VERS L’AVENTURE CINEMATOGRAPHIQUE

Quand en 1898 le jeune Charlie Chaplin débute sur la scène du Theatre Royal à Manchester dans le spectacle Babes in the Wood, puis est engagé en 1903 à l’Agence Théâtrale Blackmore, quand à seize ans il sera même un acteur confirmé du West End, haut lieu du théâtre londonien où l’on trouve encore de nos jours plus de quarante salles, il est loin de se douter que cette formation d’artiste de music-hall, où l’on doit individuellement faire ses preuves devant un public ingrat, fera sa fortune aux Etats-Unis quelques années plus tard. En effet, après avoir été la vedette en 1907 du Casey’s Court Circus et après que son frère Sidney a signé un contrat en juillet 1906 chez Fred Karno’s Silent Comedians, c’est à partir de 1908 que Charlie engagé aussi dans la plus fameuse troupe de pantomime de Londres apprendra les meilleures leçons de comédie : improvisation de gags, sens aigu du rythme dans les sketches, voire intrusion subtile des sentiments pour émouvoir le public. Très rapidement vedette des troupes de Karno, à la suite d’une première apparition triomphale dans The Football Match , Chaplin y peaufine son art de la pantomime et en particulier il excelle dans le rôle de l’ivrogne qu’il mime avec habileté et nuances.

C’est à l’automne 1910 qu’il tient le premier rôle dans une troupe de Karno qui part aux Etats-Unis : vingt et un mois de tournée exaltante où il écrit que « ce nouveau monde palpite du dynamisme de l’avenir (...) l’espace est bon pour l’âme : cela l’élargit. » Il ne croit pas si bien dire puisque cet espace-là ne tardera pas à être le sien et de quelle façon ! A cette époque déjà, Alf Reeves, organisateur des troupes Karno en Amérique le remarque. Lors de la seconde tournée en 1912, la compagnie Keystone à Philadelphie lui fait une alléchante proposition de contrat. C’est certainement Mack Sennett qui avait judicieusement pressenti les qualités exceptionnelles de Chaplin pour tourner dans les films comiques alors qu’il recrutait de nouveaux talents pour la compagnie. En effet, Sennett venait de convaincre ses principales vedettes telles Ford Sterling, Fred Mace et Mabel Normand de le suivre en Californie où dès l’été 1912 la New York Motion Picture Company décide d’installer ses studios. Un acteur de théâtre, aussi talentueux que Charlie ne pouvait que servir au mieux cette nouvelle entreprise audacieuse.

Le numéro de Positif de juillet-août 1973 reproduit un article datant du 22 août 1929 “Pour Vous” où Chaplin s’exprime sur ce sujet :

‘« C’est Mack Sennett qui m’a découvert. En ces jours antédéluviens, j’étais allé en Amérique avec la troupe de Fred Karno pour jouer une pièce intitulée Une nuit dans un music-hall anglais.
Sennett assista à l’une de ces représentations et, comme il me le dit plus tard, reconnut aussitôt en moi les dons et la technique du mime - né. Il n’avait alors aucune place pour moi dans sa compagnie, mais revenu à Los Angeles, il ne put pas m’oublier.
Six mois après, quand Ford Sterling le menaça de le quitter, il me télégraphia une offre de cent vingt-cinq dollars par semaine, très haut salaire pour le cinéma à cette époque.
Si je n’avais pas reçu ce télégramme, j’aurais été probablement perdu pour l’écran. Je serais retourné en Angleterre et je serais resté sans doute un comédien de théâtre. »’

Or, celui-ci, issu de la scène du music-hall anglais, comment pouvait-il s’intégrer dans l’univers comique de la Keystone, un univers cinématographique pour le moins déroutant pour un homme qui n’y connaissait rien et dont les codes étaient déjà largement définis par la réalité américaine du moment ? Le burlesque américain s’était en effet construit contre les méthodes réalistes du réalisateur-phare du moment, D.W.Griffith, qui avait néanmoins été un modèle pour Sennett. Chaplin avait tout à fait conscience de cela lorsqu’il arriva dans la compagnie de M. Sennett. Dans Pour Vous”, il précise encore :

‘« Après une semaine environ, on me demanda de jouer comme je le faisais dans la troupe Karno, mais mon travail ne sembla pas plaire beaucoup. Et jusqu’à ce que j’aie trouvé ma véritable personnalité comique, mes efforts n’aboutirent à rien. »’

Avant même de considérer la façon dont Chaplin va s’immiscer dans ce genre et le conquérir en le métamorphosant, il convient de définir ce que l’on entend précisément par burlesque puis, d’examiner ce qu’est le burlesque avant l’arrivée de Chaplin aux studios de la Keystone en décembre 1913.