CONCLUSION

Les recherches que nous avons effectuées, s'inscrivent dans la lignée des travaux qui considèrent que comprendre un texte requiert de la part du lecteur d'identifier les relations causales entre les différentes parties d'un texte, ce dernier étant perçu et représenté en mémoire comme une structure cohérente plutôt que comme une collection d'éléments isolés non reliés. Les relations causales jouent un rôle spécifique et central. Spécifique, car tout raisonnement (en compréhension de texte et en logique) traduit des relations de cause à effet. Central, car de nombreuses recherches (van den Broek & Lorch, 1993; van den Broek, Risden & Husebye-Hartmann, 1995) ont montré la pertinence psychologique de la représentation de la structure causale d'un récit sous la forme d'un réseau dans lequel de multiples connexions directes sont possibles. Ceci nous a conduit à nous intéresser à la nature et à la force de la relation causale en fonction des critères de nécessité et de suffisance dans les circonstances du texte. Nous avons tenté de comprendre quels sont les événements les mieux représentés en mémoire par le lecteur, ceux qui ont un nombre important de connexions causales ou ceux qui ont une forte relation causale, afin de mettre en évidence l'importance des connaissances et du raisonnement du lecteur dans la construction d'une représentation cohérente du texte, et sur la production d’inférences causales antérogrades.

Nous avons donc mis en évidence que la représentation mentale que le lecteur se construit rassemble un réseau de connexions causales qui relient des événements qui peuvent être proches ou distants dans la structure de surface du texte. Nous avons ensuite démontré que des forces de connexion causale pouvaient être expérimentalement identifiées à l’aide des critères philosophiques de nécessité et de suffisance (Mackie, 1980). A la suite de ces résultats, nous avons testé l'influence du critère de suffisance (qui est un meilleur critère causal) sur la construction de la représentation en mémoire d'un récit, et ce à l'aide d’une procédure de reconnaissance amorcée (van den Broek, 1993) en faisant varier le nombre de connexions et la force de ces connexions. Notre hypothèse principale vérifiée est que l'accès à la représentation en mémoire devrait être facilitée en cas de forte connexion causale. En effet, dans une représentation en mémoire sous forme de réseau causal, les événements représentés forment les noeuds du réseau, et les relations causales, les connexions. La propagation de l'activation entre les noeuds du réseau dépend de la force de connexion causale (critère de suffisance), donc plus forte sera la connexion causale, plus rapide sera la propagation. Les connexions du réseau s'effectuant grâce au critère de force causale, un événement connecté causalement sera plus rapidement reconnu qu'un événement avec de nombreuses connexions, mais satisfaisant à moins de suffisance. Toutes les données que nous avons recueillies jusque là portaient sur les représentations off-line de textes narratifs. Nous nous sommes donc basées sur le modèle de production d'inférences causales (van den Broek, 1990; van den Broek, Risden & Husebye-Hartmann, 1995) afin de démontrer que les lecteurs génèrent au cours de la lecture (de manière ‘on-line’) des inférences antérogrades qui sont de deux types: Le maintien de l’événement focal en cas de moyenne suffisance et l’élaboration de prédictions en cas de forte suffisance.

Nous avons ainsi pu mettre en évidence l'importance de l'intervention des connaissances causales (inhérentes à tout individu) et l'utilisation des forces causales dans la construction d'un modèle de situation (Kintsch, 1988; van Dijk & Kintsch, 1983; Kintsch & van Dijk, 1978). En effet, il est nécessaire de tenir compte de l'influence des connaissances du lecteur et de ses standards de cohérence sur la recherche de suffisance et ainsi, sur la représentation en mémoire d'un texte. La compréhension de textes ne se limite pas à l'identification des relations entre les différentes parties du texte, elle dépend aussi de l'identification des relations entre le texte et les connaissances du lecteur.

L'intérêt de recherches futures résiderait dans la manipulation expérimentale fine de variables telles que les types de relations causales, la force de connexion, les critères de temporalité et d’opérativité. D’autre part, les données recueillies sur l'importance du critère de suffisance dans le maintien et la recherche de cohérence dans les activités de compréhension de textes, pourraient nous permettre d'améliorer les modèles théoriques et mathématiques existants (Trabasso & van den Broek, 1985; van den Broek, 1990; van den Broek, Risden & Husebye-Hartmann, 1995). En effet, nous pourrions tenir compte, par exemple, de paramètres non intégrés dans ces modèles, i.e., la distance entre deux événements, l’influence des circonstances du texte, la temporalité causale versus la temporalité de présentation des événements.

