2 - Chez Mack Sennett. La trouvaille de Chaplin : création dela figure

Lorsque le 2 février 1914 Chaplin joue dans son premier film Making a Living, dont la réalisation est assurée par Henry Lehrman, ce n’est pas encore Charlot que le spectateur découvre avec sa défroque habituelle. Physiquement, c’est une silhouette de dandy qui s’offre à nous : longue redingote dans le style du XIXème, chapeau haut de forme et porte - monocle, superbe lavallière et bacchantes à la gauloise. Le personnage affiche un air morgue voire cynique de gentleman élégant mais peu scrupuleux. Journaliste mondain sans travail il provoque le rédacteur en chef par des gestes déplacés, vole le scoop au reporter en chef, flirte avec les dames qu’il rencontre et se tire admirablement déjà des situations les plus incongrues. Cette farce burlesque du cinéma comique américain des origines qui brosse une histoire grossière où les personnages sont les jouets de situations grotesques voit apparaître à l’écran Charlot introduisant sa propre pantomime acquise à la compagnie Karno. Elle se développe sur deux registres qui hanteront la carrière ultérieure de celui-ci.

D’une part, l’acteur outre le trait de ce personnage arriviste et dédaigneux, brutal et sans vergogne dont il raffine les allures aristocratiques et les poses mondaines - comment ne pas voir là en germe l’irrésistible Monsieur Verdoux de 1947 ? - ; d’autre part, on pressent le pauvre hère à qui la société ne fait pas de cadeaux et qui cherche tous les expédients possibles pour se tirer d’affaire. Ce premier film semble révélateur du jeu d’acteur remarquable qui impose déjà un style de pantomime bien particulier par rapport à ce qui se fait à la Keystone et laisse poindre la dimension psychologique ambiguë de Charlot.

Chaplin a eu d’emblée l’idée de caractériser son personnage par un costume, comme autrefois le faisait sur le théâtre la Comedia dell’ Arte. Ainsi le spectateur pourrait-il saisir sur l’écran immédiatement la silhouette signifiante au milieu des autres. Charlot en tant que tel est apparu dans le film du 7 février 1914 : Kid’s Auto Race At Venice .

La trouvaille de Chaplin est sans précédent et stigmatise à tout jamais le personnage dans le rôle du Tramp. Voici ce qu’il écrit dans My Autobiography :

‘« I thought I would dress in baggy pants, big shoes, a cane and a derby hat. I wanted everything a contradiction : the pants baggy, the coat tight, the hat small and the shoes large. I was undecided whether to look old or young, but remember Sennett had expected me to be a much older man, I added a small moustache, which, I reasoned, would add age without hiding my expression. »’

Or, très vite Chaplin a conscience que cette nouvelle enveloppe qu’il s’est donnée a des répercussions majeures sur ce qu’il va être à l’écran. En endossant ce costume fait de bric et de broc, il endosse du même coup une personnalité tranchée par rapport aux autres comédiens de la Keystone et à ceux du burlesque en général. La défroque sculpte un nouveau personnage comique que le spectateur reconnaîtra comme singulier et porteur de signes qui lui appartiendront en propre. Dans My Autobiography, il se rappelle :

‘« (...) the moment I was dressed, the clothes and the make-up made me feel the person he (The Tramp) was. I began to know him, and by the time I walked onto the stage (at Keystone) he was fully born...Gags and comedy ideas went racing through my mind. »’

Ainsi lie-t-il le développement de son jeu d’acteur à cette transformation. Les avatars du personnage nouveau peuvent naître et fort rapidement son besoin de réaliser des scènes à sa mesure se fait sentir. Deux mois plus tard, le 27 avril 1914, il réalise avec Mabel Normand son premier court métrage : Caught in a Cabaret, puis en cavalier seul le 4 mai 1914il conçoit le scénario de Caught in the Rain et le tourne.

En 1923, Chaplin insiste encore sur la signification symbolique de cette silhouette de Tramp alors qu’il a déjà tourné plus de cinquante films depuis Kid’s Auto Race . Il n’ignore pas que Charlot a été d’emblée au coeur de son écriture cinématographique tant dans le jeu de l’acteur que dans l’élaboration, la construction et le filmage de ces courts métrages :

‘« That costume helps me to express my conception of the average man, of myself. The derby, too small, is a striving for dignity. The moustache is vanity. The tightly-buttoned coat and the stick and his whole manner are a gesture toward gallantry and dash and “front”. He is trying to meet the world bravely, to put up a bluff, and he knows that too. He knows it so well that he can laugh at himself and pity himself a little.” » (Huff 1952,17)’

La création de cette figure originale engage dès 1914 la démarche cinématographique de Chaplin. C’est ce que nous proposons d’étudier dans le chapitre suivant.