a) Sur la scène anglaise

Lorsque Charlie Chaplin débute, à l’âge de dix ans, au théâtre, il découvre immédiatement les particularités de la scène de music-hall nourrie de sketches drôles et burlesques. L’apprentissage des gags remonte à ses débuts au Théâtre Royal à Manchester en décembre 1898. Il se trouve alors initié aux numéros de pantomime et de danse que l’on exécute le plus souvent seul et où l’imagination et l’improvisation sont continuellement sollicitées. Il peaufine ses talents comiques au cours de la tournée préparée par Blackmore dans la pièce Sherlock Holmes en 1903. Pendant trois ans, il obtiendra un réel succès avec le personnage du groom. En 1906, il part en tournée avec un sketch, Repairs, dans lequel des ouvriers gauches et inaptes au travail accumulent les bêtises les plus renversantes. Ces courtes scènes multiplient les farces à la manière de la Comedia dell’arte et déclenchent les rires de la salle grâce aux gags les plus incongrus. Chaplin n’hésite pas à forcer le trait et lorsqu’il s’engage pour jouer le sketch Casey’s Court Circus, il met au point la démarche qui fera un tabac quelques années plus tard dans les premiers courts métrages américains : celle de Charlot, pivotant sur un seul pied pour brusquement tourner à angle droit lorsque l’urgence de la situation le contraint à détaler.

Mais ses plus grandes leçons de farce burlesque il les prendra avec Fred Karno et sa Fun Factory, l’Usine du rire. L’élève Chaplin apprendra vite les ficelles de la comédie qui vit de ses improvisations, des gags impromptus, de la vivacité du rythme dans la succession des actions et de ses variations de ton. C’est aussi Karno qui lui a enseigné comment doser le rire pour qu’il demeure efficace ; ainsi, le pathétique occasionnel et le recours à l’émotion sentimentale sont-ils des ressorts précieux. Lorsqu’il s’exprime, en novembre 1918, dans American Magazine, “ De quoi rit le public ? ”, il s’en souvient encore : « Il y a généralement un autre danger : c’est de vouloir être trop drôle. Il y a des pièces et des films où l’assistance rit tant et tant et de si bon coeur qu’elle s’y épuise complètement. Faire mourir de rire une salle est une ambition de beaucoup d’acteurs, mais je préfère éparpiller le rire. »

« Vouloir être trop drôle. » Un court métrage de Chaplin illustre parfaitement ce danger : One A. M. 7-08-1916. C’est le burlesque à son paroxysme de telle sorte que l’accumulation de gags comiques aboutit à l’effet inverse. On ne rit pas du tout, mais on se fatigue de la réitération des mêmes situations car, du premier au dernier plan du film réalisé en caméra fixe il s’agit de montrer Charlot aux prises avec des objets récalcitrants. Ce film peut apparaître comme une réflexion de Chaplin sur les ressorts du comique : la concentration d’effets comiques ne déclencherait pas le rire et il aurait raison de prôner “l’éparpillement”. C’est dans l’écart, dans la rupture de ton que Chaplin va s’exercer et c’est dans ce sens qu’il élabore des stratégies comiques pour son personnage de Charlot en mettant en oeuvre son expérience d’acteur de music hall. Il nous semble que ce qu’il hérite de la scène anglaise va être mis à l’épreuve au contact du burlesque américain tel qu’il le rencontre chez M. Sennett. Mais l’évolution personnelle de Chaplin se réalisera dans cette double prise de conscience : s’éloigner de la scène anglaise et révolutionner le slapstick américain.

La question que l’on peut alors légitimement se poser est de savoir si l’on trouve trace de cette formation acquise sur la scène de théâtre en Angleterre dans la production cinématographique de Chaplin et qui met en évidence cette prise de conscience. Limelight, film du 23 octobre 1952, apporte de ce point de vue des éléments de réponse à la fois pertinents et ambigus. La dernière fois dans le film où Calvero se produit sur la scène théâtrale à Londres, alors qu’il se prépare dans sa loge, une phrase récurrente est prononcée par les divers gens du spectacle qui viennent l’encourager : « C’est comme au vieux temps ».C’est-à-dire au temps glorieux du music-hall où l’on venait applaudir le jeune Charlie à tout rompre. D’ailleurs, à ce moment-là du film, alors qu’il se sait un artiste fini, Calvero n’est pas dupe : « Je passe après tout ça » (il jette un oeil au programme), « Tout le monde est si gentil avec moi ».

