b) Le burlesque dans le cinéma des origines

Si l’on reprend la définition de G. Sadoul : « Slapstick veut dire littéralement « coup de bâton »,ce qui relie ce comique avant tout fondé sur le “gag” à la Comedia dell’arte, aux soties de notre Renaissance ou aux Turlupinades qui, à l’Hôtel de Bourgogne, préparaient la venue de Molière”, l’on peut dire que la technique du “slapstick” du cinéma burlesque américain préparait la venue de Charlot. Ce comique particulier se définit dans les premiers films par un certain nombre de traits récurrents qu’avaient inventés Hal Roach et Mack Sennett.

C’est d’abord un comique d’équipe avec des personnages grotesques bien définis : des gros et des maigres s’opposant souvent en couple antithétique, des géants et des nains porteurs du vieux mythe des luttes entre David et Goliath 13 Ce comique est souvent un “comique de choc” : les personnages sont des fantoches, légers pantins d’histoires folles, mus par le moteur exclusif d’actions trépidantes où s’enchaînent heurts et culbutes, nuages de poussière et ballet des automobiles débridées. Les décors sont ceux de la réalité américaine quotidienne où se reconnaît le public des classes moyenne et populaire. C’est aussi un comique grossier où le récit se développe autour d’un gag unique, les personnages stéréotypés n’ayant pas de profondeur psychologique. Le seul argument des productions de la Keystone avant Chaplin est souvent la course poursuite et la majeure partie des films s’achève sur celle-ci.

En outre, les films burlesques se réalisaient au fur et à mesure de leur tournage, donc sans écriture préalable de scénario, ce qui laissait une grande latitude aux acteurs dans l’improvisation. Harold Lloyd explique  14 :

‘« Nous ne cessions de changer l’histoire au fur et à mesure. Nous nous étions rendu compte qu’il est bien préférable, en partant d’une idée, de la transformer en cours de route. Nos scénarios étaient très, très malléables... » ’

Dans son ouvrage Le Burlesque ou morale de la tarte à la crème, 1984, M. Petr Kral souligne :

‘« Le secret du burlesque n’est autre que celui de la création spontanée, de l’improvisation réduisant à un minimum la distance entre l’idée créatrice et sa réalisation. Le “contenu” d’un slapstick se confond largement avec le processus même de son tournage : le cheminement où il prend progressivement corps et dont le film fini conserve le témoignage. »’

Ainsi Chaplin trouve-t-il un cinéma qui favorise ce qu’il sait faire avant tout : l’art de la pantomime dont il affirme « qu’il a toujours été le moyen de communication universel. » Pourtant il va très rapidement imprimer sa propre conception du burlesque. Le comique d’équipe, s’il est maintenu, repose désormais sur un jeu d’acteurs précis, choisis avec soin pour leur physique et leur dimension personnelle et Chaplin tiendra à ces figures qui incarnent des caractères. Il développe le mimodrame et commence à introduire l’ironie et la satire. Dès 1914, par exemple Ben Turpin, maigre et à l’air souffreteux joue des personnages souvent opprimés ; Edna Purviance, femme idéale, pour sa beauté et sa douceur et l’amour qu’elle inspire est la compagne rêvée. En 1916, Eric Campbell représente le méchant parfait en raison de cette force de la nature qu’il affiche à l’écran. Et il impose rapidement une direction d’acteurs ferme voire autoritaire. 15 Et s’il reprend l’opposition David et Goliath c’est pour approfondir son personnage de Charlot victime et martyre mais aussi suffisamment fûté pour venir à bout des colosses. Ainsi cette figure antithétique est-elle à la source de situations ou de gags encore jamais vus. Dans Eas y Street, 22-01-1917,Le géant Eric Campbell, terreur des quartiers mal famés londoniens, est maîtrisé par le petit homme qui lui coince astucieusement la tête dans un réverbère et l’étourdit en ouvrant le gaz.

En devenant très vite influent à la Keystone Chaplin va imposer, non sans mal, et ce dès 14, ses propres démarches cinématographiques. Ainsi, les courses poursuites se raréfient pour définitivement disparaître et quand elles sont maintenues c’est sous la forme d’une chorégraphie harmonieuse mettant en scène tous les éléments du cadre. 16 Or, cette technique ne fonctionnera plus pour lui comme un trait distinctif du burlesque. Il renouvelle complètement les gags en s’efforçant à une créativité perpétuelle et crée la figure de Charlot autour de laquelle se bâtiront les récits dont les titres des films sont d’ailleurs révélateurs. Mais il apporte surtout trois dimensions nouvelles qui constituent une nouvelle approche du burlesque.

S’il conserve encore la technique de l’improvisation, il la réduit considérablement en choisissant de multiplier les rushes qu’il pourra ensuite sélectionner à sa guise au moment du montage. Il garde ainsi la spontanéité des prises tout en se réservant le choix de la meilleure. On peut affirmer qu’à partir des années 1921-1922 il met fin à l’improvisation en travaillant l’écriture de ses scénarios même s’il faut attendre 1940 - The Great Dictator - pour que le scénario soit complètement écrit avant la réalisation.

