III - Une problématique délicate

Choisir comme titre de la thèse : Charlot au cœur de l’écriture cinématographique de Chaplin, c’est prendre le risque de se faire reprocher de sacrifier au mythe. Or, notre projet est justement de prendre le contre-pied de l’idée que Charlot aurait pu exister en dehors du cinéma et de soutenir au contraire qu’il est consubstantiel à l’élaboration et à la réalisation du travail filmique de Chaplin. Pourquoi cette expression : « au cœur de » ? Dès 1914 et aussitôt qu’il a pu s’approprier la réalisation des courts métrages, nous pouvons dire que la question essentielle qui se pose à lui est celle-ci. Comment développer les techniques cinématographiques naissantes, fouiller cet art nouveau, penser son langage et créer une écriture propre en sachant qu’elle s’anime d’abord sur la figure exceptionnelle de Charlot qu’il vient de faire naître ? Mais si celui-ci est « au cœur de », celui qui fonde la démarche cinématographique, qui presse l’exploration incessante par Chaplin de l’univers filmique avec ses lois techniques et ses contraintes, il n’en est pas pour autant « le cœur ». En effet, c’est la réflexion chaplienne sur les matériaux à sa disposition, sur le genre dans lequel il compte exceller, la mise en œuvre longue et exigeante des techniques qui sont au centre et qui font exister Charlot comme il n’aurait jamais pu exister en dehors du travail du cinéaste. Ensuite, ce sont précisément les avatars de Charlot, au sens étymologique du terme, au cours de la longue carrière de Chaplin qui servent son écriture, voire finalement sa disparition des écrans qui achève de donner à l’œuvre tout son sens.

Notre hypothèse de travail est claire. Ce n’est pas Charlot en soi comme personnage ou comme figure mythique du cinéma qui guide nos travaux mais bien les constructions filmiques qu’il induit, les interrogations qu’il pose, les métamorphoses qu’il engendre. Chaplin, à travers lui, explore des formes nouvelles et transforme en profondeur le genre burlesque par la création de gags inattendus et de scénarios complexes. Il bâtit ainsi un cinéma original et intelligent en dehors des sentiers battus, se marginalisant souvent par rapport aux productions ou aux genres de son époque. Il élabore un travail spécifique sur l’espace urbain, le temps et la conception d’un personnage marginal, atypique, oriente le genre comique qu’il défend vers une dimension critique de la société de son temps. Sur le plan de la narration et du montage, il fait considérablement progresser l’esthétique du muet, recherchant une bonne utilisation des cartons et particulièrement, au moment où la diégèse doit exister, y compris dans sa dimension discursive, quand parallèlement triomphe le parlant.

Si ce dernier constitue un véritable traumatisme pour Chaplin parce qu’il pose en profondeur la question de l’écriture sans Charlot, il l’oblige néanmoins à dépasser ce qui aurait pu figer son esthétique, c’est-à-dire la prégnance trop forte de la figure. Il sera donc amené à croiser les techniques qui relèvent du cinéma muet et celles qu’inaugure le parlant. et à user très habilement de la disparition de Charlot pour le maintenir encore tacitement « au cœur » du travail de réalisation par touches discrètes et subtiles. Ses recherches se multiplient et se diversifient à partir de The Gold Rush (1923) pour ne cesser de travailler le tissu filmique jusque A Countess from Hong Kong (1967).

Nous tenterons de démontrer que les quatre-vingts films de Chaplin, même si nous restreignons pour des commodités d’étude notre corpus, furent une façon d’élaborer avec persévérance et sur le long terme une esthétique chaplinienne qui s’efforce de croiser des compétences éclectiques pour servir le cinéma. Un jeu d’acteur marqué par une dépense hors du commun et un travail de réalisateur rigoureux, méticuleux, approfondi, en étant présent à tous les postes. De ce point de vue, les méthodes de Chaplin sont très personnelles. Il nous convient en particulier de montrer la mise en œuvre de ce que nous appelons le triangle chaplinien, caractéristique de sa démarche cinématographique. Chaplin ne perd jamais de vue la subtile combinatoire de ce qui constitue la base de ce triangle, à savoir Charlot et le réalisateur Chaplin, inventant constamment la mise en scène, le jeu de l’acteur, les mouvements d’appareil, le montage, les effets de sonorisation et les implications de la parole et de la musique, dans la seule visée de la pointe de la figure qui n’est autre que l’implication spectatorielle. Chaplin a maintes fois répété combien les réactions du public lui importaient pour savoir si son travail avait porté ses fruits. Nous pourrions qualifier l’aventure cinématographique de Chaplin d’Essais,au sens où Montaigne l’entendait : des tentatives perpétuelles qui ne perdent jamais le point de vue d’origine - les premiers courts métrages de la Keystone - mais qui sont toujours en tension vers la variante, la progression dans la démarche ou vers l’innovation.

Pour mener à bien cette étude sur Chaplin, nous avons lu de nombreux ouvrages de fond relatifs à l’énonciation, à la narratologie et à la sémiologie. Cependant il nous a été fort difficile de nous déterminer pour un fondement théorique plutôt que pour un autre. Aussi, avons-nous choisi de nous référer modestement à telle ou telle démarche suivant les points que nous traitions. Notre recherche quant à elle se déploie de la manière suivante. La première partie est consacrée à une certaine conception de l’écriture burlesque en relation avec la figure de Charlot. La seconde s’interroge sur le traumatisme qu’a ressenti le réalisateur à l’arrivée du parlant et à l’urgence de refonder son écriture. Enfin, la troisième s’intéresse à l’éclatement du personnage de Charlot et aux nouveaux «Essais»cinématographiques de Chaplin.