Cependant il veut encore donner le meilleur de lui-même : « Je ne veux pas d’échecs. » Et c’est vrai que le spectateur renoue avec les numéros classiques qui ont fait la fortune du théâtre anglais de variétés. Ainsi saisit-on l’essence même des numéros présentés. Calvero arrive sur scène en dresseur de puces : haut de forme, bottes cavalières, fouet, queue de pie, gilets à carreaux et culotte de cheval blanche. L’allure est martiale, le ton enjoué, le visage que rehausse une fine moustache joue de ses mimiques expressives. Le champ/contrechamp dévoile une salle pleine à craquer et hilare. Le second numéro sacrifie à la pantomime musicale dans le style le plus avéré : canotier, veste noire, pull marin rayé et gilet, pantalon rapiécé, même petite moustache fine et surtout la fameuse canne. Sur la scène quasi dépouillée, Calvero accomplit une véritable pantomime musicale en chantant. Ce soir-là, il fait un triomphe : les plans généraux sur la salle mettent en relief la joie du public amateur mais le spectateur que nous sommes sait qu’il s’agit d’une évocation nostalgique d’une époque révolue et dépassée.

C’est d’autant plus émouvant qu’au début de ce film Calvero connaît un échec cuisant en se produisant dans ce numéro-là. Chaplin situe astucieusement la scène en 1890, au Royal de Birmingham, grâce à un filmage en gros plan d’un programme qui fait office de carton informatif à l’usage du spectateur : « Middlesex. Theater of Varieties ». Calvero apparaît dans le même costume avec pour seul décor une immense toile peinte représentant la mer. Il joue la même pantomime et chante sur des paroles insipides dont voici quelques couplets :

‘«  La vie de sardine,
C’est la vie que je veux
Je m’ébats et badine
Au fond de la mer bleue
Sans peur des filets
Comme un feu follet »’

Sur ces premiers vers, le personnage est filmé en légère contre-plongée en plan général et fixe ce qui met en évidence la pauvreté d’un jeu quasi statique. En revanche, les contrechamps sur la salle avec mouvements de travelling latéral pointent tantôt des spectateurs dormant, tantôt blasés, tantôt occupés à bavarder entre eux. Lorsque l’on revient au plan fixe sur Calvero c’est pour cadrer une pantomime outrée accompagnée d’un rire forcé sur des paroles toujours aussi stupides :

‘« J’ai rêvé que j’étais une sardine .
C’était l’heure du déjeuner
Et je cherchais un petit appât
Quand je passai
Un lit de varech
Sur ce lit ou plutôt dedans
Se trouvait la plus jolie des morues » etc.’

Le montage champ/contrechamp s’accélère pour mettre en relief l’échec du spectacle avec des changements de points de vue sur la salle : agitation, grand mouvement de foule vers la sortie, chaises vides. Calvero suit du regard cette foule qui fuit tandis qu’une voix off hurle : « Allez, mon vieux, on rentre. »

L’artiste quitte la scène : « Vous avez raison, bonne nuit. » en soulevant son canotier.

Suit la fameuse scène en gros plan du démaquillage de l’artiste. La gravité de celui-ci renvoie à cette prise de conscience d’un monde à la fois perdu et mort. Rien d’étonnant à ce que le gros plan suivant monté cut soit celui de Big Ben, d’un Londres classique et lointain dans la mémoire ! De retour chez lui, Calvero a cette phrase sans appel : « La boucle est bouclée ». Ce film est en fin de compte révélateur du détachement de Chaplin par rapport à son histoire personnelle et à l’histoire du genre. C’est le questionnement sur son propre comique qui l’intéresse et la manière novatrice qu’il convient de mettre en oeuvre. En effet, ce film insiste sur le fait que les vieilles recettes du music-hall anglais ont été complètement métamorphosées par plus de cinquante ans de recherche chaplinienne qui remettent elles-mêmes en cause, dans ce film de fin de carrière, le burlesque primitif :

‘« La petite forme burlesque ne manquait de rien ; mais, dans ses derniers films, Chaplin la pousse à une limite qui lui fait rejoindre une grande forme, et qui n’a plus besoin de burlesque, tout en en gardant la puissance et les signes. En effet, c’est toujours la petite différence qui va se creuser en deux situations incommensurables ou opposées (d’où la question lancinante de Limelight : quel est ce “rien”, cette fêlure de l’âge, cette petite différence de l’usure, qui fait qu’un beau numéro de clown devient un spectacle lamentable ? ) » 12 ..’

Mais intéressons-nous à la démarche première de Chaplin. C’est en effet dans le cinéma des origines au moment de son arrivée à la Keystone en 1913 qu’il va faire d’abord l’épreuve à l’écran de ses compétences d’artiste anglais de music hall pour se mesurer aux codes du burlesque cinématographique de cette époque-là.

Notes
12.

Gilles DELEUZE, Cinéma 1, L’image-mouvement, Les Editions de minuit, 1991, p. 236