Pour cela, il nous faudrait comparer nos données sur les représentations ‘off-line’ et ‘on-line’ à des prédictions dérivées de modèles connexionnistes et/ou hybrides, ce qui permettrait d'affiner les hypothèses sur l'organisation des connaissances en mémoire ainsi que sur les processus cognitifs mis en jeu dans la compréhension de différents types de textes (i.e., récits, textes expositifs et descriptifs). Le modèle computationnel formel de compréhension et de rappel de récits (Fletcher, van den Broek & Arthur, 1996) nous semble intéressant. Il comporte deux composantes, une composante de compréhension et une composante de recouvrement. La composante de compréhension prend comme entrée une liste de propositions qui forme le récit, la localisation des clauses et leurs liens phrastiques à l'intérieur de la liste de proposition, ainsi qu'une liste de connexions causales entre les propositions (et les énoncés). Le modèle produit en sortie un réseau de propositions dans lequel chaque connexion reçoit une force. Dans cette structure de recouvrement “ output ”, les propositions les plus fortement associées sont celles qui font partie du même énoncé, suivies des associations entre les propositions reliées causalement. La composante de recouvrement du modèle prend comme entrée la structure de recouvrement créée par la composante compréhension, et produit en sortie une liste des propositions rappelées. Le modèle simule donc le rappel de textes narratifs en essayant de reconstruire un chemin causal qui connecte le début d'un texte à sa fin. Ces connexions s’établissent selon les standards de cohérence du lecteur. Deux types de cohérence ont reçu une attention particulière et semblent être en jeu dans un large champ de situations de lecture : La clarté anaphorique et l'explication causale. La clarté anaphorique s'obtient quand le lecteur a clairement identifié les référents des objets, personnes et autres, dans la phrase qui est lue. L'explication causale s'établit, pour le lecteur, quand la phrase qui est lue est suffisamment expliquée. Les concepts qui sont activés à un quelconque point particulier du texte peuvent provenir de trois sources. La première est la phrase focale: Les concepts qui sont explicitement mentionnés, ainsi que ceux qui leur sont associés seront activés en mémoire sémantique ou épisodique (Kintsch, 1988). Une deuxième source est le cycle précédent de lecture: Des concepts du cycle précédent peuvent être maintenus dans le cycle courant. Parmi les concepts qui sont susceptibles d'être transportés à partir des cycles de lecture antérieurs se trouvent ceux qui était référentiellement proéminents (stratégie du bord d’attaque, Kintsch & van Dijk, 1978, voir notre premier chapitre), ceux qui décrivent le but du protagoniste (Trabasso & Suh, 1993), et ceux qui décrivent des événements qui ont des antécédents mais pas de conséquence (Fletcher & Bloom, 1988).

Si ces deux sources fournissent la clarté anaphorique et la cohérence causale, le lecteur continue de lire les phrases du texte sans avoir besoin de traitement additionnel. Dans le cas contraire, le lecteur peut se baser sur une troisième source définie comme le recouvrement de concepts à partir du texte antérieur: Le lecteur peut réactiver ou réinstaurer de l'information qui a été rencontrée plus tôt dans d'autres cycles de lecture. Il peut aussi explorer ses connaissances antérieures (initiales) pour remplir le contenu anaphorique et causal manquant (Golden & Rumelhart, 1993; Graesser & Clark, 1985; van den Broek et al., 1993).

