CHAPITRE II. COMMENT CHAPLIN EBAUCHE-T-IL CHARLOT DANS LA PERSPECTIVE BURLESQUE ?

1 - Une figure vivante de l’énonciation : Charlot. Mise en scène de la figure et rôles.

Chaplin, par sa formation, sait se donner en spectacle ; il connaît déjà ce qui fait rire et pleurer en raison de ses dons d’observation du monde et des comportements humains qu’il a hérités de sa mère. C’est pourquoi le jeu devant ou avec la caméra ne lui posera pas de problème.

Si nous revenons au deuxième film où joue Chaplin, Kid’s Auto Race At Venice du 7 février 1914, dans lequel nous venons de voir qu’il revêt pour la première fois son costume de Tramp, nous découvrons qu’il ne s’est pas contenté d’apparaître à l’écran mais qu’il va imaginer un jeu qui lui permettra de s’afficher et de gagner la vedette. Deux idées originales président à la réalisation de cette farce burlesque. D’une part, la mise en abyme du dispositif cinématographique où une caméra factice opère à la manière d’un reporter d’actualités : c’est bien une course d’autos pour enfants à Venice que l’on est venu filmer. C’est déjà signifier au spectateur qu’il est en position de voyeur puisqu’il participe en direct au filmage de la scène : on lui dévoile les ficelles, on le met dans le secret. Mais, d’autre part, Chaplin saisit l’occasion d’imposer son personnage de Charlot en lui faisant occuper le cadre : le sujet du film n’est plus alors la course mais la pantomime d’un vagabond qui nargue son monde en jouant constamment les trublions ! Son image monopolise le champ cinématographique avec une variation intéressante de l’échelle des plans. 18 Le spectateur découvre Charlot sous toutes ses coutures, si j’ose dire, qui use habilement des ressorts de la pantomime apprise autrefois dans les tournées anglaises. Dans Chapliniana, volume I 1987, M. Harry M. Geduld met en relief cette attitude provocatrice de l’acteur qui force l’attention du spectateur : « “Look at me, Me, Me !” is the recurrent theme of Charlie’s insatiable scene-stealing. Approaching the camera, he suddenly makes us realize that we are seeing him through the eye of the cameraman. »

Dans cette même réalisation, Charlot laisse poindre le double registre sur lequel il va se construire par la suite. Un petit homme pétulant et insolent qui déjà joue de sa canne de jonc avec malice, qui feint une assurance à toute épreuve en donnant un coup de talon dans sa cigarette, qui marche en canard et nargue par ses poses tout un chacun, échappant sans cesse aux situations les plus périlleuses. Mais aussi un pauvre hère, au costume délabré et à l’air fugitivement triste qui finit ici par être rejeté hors-champ.

Cette double appropriation de soi, qui situe d’emblée le spectateur dans une vision complexe du personnage, induit la question des rôles que Chaplin doit concevoir pour Charlot afin de faire de lui cette figure vivante d’énonciation que nous adopterons dans sa dualité.

Notes
18.

F. BORDAT, op.cit. Chapitre 4