4.5 La production minimaliste d'inférences

McKoon et Ratcliff (1992) se sont basés sur une théorie de stratégie minimaliste dans l’étude de la production d’inférences automatiques pendant la compréhension. Cette théorie minimaliste ne peut s’appliquer qu’à la lecture sans but précis tel que l’apprentissage d’informations nouvelles à partir d’un texte. Selon la théorie minimaliste, les inférences automatiques sont produites sous deux conditions. La première est que ces inférences sont faites automatiquement afin de préserver la cohérence locale. La seconde est que ces inférences sont faites automatiquement lorsque l’information requise est hautement disponible. Des auteurs tels que Lakoff (1987, 1995) et Johnson (1987) suggèrent que les expériences répétées des individus ont pour résultat la formation de structures conceptuelles de base qui sont universelles (ce qui se rapproche de la notion de schéma sensori-moteur de Piaget (1961)). D’après Lakoff et Johnson, ces schémas qu’ils nomment K-schémas pour ‘kinesthetic schemas’ sont utilisés pour représenter une grande variété d’objets et d’idées. Ceci est en accord avec l’idée selon laquelle la causalité est essentiellement issue de la perception (Aristote). Ainsi le ou les concepts de causation qui se développent en chacun de nous peuvent être appréhendés comme des connexions entre des événements et concepts (pour ce qui est de la compréhension narrative). Ce type de connaissance de la causalité constituerait un noeud stratégique et conceptuel qui pourrait permettre de détecter des connexions entre événements et ainsi produire des inférences causales produites à l’aide d’une représentation globale du monde par le comprenant et l’établissement de représentations épisodiques de la situation à traiter qui seront par la suite intégrées dans le monde des connaissances du lecteur pour constituer de nouvelles connaissances hors circonstances (Noordman & Vonk, 1998). Selon toujours Lakoff (1987) et Johnson (1987), dans la génération d’inférences, il y a toujours une corrélation entre la structure du domaine abstrait présenté et la structure du domaine concret dans le cadre de la production d’inférences spatiales. Cette corrélation peut aussi se concevoir comme la manière d’interpréter les concepts d’un texte, i.e., interprétation causale du contenu explicite d’un texte associée à l’interprétation du contenu non explicite à savoir la production d’inférences dans le cas où les conjonctions causales n’apparaissent pas.

Glenberg et Mathew (1992) ont essayé de développer une distinction entre les inférences et l’information qui accompagne une représentation (activations associées). Pour ces auteurs, lorsque nous pensons au terme d’inférence nous appliquons un processus de logique aux données recueillies (par utilisation d’hypothèses ou de prémisses). Ainsi en compréhension de texte, les chercheurs envisagent le texte comme étant un contenu d’idées basiques sur lequel l’application des processus d’inférences les amènent au delà des idées basiques qu’ils possèdent sur les inférences. Ceci nous amène à nous demander si ce sont les inférences produites par l’individu lecteur à l’aide de son raisonnement qui sont étudiées, ou si ce sont les inférences hypothétiques issues de la logique du chercheur. Glenberg (1993) répond lui-même à ses interrogations en postulant que les textes n’ont pas d’idées en soi. Elles ne peuvent exister que dans les esprits. De plus, même la plus basique des idées issue d’un texte requiert que le texte soit interprété, tout en sachant que l’interprétation est toujours relative à quelque chose d’antérieur (Sanford & Garrod, 1981). O’Brien et Albrecht (1992) ont d’ailleurs démontré que ne pas prendre en compte les connaissances antérieures dans la production d’inférences pouvait conduire à de mauvaises interprétations. Néanmoins, une fois que les idées sont formées chez l’individu, des processus logiques entrent en jeu afin de produire des inférences sous certaines circonstances. Ce type de pensée fournit selon Glenberg (1993) une nouvelle approche de la perspective de la théorie minimaliste. En effet, quelle sorte de compréhension peut atteindre le lecteur lorsqu’il ne s’engage pas dans des processus inférentiels complexes et se contente de construire une interprétation en utilisant uniquement des hypothèses de probabilité antérieures? Ce type d’inférence minimaliste à été décrite à travers ‘l’effet survivant’ (survivor effect, Barton & Sanford, 1994) et ‘l’illusion de savoir’ (illusion of knowing, Glenberg, Wilkinson & Epstein, 1982). Glenberg (1993) reprend l’exemple de Barton et Sanford (1994) dans lequel ils demandaient aux participants de produire une solution au problème suivant:

Un avion de tourisme s’écrase dans les Pyrénées et les morceaux sont répartis de façon égale entre la France et l’Espagne. Où doit-on enterrer les survivants?