La recherche à travers la base de connaissances du lecteur et sa mémoire, ainsi qu'à travers le mécanisme d'accès à la cohérence peut prendre diverses formes. Une des possibilités est que la base des connaissances peut être atteinte au cours de deux étapes (van den Broek, & Lorch, 1993). Dans la première étape, un accès rapide est effectué afin de déterminer si la mémoire du texte par le lecteur ou la base des connaissances générales contient des informations qui peuvent fournir la cause ou l'anaphore manquante. Si l'accès est concluant, une deuxième étape plus lente suivra et dans cette étape l'information désirée sera recouvrée. Si l'accès initial n'est pas concluant, la recherche peut être étendue (à l'aide par exemple une diffusion de l'activation), ou alors, le lecteur peut suspendre la compréhension en anticipant le fait que le texte subséquent fournira une solution (résolution). La sélection d'un des deux chemins par le lecteur, dépend de facteurs tels que la motivation, le temps disponible et autres. Ce modèle est similaire à celui proposé par Huitema, Dopkins, Klin et Myers (1993), et Myers, O'Brien, Albrecht et Mason (1994), la résonance-suivie-du-recouvrement. Il a été mis en évidence que le recouvrement lors de la lecture est un processus à deux étapes. Par exemple, les lecteurs souvent ne ralentissent pas leur lecture quand une rupture de cohérence se produit et quand le texte antérieur ne fournit pas de résolution. Cependant, les lecteurs ralentissent si le texte subséquent échoue à fournir l'information manquante (O'Brien, 1980; van den Broek & Thurlow, 1990). Une seconde possibilité pour le processus de recherche du lecteur est que l'activation se diffuse uniformément jusqu'à ce qu’un certain degré de résonance ou d'harmonie, comme défini par la compatibilité anaphorique ou causale, se produise entre l'information qui est recouvrée et celle de la phrase courante (Britton & Eisenhart, 1993; Smolensky, 1986). A ce moment, le processus inférentiel s'achève sans que le recouvrement explicite ne prennent place nécessairement. Les activations d’éléments fluctuent donc au cours de la lecture. Une source potentiellement puissante de fluctuation d'activations est l'effort du lecteur pour comprendre chaque phrase qu'il rencontre dans le texte. D'après cette notion, qui est partagée par de nombreux auteurs (voir notamment Graesser & Kreutz, 1993; Kintsch, 1988; McKoon & Ratcliff, 1992; O'Brien & Albrecht, 1991; Singer, 1994; Trabasso & Suh, 1993; van den Broek, 1990), les lecteurs mettent en place un but ou un standard de cohérence et s'engagent dans une activité inférentielle afin d'atteindre le standard. Ces processus inférentiels, en contrepartie, dictent les patterns d'activation qui se produisent pendant la lecture.

Les buts de lecture et les standards de cohérence varient que ce soit entre ou pour un même individu. Selon ses habiletés de lecture, son propos de lecture, sa motivation etc..., un lecteur peut adopter un large ensemble de standards de cohérence (voir Graesser & Kreutz, 1993; Lorch, Klusewitz & Lorch, 1993, Lorch, Lorch & Klusewitz, 1995; van den Broek & al., 1993). Par exemple, si un lecteur recherche une plus grande compréhension du texte, ses standards de cohérence seront plus stricts. Cet ajustement des standards aura pour résultat un paysage d'activations différent et l'identification de relations sémantiques différentes.

Ces fluctuations d’activations ainsi que les notions de représentations ‘off-line’ et ‘on-line’ ont été implémentées par van den Broek, Young, Tzeng et Linderholm (1998) dans leur modèle ‘Landscape’ qui simule les processus inférentiels et la construction “ on-line ”, i.e., à chaque cycle de traitement, d’une représentation en mémoire. Ce modèle est une version améliorée de celui de Fletcher, van den Broek et Arthur (1996).

Ce modèle ‘Landscape’ fait partie d’une troisième génération de recherches en psychologie cognitive qui intègre les données des deux générations précédentes (Gustafson & van den Broek, 1998). La première génération se focalisait sur ce que les lecteurs se rappellent des textes qu'ils ont lu. Le but de cette première génération de recherches cognitives en compréhension de textes était de déterminer les traits qui définissent ce que les lecteurs rappellent et de tirer des conclusions quant à la nature de la représentation en mémoire qui résulte de la lecture. Un ensemble de modèles développés dans cette génération de recherche mettait en relief les influences top-down sur la mémoire, en se focalisant sur le rôle des éléments de texte dans la structure entière du texte. Les exemples incluent les grammaires de récit (e.g., Mandler & Johnson, 1977; Stein & Glenn, 1979) et la théorie du script (Schank & Abelson, 1977; voir aussi Trabasso & van den Broek pour le modèle RTN, 1985) pour les textes narratifs; et les théories hiérarchiques (Meyers, 1975) pour les textes expositifs.

Un second ensemble de modèles s’est focalisé sur les effets bottom-up, i.e., le rôle que chaque élément du texte joue dans le maintien de la cohérence avec d'autres éléments individuels. Ces modèles font ressortir le fait que les lecteurs tentent de construire des représentations mentales qui sont cohérentes en fonction de leurs structures référentielles (Kintsch, 1988; Kintsch & van Dijk, 1978) ou causales (Trabasso, Secco & van den Broek, 1984; voir aussi Goldman & Varnhagen, 1986; Graesser & Clark, 1985).

