I - Les Feux de la Critique

Quoi qu’il en soit, la critique a maintes fois eu la dent dure avec Chaplin et n’a pas toujours su comprendre le sens de ses partis pris. Et nous sommes persuadée qu’une de ses facéties les plus retorses est de n’avoir pas dissuadé celle-ci de son soi-disant détachement par rapport à l’écriture cinématographique. Lorsqu’il explique : « Si l’on sait comment ça marche, toute la magie s’en va. » 1 , il nous paraît clair, lui qui était si jaloux de son œuvre à tel point qu’il ne déléguait à personne le soin d’occuper les postes majeurs du processus créatif, qu’il tenait au secret sa poétique. A quoi bon dévoiler dans un univers aussi prédateur que celui d’Hollywood ce qui se passe dans les arcanes délicats et complexes de l’imaginaire chaplinien !

En particulier, la critique émet des points de vue variables suivant l’époque à laquelle elle s’exerce. Nous pouvons dire qu’elle réserve un accueil favorable voire élogieux au cinéaste dès ses premiers courts métrages muets jusque A Woman of Paris . D’une part, elle lui accorde d’innover sur le plan du genre burlesque parce qu’il sait en complexifier les aspects et en diversifier les thèmes. D’autre part, elle se laisse vite éblouir par les qualités exceptionnelles de l’acteur en matière de pantomime et de provocation du rire et loue la figure marginale mais vite mythique du persona 2 de Charlot. Toutefois elle omet déjà curieusement de s’intéresser aux aspects techniques de l’œuvre et le cinéaste à proprement parler semble occulté. D’aucuns diront même comme Bela Balazs 3 ou J. Epstein 4 que de novateur qu’il fut à la période muette il s’appauvrit bien vite dès l’apparition du parlant et que l’on ne peut être que déçu par « la platitude invétérée de son style ».

Une autre tendance de la critique est d’avoir cédé à la fascination de l’homme et d’avoir essentiellement sacrifié à la biographie anecdotique au détriment de l’étude de l’œuvre cinématographique. Jean Mitry le souligne vigoureusement dans son livre Tout Chaplin (Paris, édition Atlas, 1987) et David Robinson, spécialiste de la vie du grand homme avoue dans la préface de l’une des plus grandes sommes écrites à ce jour sur Chaplin : « J’ai commencé cet ouvrage dans l’intention de me consacrer uniquement à l’œuvre de Chaplin, sa vie privée me semblant avoir fait l’objet de témoignages plus que suffisants. De fait, à première vue, ces deux éléments semblent clairement distincts […]. Or, il m’est vite apparu que la vie de Chaplin n’était pas aisément divisible. »

Après le film A Woman of Paris qui oblitère, pour la première fois, le jeu de l’acteur et Charlot, absent de cette réalisation et que la critique reconnaît comme un véritable travail de cinéaste, celle-ci s’est mise à bouder Chaplin dans les productions ultérieures estimant, à de rares exceptions, que son cinéma était d’un piètre intérêt pour l’écriture cinématographique. Et même si Jean Mitry 5 fait amende honorable en expliquant qu’il s’est laissé abuser par le charisme de Charlot et en regrettant cela : « La mise en scène n’était pas prise en compte. L’idée principale était que Charlot faisait de l’anti-cinéma. […]On se trompait en pensant qu’il n’y avait pas de création cinématographique, pas de langage spécifique. », il n’en reste pas moins que le travail de cinéaste à proprement parler de Chaplin n’a donné jour qu’à de rares études et souvent récentes. Si Louis Delluc et Théodore Huff avaient déjà mis en valeur la qualité des réalisations de Chaplin ce sont David Robinson et surtout F. Bordat qui se sont attachés au décryptage de l’œuvre sur le plan plus spécifiquement cinématographique.

A redécouvrir l’œuvre de Chaplin dans la plénitude de ses quatre-vingts films, à en savourer les évolutions notoires et à en percevoir intuitivement les constantes dans un souci évident de distraire tout en instruisant le spectateur, suivant une belle formule classique, nous avons éprouvé le vif désir de remettre l’Oeuvre à la question. A la suite de F. Bordat dont nous avons apprécié le travail stimulant et tranchant avec les critiques antérieures, il nous a paru urgent de repenser l’écriture cinématographique de Chaplin dans la perspective même où il l’a lui-même élaborée dès l’origine c’est-à-dire en la fondant d’abord sur le persona de Charlot mais en ayant, quoi qu’il ait pu déclarer, le souci des techniques et de la mise en scène. Un homme comme lui, rompu à la mise en scène théâtrale mais en même temps limité et contraint par elle, ne pouvait qu’être séduit par la plasticité des moyens cinématographiques et les ressources infinies que cet art naissant ne pouvait que receler. Avant même d’exposer les hypothèses qui ont guidé cette recherche, nous devons nous attarder sur le corpus des films sur lesquels elle s’est développée.