Seulement 66% des participants se sont aperçus que les survivants ne s’enterrent pas. Ceci est d’autant plus étonnant qu’uniquement 23% des participants se sont rendus compte de l’anomalie lorsque le mot ‘survivants’(survivors) était remplacé par ‘les morts survivants’ (surviving dead). Il semble que les sujets pour leur compréhension se soient basés sur le texte uniquement afin de proposer des solutions qui leur paraissent cohérentes. La logique du texte a prévalue sur la logique de raisonnement. Leur cohérence est donc basée sur la logique de la structure du texte présenté et non sur leur propre logique. Lorsque la structure causale du texte, ici sous forme de syllogisme, est forte, le lecteur peut ne pas avoir recours à la production d’inférences issue de ses propres connaissances. Selon Barton et Sanford (1994) les participants ont compris le texte en développant une interprétation situationelle globale du texte. En effet le concept de ‘morts’ est consistant avec la situation globale de crash d’avion, mais non consistant avec la situation locale de ‘survivants’. Afin de vérifier cette hypothèse, les auteurs ont effectué la même expérience en changeant la situation globale et en remplaçant le thème d’accident d’avion avec celui d’accident de bicyclette. Le taux de détection de l’anomalie est passé de 34% à plus de 80%. Selon Glenberg (1993), ces résultats prouvent que les lecteurs se forment une interprétation globale, sans pour autant s’engager dans une production d’inférences globales. D’après leur difficulté à détecter l’anomalie de ‘survivants morts’, il semble peu probable que les lecteurs utilisent des propositions basées sur le texte afin d’initier un traitement inférentiel.

Si l’on considère les relations causales d’un texte, de plus en plus de chercheurs tentent avec succès de valider l’hypothèse selon laquelle les inférences causales sont à la base du processus de compréhension. Ces inférences peuvent être basées sur l’information causale fournie par le texte, ou fournie par les connaissances antérieures du lecteur ou enfin, par le raisonnement causal qui semble être ‘inné’ pour tout individu (voir notre introduction philosophique sur l’évolution de la causalité). Il est évidemment plus aisé de mettre en évidence l’importance des inférences causales en présentant des informations causalement reliées. Néanmoins, ces informations correspondent à un schéma analytique de pensée causale commun à tout individu.

Keefe et McDaniels (1993) ont étudié la production d’inférences prédictives. Ils ont repris les expériences de Potts, Keenan et Golding (1988) qui avaient utilisé une tâche de dénomination de mots cibles faisant référence à des phrases prédictives, et en ont réalisé trois. Keefe et McDaniels (1993) ont repris la même procédure expérimentale, à savoir une procédure de dénomination de mots cible après lecture de phrases. Ils ont dans un premier temps présenté une série de phrases que les participants devaient lire à haute voix, avant d’effectuer la tâche de dénomination de mots cibles (après la lecture de chaque phrase). Les mots cibles réfèrent à une prédiction (inférence à produire). Dans cette première expérience ces phrases pouvaient être de type prédictives (induisaient la prédiction) explicites (la prédiction est explicitement établie) ou de type contrôle (aucune prédiction n’est envisagée). Leurs résultats ont montré des temps de dénomination des mots cibles plus courts après lecture des phrases prédictives et explicites que pour des phrases de type contrôle. Ainsi les lecteurs produisent des inférences de prédiction, i.e., antérogrades lorsque le contenu causal d’un événement est suffisant pour pouvoir l’induire. Néanmoins sur une seule phrase il demeure problématique de conclure que les inférences produites sont élaborées et non pas de simples activations transitoires.

Dans une seconde expérience les auteurs ont présenté les couples de phrases de Potts et al. (1988) correspondant aux trois types de phrases précédents, ainsi qu’un type supplémentaire nommé ‘cohérente’ dans laquelle la seconde phrase est reliée causalement avec la phrase prédictive. C’est en quelque sorte une conséquence de la phrase cible à inférer. Leurs résultats montrent des différences lorsque la lecture des phrases était perturbée par une technique d’omission de lettre (des lettres sont remplacées par des tirets afin de forcer les participants à élaborer de contenu des phrases). Dans leur seconde expérience en lecture normale, les mots cibles ne présentent plus de temps de dénomination plus courts pour les mots cible après lecture de phrases prédictives (par rapport aux phrases contrôle), ni après lecture des phrases cohérentes et explicites. Lorsque la lecture est perturbée, les temps de dénomination des mots cibles sont plus courts après lecture de tous les types de phrases excepté pour les phrases cohérentes. Par conséquent la lecture de plusieurs phrases donnerait lieu selon les auteurs à une désactivation des prédictions produites pendant la lecture de la première phrase. Une troisième expérience ajoutant un délai entre la lecture et la tâche de dénomination confirment leur hypothèse selon laquelle, les inférences concernant les prédictions sont produites pendant la lecture mais uniquement de manière transitoire. Or ces expériences ne tiennent pas compte de la notion de distance entre une cause et sa conséquence à venir, ni de la force de connexion causale entre ces événements.