Avec le développement des méthodologies qui permettent de mesurer les activités on-line et les activations (techniques de traçage des yeux, ou de "Probe" = mots indices) au milieu des années 1980, l'attention s'est portée non plus sur le produit de la lecture, la représentation en mémoire, mais sur le processus réel de lecture lui-même. Le but de cette seconde génération de recherches cognitives était de décrire et comprendre ce que les lecteurs font quand ils traitent un texte. Dans ce cas présent, la focalisation était faite sur l'action équilibrante que les lecteurs doivent réaliser : D'une part, le lecteur doit faire des inférences afin de comprendre le texte, mais d'autre part, il dispose de ressources disponibles limitées en mémoire de travail ou attentionnelle pour le faire.

Les modèles de cette génération décrivent les processus cognitifs qui prennent place “ on-line ”, pendant la lecture: A savoir quelles sont les inférences que les lecteurs produisent de façon routinière (et quelles sont celles qu'ils ne produisent pas), et comment les contraintes des ressources attentionnelles limitées et le besoin de compréhension interagissent pendant la lecture. Des exemples de tels modèles sont la stratégie de l'état courant (Fletcher & Bloom, 1988), le modèle de production d'inférences (van den Broek, 1990a), le modèle de construction-intégration (Kintsch, 1988), les théories minimalistes (McKoon & Ratcliff, 1992), les théories constructionnistes (Graesser, Singer, & Trabasso, 1994; Singer, Graesser, & Trabasso, 1994) et le modèle de construction de structures (Gernsbacher, 1990).

Ces deux générations de recherches continuent d'exister et d’apporter des points de vue importants sur la compréhension et la mémoire en lecture. Cependant, au milieu des années 1990 une troisième génération de recherches s'est développée. Son but est d'intégrer les aspects ‘on-line’ et ‘off-line’ de la lecture (Goldman & Varma, 1995; Langston & Trabasso, 1988; van den Broek, Risden, Fletcher, & Thurlow, 1996). Ainsi, la focalisation se fait sur les processus de lecture et sur la représentation en mémoire, et le plus important, sur la relation entre les deux. Cette relation est complexe et bidirectionnelle parce que non seulement la représentation se modifie constamment au fur et à mesure que le lecteur rencontre et comprend du texte nouveau, mais la représentation qui se développe elle-même, fournit au lecteur une importante ressource pour comprendre le texte qui suit. Ainsi, la compréhension d'informations nouvelles met à jour la représentation en mémoire qui à son tour influence la compréhension qui suit. Le modèle Landscape permet de rendre compte des processus on-line et de la représentation off-line, ainsi que de leur interaction.