Il rompt également avec les habitudes de montage de la Keystone. Les films de celle-ci comprenaient en moyenne quatre-vingt dix plans et la poursuite était souvent l’alibi qui créait le rythme et le burlesque. 17 Chaplin dans le film His Musical Career,07-11-1914comprend qu’il faut diminuer le nombre de plans (il en réalise vingt-sept) et rallonger leur durée. Il va lui-même travailler le montage des plans pour créer le rythme et provoquer les effets burlesques. Examinons Mabel At The Wheel, 18-04-1914,non réalisé par Chaplin. En une minute, nous pouvons dénombrer vingt plans assez brefs avec une action simpliste ou simplement l’entrée d’un personnage dans le champ. Le montage construit peu la narration et l’effet burlesque tiendra à la poursuite entre la moto et la voiture. En revanche, si nous pratiquons le même travail sur le film réalisé part Chaplin au sein de la Keystone :Laughing Gas,09-07-1914,nous comptons seulement dix plans d’une durée plus longue pour bon nombre d’entre eux avec déjà deux soucis : celui du raccord dans le mouvement et celui de multiplier les informations et les effets de pantomimes ou de gags dans la scène filmée en plan large où, cette fois-ci, l’oeil du spectateur se déplace constamment. Le même constat peut se faire sur un film de la Keystone encore : Getting Acquainted, 05-12-1914. En quatorze plans, Chaplin brosse un portrait des trois personnages dont il esquisse le caractère en mettant en valeur le jeu d’acteurs et, par l’enchaînement des plans qui font alterner un extérieur « parc » et un intérieur « café » il élabore un début de narration sur le mode du vaudeville. Lorsqu’il réalise pour la compagnie Essanay, il affine cette technique pour privilégier la pantomime de l’acteur sur une durée encore plus longue des plans. Par exemple, il lui suffit de six plans en une minute dans The Champion, 11-03-1915,pour jeter les prémices de la comédie burlesque dans le milieu de la boxe en travaillant la gestuelle des acteurs et leurs déplacements dans le champ. Charlot excelle dans le jeu comique et provoque les situations de conflit avec les autres personnages. Ainsi, dans un même plan, se succèdent des actions variées qui construisent la narration, accentuent la pantomime drôle et dessinent des caractères.

Enfin il accorde plus d’importance aux éléments dramatiques pour structurer les oeuvres et invente alors un burlesque tendre et sentimental. Une poésie subtile nuance la comédie réaliste. Charlot se métamorphose au fil des courts métrages et ce, dès 1915, où “the tramp” mêle au franc comique des envolées lyriques voire romantiques et déjà des accents tragiques. Ceci fera l’objet d’études ultérieures dans les chapitres suivants.

Pour mieux saisir le travail que souhaite accomplir Chaplin dans sa compréhension personnelle du burlesque nous pouvons nous attarder, à notre sens, sur un film assez révélateur de ce que Chaplin trouve en arrivant aux Etats-Unis comme art cinématographique et ce qu’il en pense ou ce qu’il en fait. Il s’agit d’un film de la Mutual, Behind The Screen, 13 septembre 1916.

Selon nous, celui-ci est un exemple chez Chaplin de l’énonciation cinématographique telle que la définit Christian Metz dans L’énonciation impersonnelle ou le site du film :

‘« C’est l’acte sémiologique par lequel certaines parties d’un texte -ici d’un film- nous parlent de ce texte comme d’un acte. »’

Ce court métrage, où Chaplin joue le rôle d’un accessoiriste novice, brave mais provocateur en toute candeur, inscrit le dispositif cinématographique comme espace du film et met en abyme une double conception du filmique dont il se détache déjà ou du moins qu’il critique habilement. En effet, deux plateaux de cinéma, qui pourraient être ceux-là mêmes où il a été engagé pour tourner, servent de décors uniques pour la totalité du filmage. A maintes reprises, dans ses déambulations maladroites de machiniste d’un plateau à l’autre, il heurte ou renverse la caméra posée sur un pied devant un opérateur qui s’efforce de réaliser des plans. C’est donc bien de cinéma qu’il s’agit et non pas de scène de théâtre. Que filme-t-on ? Un premier carton et des costumes informent le spectateur que l’on tourne un “drame historique” sur l’un des plateaux tandis qu’un second carton nous avertit qu’un “drame moderne” occupe l’autre plateau. Dans un cas comme dans l’autre Chaplin nous signifie que ce n’est pas ce genre de film qu’il entend réaliser.