Toutes les expériences que nous venons de présenter étudient les inférences causales à partir de textes très courts et prenant en compte des relations adjacentes dans la structure de surface du texte. Or les récits sont des ‘tout’ cohérents. Il sont organisés autours d’une structure narrative de buts sous-buts qui incitent à la production d’inférences plus globales afin de dégager le sens du texte à travers sa signification (se qui se rapproche d’une position constructiviste de la lecture).

Graesser et Clark (1985) ont présenté des récits phrase par phrase à des participants qui devaient répondre, après chaque phrase à des questions du type: Comment, Pourquoi que va-t-il arriver? Les concepts les plus fréquemment cités par les participants ont ensuite servi à la construction de récits. Ces concepts étaient intégrés à des phrases de but et ont constitué des mots cibles dans une tâche de décision lexicale. Il ont ainsi pu mettre en évidence que les temps de décision lexicale étaient plus rapides pour des mots cibles faisant référence à des phrases de type but. Par conséquent, les lecteurs ont bien construit une représentation globale du texte centrée autour des buts.

De même que Suh et Trabasso (1993) ont utilisé des textes longs afin de démontrer que des inférences causales de but étaient produites pendant la lecture. Les auteurs ont utilisé le modèle en réseau de transition récursive (RTN, Trabasso & van den Broek, 1985) afin de décrire la structure causale du texte sous forme d’épisode comportant un but principal relié à des sous buts. Il ont ensuite utilisé la méthode de ‘penser à haute voix’ (think aloud protocol) dans laquelle les participants doivent générer des inférences à haute voix, i.e., dire tout ce qui leur vient à l’esprit après la lecture de chaque phrase. Les participants devaient également effectuer une tâche de décision lexicale “on-line” pendant la lecture dans laquelle des mots cibles faisaient référence aux buts et sous-buts des récits labelisés d’après le modèle RTN.

Suh et Trabasso ont ainsi construit 2 types de récits. Dans le premier type de récits le but initial (principal) était atteint à la fin du texte uniquement (but échoué). Dans le second type de récit, le but initial est atteint (réalisé) vers le début du récit (ce sont des récits contrôle). Tous leurs résultats furent convergents (1. Analyse par le modèle RTN, 2. Think aloud protocol, 3. Décision lexicale). Les lecteurs gardent en mémoire les informations relatives au but initial tant qu’il n’a pas été atteint.

Nous pouvons comparer ces résultats avec la théorie du modèle RTN selon laquelle toutes les informations sont reliées au but par une relation de motivation tant qu’une action ou qu’un événement dépend du but initial elle lui sera connectée à l’aide d’une relation causale directe (voir chapitre 2). Ceci est logique puisque le but principal justifie toutes les actions du récit tant que celui-ci n’est pas atteint, il fait partie du terrain causal qui engendre les connexions causales et par là les inférences causales rétrogrades nécessaires à la compréhension. Mais en même temps lors de l’apparition du but principal des inférences antérogrades peuvent être produites dans le cas de textes narratifs pour lesquels la lecture ne doit pas faire appel à des connaissances spécifiques du lecteur. Ceci démontre une fois de plus que l’activité de raisonnement causal (ou d’argumentation Martins & Le Bouédec, 1998) semble donner lieu à une meilleure représentation et récupération des informations en mémoire, i.e., une meilleure compréhension.

L’activité de lecture de textes narratifs correspond à une activité d’expertise pour les adultes. Ainsi, des informations peuvent rester en mémoire de travail et être traitées en parallèle sans trop de difficulté pour les participants. Les connaissances qui interviennent sont des connaissances générales sur le fonctionnement du monde facilement disponibles en mémoire. De plus, la plupart des inférences causales étudiées sont des inférences rétrogrades qui se basent sur l’information du texte et les connaissances du lecteur en cas de rupture de la cohérence. Ainsi le lecteur produit une inférence d’élaboration qui permet de relier et d’intégrer les informations du texte. Néanmoins, il est logique de penser que les lecteurs sont à même de générer des inférences antérogrades ou proactives puisqu’ils espèrent la réalisation des buts lors de la lecture de récits, bien que pour de nombreux auteurs les inférences antérogrades ne soient pas produites lors de la compréhension de textes, puisqu’elles ne sont pas nécessaires à la compréhension (Martins & Le Bouédec, 1998). Ces inférences proactives d’élaboration ne peuvent être mises en évidence qu’à travers des techniques de décision lexicale et ce type d’inférences n’aurait été étudié qu’à travers des textes prédictifs (Murray, Klin & Myers, 1993). C’est ce que néanmoins nous allons tenté de mettre en évidence à travers une tâche “on-line” de décision lexicale en utilisant des textes narratifs. Pour cela nous nous sommes basées sur le modèle de production d’inférences causales de van den Broek (1990) qui permet de prendre en compte les différences de forces causales (que nous avons mis en évidence dans notre second chapitre), et de tester leur influence sur la production d’inférences antérogrades causale.