Dans son chapitre 1 « Quels films voyons-nous » de son ouvrage Chaplin cinéaste, F. Bordat explique que les films, en particulier ceux de la période muette et surtout ceux de la Keystone, de Essanay et de la Mutual font l’objet d’un visionnement tout à fait exceptionnel. En outre, les copies qui existent sont plus ou moins fiables parce que sujettes à remaniements peu scrupuleux, sans parler de celles qui ont été éditées en cassettes vidéo. Celles-ci, sacrifiant à des impératifs purement économiques ont été réalisées sans grand souci des originaux et donnent lieu à de honteuses trahisons et à des montages farfelus. En revanche il rappelle que : « Chaplin possédant le copyright de ses films postérieurs à Une vie de chien , toutes les copies existantes (éditions vidéo comprises) des séries First National et United Artist sont fiables… et disponibles aux Etats-Unis, en Grande- Bretagne et en France au moins. » Nous pouvons toutefois signaler que désormais La Comtesse de Hong Kong a fait l’objet d’une rediffusion en version originale à la télévision française, ce qui n’était que justice pour réparer un curieux oubli.

Pour mener à bien notre tâche nous avons donc travaillé sur le support vidéo en utilisant plusieurs copies du même film pour les plus anciens courts métrages en tenant compte des travaux de F. Bordat sur cette question de la fiabilité des matériaux fournis. En ce qui concerne les films à partir de A Dog’s Life, nous en avons vu plusieurs sur le grand écran même si pour revenir à leur étude nous avons eu recours aux cassettes en version originale. Nous avons eu la chance d’assister en particulier à la projection de City Lights organisée par la famille Chaplin au Théâtre de la Colline à Paris il y a quelques années. Cette séance permettait de découvrir ce que pouvait être la force du muet sur le public puisque, tandis que les images apparaissaient sur l’écran, l’orchestre dans la fosse les accompagnait de façon magistrale. La charge émotionnelle était très forte et l’implication spectatorielle de la salle au-delà de ce qu’on pouvait imaginer. C’est précisément à cette période que l’idée de défendre Chaplin comme cinéaste à part entière s’est faite plus pressante et a en quelque sorte activé nos recherches. Le problème pour nous n’était pas comme pour F. Werckmeister de mettre en lumière « les représentations du cinéma » 6 chez Chaplin mais de nous attaquer à l’épineuse question, qui a hanté la critique, de savoir si Chaplin était autre chose qu’un clown génial, que ce Charlot figure emblématique de l’éternelle comédie et qui aurait étrangement oublié d’être Chaplin. En outre, après la parution du livre de F. Bordat en 1998, il était urgent d’apporter notre contribution à la défense de Chaplin comme quelqu’un qui a saisi immédiatement les enjeux majeurs du cinéma, a créé sa propre écriture en jouant avec finesse de la créature et du créateur. Mais avant d’expliciter notre hypothèse de travail, reprenons le parcours de son aventure cinématographique pour voir ce qui a crispé la critique au point de lui dénier la qualité de cinéaste pour l’enfermer dans le mythe de Charlot et, pour à la suite de J. Epstein et de Kenneth S. Lynn encore aujourd’hui, croire qu’il s ‘est servi du cinéma ! Lui, Chaplin, l’infatigable travailleur, incorrigiblement acharné à transmuter les techniques pour qu’elle révèle l’humain.

Notes
1.

Cité par D. Robinson, Chaplin, sa vie, son art, Paris, Ramsay, 1987, p.9

2.

Persona. Ce terme donné par nos soins s’entend au sens étymologique latin et sera expliqué ultérieurement.

3.

Bela Balazs, Le Cinéma, Paris, Payot, 1979, p 226

4.

Jean Epstein, « l’Esprit de Cinéma », (texte de septembre 1945), repris dans jean Epstein, Ecrits sur le cinéma, t. 2, paris, Seghers, 1975, p. 117 à 119.

5.

Noêl Simsolo, « Entretien avec Jean Mitry », in Charlie Chaplin, éd.Cahiers du Cinéma,p.25

6.

F. WECKMEISTER, Les représentations du cinéma dans les films de Chaplin, Thèse, Strasbourg 1998