Les principales composantes de ce modèle sont que les lecteurs disposent de 4 sources potentielles d'activation (similaires à Fletcher, van den Broek & Arthur, 1996). La première est le texte qui est en train d'être traité. La seconde est constituée du cycle de lecture qui précède immédiatement: Quand le lecteur entame un nouveau cycle, l'information qui était activée dans le cycle précédent est probablement, tout du moins en partie, transportée et disponible pour le traitement. La troisième est que les lecteurs peuvent réactiver des concepts qui ont été traités dans des cycles de lecture, même plus précoces (bien entendu ces concepts ont été eux-mêmes dérivés d'une des 4 sources). La quatrième est qu'ils peuvent avoir accès à, et activer des connaissances antérieures. Ainsi, les lecteurs ont chacune de ces 4 sources disponibles pour activer des concepts lors de la lecture. Mais les chercheurs ne sont pas tous d'accord pour dire quelles sources sont effectivement utilisées dans un cas particulier, comme le montre le débat entre "minimalistes" et "constructionnistes" (Graesser & al., 1994; McKoon & Ratcliff, 1992; Singer & al., 1994). Mais le point important est que la plupart des chercheurs s'accordent sur le fait que les lecteurs, à divers moments, activent des concepts de chacune des 4 sources. Le résultat de l’accès à ces sources d’activation croisé avec la capacité de mémoire à court terme limitée du lecteur, donne lieu à des ‘pics’ et des ‘vallées’ d’activation pour un même concept tout au long de la lecture. Ainsi, le modèle ‘Landscape’ postule que les concepts peuvent être activés à différents degrés. Cette vue diffère de la notion du tout ou rien d'après laquelle un concept est soit activé soit non activé. Ce qui est semblable à approche causale probabiliste dans des circonstances (degrés de connexion). Ainsi, certains concepts peuvent être au centre de l'attention pendant que d'autres restent en arrière plan, toujours activés mais moins. Le modèle simule également les ressources attentionnelles du lecteur en postulant qu’un pôle d'activation limité est disponible. Ce pôle peut être distribué sur les concepts. Si un lecteur active très fortement quelques concepts, le pôle qui est disponible pour les autres concepts diminue et seuls quelques concepts supplémentaires peuvent être activés (leurs activations seront faibles). Cette approche des ressources attentionnelles contraste avec la notion de mémoire de travail supposée être composée d'un nombre déterminé d’éléments. Une des conséquences du pôle d'activation est qu'au fur et à mesure que les lecteurs avancent dans un texte et accumulent des informations, ils doivent soit distribuer les ressources disponibles plus sélectivement, soit recréer plus de ressources en concentrant leur attention. La concentration des ressources conduit les auteurs à établir la notion de cohorte d’activation. En effet, dans ce modèle ‘Landscape’ le traitement d'un concept s'accompagne d'une cohorte d'activation. Quand un concept est activé, d'autres concepts qui lui sont connectés, i.e., sa cohorte, seront en quelque sorte également activés. Cette vue est très proche de la théorie explicite/implicite du raisonnement en mémoire développée par Sanford et Garrod (1990). Dans le Landscape, le taux d'activation pour un concept recouvré secondairement est une fonction de la force de sa relation avec le concept primairement recouvré et du taux d'activation que le concept primaire a reçu. Ce qui se rapproche des données que nous avons recueillies dans notre second chapitre et qui mettent en évidence que la force de connexion causale prédomine sur le nombre de connexions causales. De plus, le paramètre de la cohorte d'activation capture l'étendue selon laquelle l'activation d'un concept premier est transféré aux membres de sa cohorte. Ce paramètre peut aller de "0" (pas d'activation de cohorte) à "1" (l'activation de concepts cohorte est maximale). Au fur et à mesure que la représentation mentale d'un texte pour le lecteur émerge pendant la lecture, de nouveaux concepts sont ajoutés et de nouvelles associations sont formées. Ainsi, la cohorte d'un concept à un point du texte diffère de sa cohorte à un autre point et par conséquent, les activations qu'elle génère aussi. De cette manière, la représentation émergente exerce une influence puissante sur le processus ‘on-line’ qui, en contrepartie influence d'autres changements plus tardifs dans la représentation. De plus, une partie de la cohorte du concept est le concept lui-même. Ainsi, un concept peut maintenir sa propre activation à travers l'activation de la cohorte. Le nombre de connexions a donc une influence sur la représentation et le maintien de l’activation d’un concept tel que nous l’avons mis en évidence expérimentalement dans notre second chapitre, mais la force de la connexion (la force de l’activation dans la cohorte) semble avoir une influence majeure.

La représentation qui émerge (tout comme une relation causale émerge d’un terrain causal) conduit à l’encodage des associations ordonnées (selon les degrés de force) sur les concepts du récit et leurs niveaux appropriés d'activation. Cet encodage est contenu dans un réseau de connexions directionnelles (selon une règle asymptotique) entre les concepts, en incluant les connexions propres (i.e., la force de noeud ou cohorte d’activation). La construction de connexions entre les concepts permet au modèle d'anticiper et d'encoder l'activation d'un concept sur la base de l'activation des autres concepts. Ce qui se rapproche de la production d’inférences antérogrades basées non seulement sur les attentes du lecteur, mais aussi sur le jugement d’importance que les lecteurs portent sur les énoncés d’un texte. Ces connexions permettent en retour au modèle de reconstruire l’entrée originale pendant le rappel. Ce qui se rapproche de la notion de mémoire épisodique à un moment donné du traitement d’une information. Ainsi la distance dans la structure de surface du texte et la distance cognitive dans la représentation en mémoire peuvent être simulées.

