II - Quatre-vingts films de l’aventure cinématographique d’un marginal.

Dès les premiers courts métrages de la Keystone et sans doute parce qu’il y apparaît d’abord comme acteur, Chaplin se voit gratifié des épithètes les plus flatteuses pour louer en lui l'excellence du comique. Les éloges du début ne feront que s’accroître avec l’invention de la figure de Charlot qui conquiert immédiatement le public. Celle-ci érigée en mythe vivant ne tarde pas à masquer pour la critique de l’époque celle du réalisateur. C’était comme si Chaplin n’existait pas ou plutôt comme si, piètre artisan de la caméra, il avait oublié de faire du cinéma ! La critique se fera encore plus acerbe à partir des longs métrages. Alors, comment peut-on expliquer cette mise à distance du réalisateur et cette difficulté à lui reconnaître, à l’exception toutefois d’un Rohmer, d’un Daney un d’un Godard, ce sens aigu de la réalisation, cette capacité à développer son propre style cinématographique, cette contribution colossale à l’écriture d’un art complexe et si rapide dans ses évolutions techniques ? Nous pouvons avancer deux explications.

A l’origine, Chaplin pâtit du genre même dans lequel s’enracinent ses premiers films. Le burlesque valorise avant tout le jeu des acteurs et de ce point de vue, les premières apparitions de Chaplin à l’écran(Kid Auto races At Venice , 7 février 1914, Between Showers , 28 février 1914 ou encore His Favorite Pastime , 16 mars 1914), avant même qu’il ne soit réalisateur, consacre un comédien brillant, inventif, imposant un jeu souvent subversif et inattendu. D’aucuns diront même, à l’époque, qu’il est « par lui-même comique » 7 . Et le héros populaire naît d’un coup lorsqu’il s’incarne dans cet étrange accoutrement, socialement inclassable et d’un point de vue cinématographique échappant à toute typologie qui prévalait jusque là dans le burlesque. Le malheur fut sans doute que Charlot naquît au cinéma avant Chaplin et que la critique participant de l'élan populaire admiratif qui s’engoue d’abord pour l’acteur continuât à ne voir que des « films de Charlot » alors que son devoir eût été de s’intéresser à Chaplin cinéaste non pas pour lui dénier ce titre mais pour tenter de comprendre son originalité dans l’approche qu’il tentait du tissu filmique. En effet, l’idée d’aller voir un film d’auteur est récente, encore qu’elle n’effleure souvent que les cinéphiles, le grand public continuant à se rendre au cinéma pour y voir jouer ses vedettes préférées.

La seconde explication relève d’une approche plus cinématographique de l’œuvre. Chaplin a toujours adopté une posture marginale par rapport à ses contemporains. D’emblée, il rompt avec la tradition burlesque en imposant ses propres démarches. Il tend rapidement les rapports avec Mack Sennett, voulant déjà imposer ses conceptions cinématographiques et finit par se brouiller avec lui. Il n’aura de cesse de batailler avec toutes les compagnies jusqu’au moment où il conquiert une triomphale liberté en fondant United Artist. On lui reproche également de ne pas s’inscrire dans les progrès relatifs à la photographie ou au maquillage. Son constant souci d’indépendance et cette conviction profonde qu’il fait un cinéma bien à lui l’éloignent sensiblement de l’esthétique d’Hollywood. Mais ce serait méconnaître Chaplin que de penser qu’il fait fi des avancées technologiques. Bien au contraire, il se les approprie de manière détournée et les critiques du moment, Alexander Bakshy, Francis Fergusson ou June Head et bien d’autres jusqu’à nos jours, n’ont pas compris cette attitude provocatrice et marginale de Chaplin qui attend le moment favorable pour créer des chocs cinématographiques chez le spectateur. Une sorte de perception à rebours qui donne soudain aux œuvres leur grandeur, précisément parce que singulières au moment où elles sont projetées.

Il défend son genre de films, croyant aux vertus du comique pour dénoncer les pires abus. Il développe une certaine constance dans ses scénarios en les bâtissant en symbiose avec le persona de Charlot mais avec ses subtils avatars, sa force étant de l’avoir fait finalement disparaître des écrans en lui substituant des formes élaborées et abouties de ses innombrables potentialités en veillant à ne sacrifier aucune des dimensions de l’écriture cinématographique. Son refus obstiné du parlant, sa méfiance à l’égard du Technicolor et du CinémaScope masquent en fait tout le travail qu’il effectue en profondeur et sur le long terme pour user ensuite magistralement de ces nouvelles techniques. Défendre le noir et blanc à l’époque du cinéma en couleur est un parti pris esthétique digne d’un esprit indépendant, faire le pari de City Lights au moment de la généralisation du parlant c’est avoir l’audace de ses convictions et une connaissance exceptionnelle de l’âme du public. Réaliser Shoulder Arms avant la fin du conflit de la première guerre mondiale en 1918 et récidiver en 1940 avec The Great Dictator , produire The Pilgrim en 1923 et A King in New York en 1957, c’est donner le flanc à la critique tant du point de vue idéologique que cinématographique. Ce qui est évidemment passionnant chez Chaplin c’est cet esprit frondeur et décalé qui échappe constamment aux valeurs et aux normes de son temps. On ne peut que remercier F. Bordat dans l’introduction à son ouvrage Chaplin cinéaste d’avoir fait le bilan de la critique négative qui s’est acharnée sur le cinéaste pendant des années. Quant à nous, le visionnement de la grande majorité des quatre-vingts films de Chaplin que nous avons constamment réitéré durant ces quelques années de recherche, que l’on estime bien modeste face à l’ampleur de la tâche en ce qui concerne la découverte de Chaplin cinéaste, nous a définitivement convaincue de l’urgence qu’il y avait à défendre encore son travail minutieux de réalisateur. A la suite de Gerald Mast 8 , du film documentaire de Kevin Brownlow et David Gill 9 , de David Robinson 10 et de F. Bordat 11 , nous tenterons, par l’étude de plusieurs films qui couvrent toute la période de sa production allant de 1914 à 1967, de montrer à quel point le labeur formel de Chaplin est complexe et ses techniques éprouvées. Ses exigences esthétiques sont fondées sur une haute conception de l’art et sur un respect intransigeant du public.

Notes
7.

Tamar LANE, What’s Wrong with the Movies, The Waverly Company, Los Angeles, 1923, p.162.

8.

G. MAST, The Comic Mind, The University of Chicago Press, Chicago / Londres, 1973

9.

K. BROWNLOW, D. GILL, Chaplin inconnu, 1983

10.

D. ROBINSON, Chaplin, His Life and Art, Paladin Grafton Books, Londres, 1986

11.

F. BORDAT, Chaplin cinéaste, éd. du Cerf, Paris 1998