Sur le plateau du film historique il sème la zizanie en renversant les accessoires et en empêchant le tournage. Le propos est clair : ce genre cinématographique en costume d’époque, éloigné des réalités contemporaines et encore proche des spectacles de théâtres est inapte à rendre compte des vicissitudes urbaines de son temps. Chaplin ne fera en aucun cas concurrence à Cecil B. De Mille et jamais il ne filmera des sujets historiques même s’il a eu quelques velléités d’incarner un Jésus-Christ et un Napoléon sans donner suite. Il l’avait d’ailleurs déjà clairement signifié dans son premier film à la compagnie Essanay :His new Job , 01-02-1915,qui est une satire du cinéma historique. Il s’y moquait en particulier de deux films historiques qui avaient eu un grand succès en 1914 : Le roman d’un roi etLa rançon d’un trône interprétés par James Hackett et mis en scène par Hugh Ford.

Sur le plateau du “drame moderne” il se passe deux événements importants qui retiennent l’attention. D’abord, la mise en scène simpliste qui exploite le gag archi-connu de la tarte à la crème, sous la direction agitée d’un metteur en scène sous pression, entraîne immédiatement le départ d’un acteur qui quitte furieux le plateau après avoir reçu en pleine face deux tartes à la crème de suite. Le carton qui explicite son retrait de l’action est on ne peut plus éloquent : « Vous portez atteinte à ma dignité d’acteur. »

Là encore Chaplin explicite son point de vue : il ne retiendra pas comme gag fondamental du burlesque l’échange de tartes. En outre, pour lui, le jeu d’acteur est trop sérieux pour réduire celui-ci à ce type de comportement simpliste. L’acteur doit développer au contraire avec rigueur un véritable art de la composition. On sait combien il était exigeant avec les acteurs qu’il engageait et la maîtrise intense qu’il attendait d’eux.

Une fois l’acteur dépité parti, Chaplin accepte naïvement le rôle mais agite rapidement un mouchoir blanc en signe d’arrêt des hostilités crémeuses. Signal révélateur pour mettre fin à un gag éculé et sans dimension comique : trop, c’est trop ! Sans compter que les deux tournages finissent par s’annuler puisque les tartes à la crème franchissent l’espace des deux plateaux et rendent toute réalisation impossible. Il semble bien qu’il y ait là une réfutation en règle d’un certain cinéma d’alors : ce n’est pas dans ce sens que Chaplin escompte travailler. Il bâtira de vraies histoires qui engagent l’homme par rapport à la vie et par rapport à autrui. Fini les pantalonnades creuses ! D’ailleurs le film s’achève dans l’explosion magistrale des studios qui disparaissent sous les effets dévastateurs de la dynamite. Chaplin inscrit la mort d’un genre de cinéma qui ne l’intéresse pas.

En revanche ce film inscrit, nous dirons comme en creux, les éléments pertinents d’une pantomime efficace qui permet à l’acteur de dynamiser l’action et de provoquer le rire. Quelques plans du court métrage permettent de saisir ce que travaille déjà Chaplin. Il exploite des gags nouveaux comme celui où en plan d’ensemble il se transforme en homme - hérisson accumulant les chaises sur son dos, comme ceux où les objets se déplacent seuls ou sont détournés de leur usage d’accessoires historiques. C’est le heaume qui sert à se cacher lors de la pose repas pour éviter les odeurs nauséabondes du croqueur d’oignons, c’est la manette - préfiguration de celle de Modern Times- qui actionne la trappe magique (souvenir du cinéma - illusion de Méliès) et qui devient l’outil de torture qui coince la tête de l’acteur tombé dans la fosse. Mais nous irons plus loin : en contrepoint du réalisateur excité et inefficace dans sa direction d’acteur, l’acteur Chaplin livré à lui-même impose au film un rythme en déclenchant les situations, en orientant les actions et en compliquant le jeu. Ainsi, la scène de la tarte à la crème ne devient-elle comique et efficiente que lorsqu’il jette par surprise la dernière à la face du réalisateur, le condamnant alors à l’impuissance définitive. Il se substitue à lui littéralement à ce moment-là du film, composant par ses coups en vache et sa propre pantomime un scénario à sa guise.

Si ce film nous paraît déjà être en 1916 une véritable réflexion sur ses propres films depuis environ deux ans qu’il s’est engagé dans le cinéma, il convient de s’interroger sur ce que Mack Sennet produisait au moment de l’arrivée de Chaplin dans ses studios puisque ce dernier va d’abord être au service de la compagnie en tant qu’acteur avant de s’investir lui-même comme réalisateur/collaborateur puis d’endosser seul les responsabilités de la mise en scène.

Notes
13.

David ROBINSON, Charlot entre rire et larmes, Gallimard, 1995, p. 29

14.

Raymond BORDE, Harold Lloyd, Lyon, Premier Plan, 1968, p. 28

15.

Francis BORDAT, Chaplin cinéaste, Editions du Cerf, 1998, p. 102

16.

Ibid., p. 107, 108

17.

Francis BORDAT, Chaplin cinéaste, 1998, chapitre 6