processus inférentiel “on-line” dépend des connaissances du lecteur, alors que les inférences dérivées de nouvelles informations ne sont pas produites spontanément pendant la lecture. Les inférences issues d’activation des connaissances disponibles sont faites pendant la lecture. Néanmoins, les non experts devraient appliquer un schéma causal puisque même s’ils ne font pas d’inférences spontanément, la conjonction ‘pourquoi’ dans la phrase devrait suggérer une inférence. Leurs résultats ont montré que les inférences étaient produites pendant la tâche de vérification d’inférences et non pas pendant la lecture de la phrase cible. Les données sur ces tâches de vérification de production d’inférences suggèrent la possibilité que les non experts suivent une stratégie de suspension de la compréhension afin de produire l’inférence pendant la lecture de la phrase suivante. Il se peut donc que des inférences antérogrades ou prédictives ne puissent pas être produites par des non experts. Néanmoins l’étude de récits narratifs simples devrait permettre de mettre en évidence les processus antérogrades de génération d’inférences. Noordman, Vonk et Kempff (1992) ont montré que des lecteurs non experts sont capables de produire des inférences causales même si ce n’est pas de manière spontanée. Par conséquent, dans la lecture de textes narratifs pour lesquels nous sommes tous experts, la production d’inférences causales ne devrait pas être hypothétique.

Les tâches d’amorçage quant à elles ne permettent pas de distinguer si une inférence existante à été construite (élaborée) ou apprise. Garnham et Oakhill (1993) ont cherché à savoir si les inférences dites sémantiques et pragmatiques sont à même d’être produites. Pour cela les auteurs ont fait une distinction entre les inférences nécessaires et les inférences élaboratives. En effet, les inférences nécessaires sont produites afin de relier la cohérence locale ou l’information disponible pendant la lecture. D’autres auteurs ont démontré que ce processus d’inférence pouvait prendre du temps (Haviland & Clark, 1974), i.e., l’inférence est produite lors de la lecture de la seconde phrase. D’autres auteurs encore (Sanford & Garrod, 1986) ont mis en évidence le processus contraire, à savoir que l’inférence est produite lors de la lecture de la première phrase, et par conséquent ne prend pas de temps ce qui est similaire à la production d’inférences antérogrades (voir van den Broek, 1990). Ceci revient à dire que soit l’inférence est encodée dans le lexique mental et fait partie du sens du mot, soit elle ne fait pas nécessairement partie du sens du mot. C’est dans cette double optique que Oakhill (1992) a établi trois types d’inférences qui peuvent être basées soit sur des stéréotypes sociaux (voir aussi Sanford, 1985), soit sur des référents soit enfin sur la causalité implicite des verbes. Ainsi, les connaissances antérieures facilement disponibles donneraient lieu à des inférences automatiques qui ne serviraient pas les cohérences locales et qui ne seraient pas nécessaires pour la cohérence au moment même de la lecture.

En 1994, Singer a repris la méthode expérimentale de Noordman et al. (1992) comportant une condition implicite et une autre explicite afin de reproduire leurs résultats sur les principes distinctifs de la recherche inférentielle après détection du sens, ce qui est un traitement qui prend du temps. Son hypothèse était que cette recherche au-delà du sens pouvait provenir de la cohérence, du but du lecteur ou de l’explication. Singer et al. (1992) ont proposé une analyse logique des inférences qui permettent d’établir la cohérence locale de séquences causales courtes telles que:

La cohérence locale est établie lorsque le lecteur infère que A cause B. Pour cela il doit faire appel à ses connaissances causales sur le monde, à savoir dans ce cas précis: que l’aspirine soigne le mal de tête. Ils observent donc des temps de lecture plus courts pour la phrase B lorsqu’elle est précédée de la cause que lorsqu’elle est précédée d’une phrase neutre issue du même contexte telle que A. “Sarah cherchait de l’aspirine”. Ceci peut s’expliquer par le fait que le lecteur a besoin d’une étape inférentielle supplémentaire afin de connecter les deux événements. En effet, si l’on se situe dans le cadre d’une séquence causale d’événements, la phrase neutre A précède la phrase B de cause directe. Le lecteur doit donc élaborer d’après ses propres connaissances une connexion entre les deux événements, ce qui est compatible avec la notion d’élaboration d’inférences rétrogrades du modèle de van den Broek (1990) que nous détaillerons dans ce même chapitre. Les expériences de Singer et al. (1992) ont permis de mettre en évidence que la génération d’inférences causales implique l’intervention de relations causales pré-existantes dans le monde des connaissances du lecteur. Il n’y a par conséquent pas de frontière établie entre l’information fournie par le texte et l’intervention des connaissances du lecteur. En effet, le lecteur connecte les événements à un niveau de cohérence locale tout en faisant intervenir ses connaissances globales. Sa représentation des événements est donc à la fois locale et globale puisqu’elle est insérée dans sa propre représentation du monde.