Il nous paraît intéressant dans le futur de tenter de rechercher des conditions possibles dans lesquelles les connexions dans la représentation pourraient être symétriques et non pas uniquement asymptotiques. En effet, il semble que la priorité temporelle donne aux connexions leur dimension unidirectionnelle, puisque la cause ne peut se produire après sa conséquence. Mais si le lecteur encode l’entrée originale en mémoire et si la conséquence, sous condition qu’elle soit temporellement contingente avec la cause, est présentée avant sa cause, il est probable que la connexion entre ces deux événements soit bidirectionnelle. De plus, dans le cas de relations convergentes (voir notre introduction), la représentation de ces deux événements devrait être symétrique. Une autre possibilité est que la forme de présentation (l’un avant l’autre) influence la représentation de la relation entre ces deux événements convergents. Un autre argument en faveur d’une possible symétrie des connexions en mémoire indépendamment de la priorité temporelle provient du fait que les critères de nécessité et de suffisance qui déterminent la force d’une relation causale prennent sens dans les circonstances. Ainsi, une relation causale fortement suffisante correspondant à un noeud préexistant en mémoire devrait donner lieu à des connexions bidirectionnelles. En effet, lorsqu’un individu se trouve face à un vase brisé, sa première réaction est de rechercher la cause de cet effet. Par conséquent, une tâche de reconnaissance amorcée devrait nous permettre de mettre en évidence un amorçage possible à partir de conséquences (dont la relation est plus ou moins suffisante) et non plus à partir de causes uniquement. Si cet effet d’amorçage est mis en évidence, alors il serait possible de dire que la force de la relation causale prévaut même sur la temporalité. Ce qui pourrait ensuite être implémenté par le modèle ‘Landscape’.

En conclusion, nous pouvons dire que les relations causales diffèrent de part leurs forces de connexions qui peuvent être calculées en tant que probabilités d’apparition d’une conséquence étant donnée une cause. Or nous pouvons aussi supposer que ces probabilités peuvent être calculées pour une cause étant donnée une conséquence, mais toujours dans les circonstances ou champ causal tel que défini par Mackie (1980). En effet, le domaine de l’intelligence artificielle se nourrit de la philosophie, des théories cognitives et neurologiques. La plupart des chercheurs en robotique, notamment (Pearl, 1998) se basent sur l’approche conceptuelle de la causalité selon Hume. Le premier à avoir défini une théorie causale centrée autour de la notion de suffisance est Mackie (1965, 1980). Son approche est plus qu’intéressante, puisqu’une relation causale existe uniquement lorsque la cause est apparue. Ainsi la nécessité d’une cause pour sa conséquence, i.e., le raisonnement contrefactuel n’est pas ‘suffisant’ pour rendre compte non seulement de l’existence mais aussi de la force (du poids) d’une relation causale dans un monde donné. La suffisance (puisqu’il y a eu apparition de la cause) prend sa force dans la réalité des choses et non plus dans le raisonnement non inhérent à l’individu (le raisonnement contrefactuel). Il se peut que la nécessité soit implicite pour les individus, alors que la suffisance est plus explicite. De plus, une même relation peut différer en force selon le terrain causal dans lequel elle se produit. Une relation causale possède une signification en soi, mais elle prend son sens dans les circonstances. Nous avons exposé certains aspects du modèle ‘Landscape’ à explorer, mais il en reste d’autres. Néanmoins, il nous semble important de signaler qu’une quatrième génération de modèles basés sur le cerveau émerge actuellement. Ces modèles tentent de valider les théories cognitives en prenant le fonctionnement du cerveau et des réseaux de neurones activés comme modèles.

Puisque le raisonnement causal, l’appréhension causale du monde (afin de l’expliquer et de lui donner une fonction de vérité) par tout individu semble inhérente à tout être, des structures neuronales intégrées devraient pouvoir rendre compte d’une partie du raisonnement causal. Ces réseaux de neurones pourraient correspondre à des habiletés innées chez tout individu.

Nous ne développerons pas les travaux effectués dans ce domaine, notamment avec l’étude des potentiels évoqués lors du raisonnement. Ainsi les études de Pribram (1991) ont montré que le cortex frontal est essentiellement présent pour tout ce qui concerne les structures narratives (notamment le cortex fronto-limbique qui permettrait de structurer les récits). En effet, ces études n’en sont qu’à leur balbutiement. De plus, un questionnement philosophique doit être posée. La compréhension est une activité cognitive de très haut niveau. Peut-on actuellement la réduire à l’étude de détails de processus et en tirer des conclusions? Il reste encore beaucoup à explorer avant de pouvoir commencer à voir émerger des conceptualisations plus élaborées.