L’insertion dans la réalité urbaine

Si l’on considère les emplois occupés par Charlot, et ce, toujours temporairement, nous pouvons avancer les analyses suivantes. Ils représentent un éventail important d’activités exercées au bas de l’échelle sociale ou dans des sphères marginales 19 . Ce sont généralement des métiers manuels qui demandent le sens du concret et de la débrouillardise. Ils sont parfois la marque de milieux miséreux qui vivent d’expédients : il en est ainsi du motif récurrent de la boxe qui faisait miroiter à l’époque au milieu des petits voyous des gains rapides et conséquents et des espoirs de promotion sociale. Or, Charlot boxera pour se sortir de situations financières catastrophiques. Ces petits métiers sont essentiellement exercés en ville. Ce n’est pas le monde rural qui intéresse Chaplin, mais l’insertion du tramp en milieu urbain. Comment un itinéraire de vagabond peut-il se construire dans un tissu urbain qui le situe systématiquement à la marge ? Si le tramp accepte momentanément un petit boulot pour survivre, il instaure un type de rapport particulier au travail qu’il subit plutôt qu’il ne choisit.

C’est pourquoi il aborde le travail en dilettante en en métamorphosant les aspects rébarbatifs et sérieux créant une atmosphère de jeu comme pour conjurer le mauvais sort qui le frappe. Il développe un climat burlesque en adaptant une pantomime à chaque situation laborieuse. Par exemple, la salle de cabaret devient piste de danse où il valse avec les plats, le ring le lieu idéal d’une chorégraphie endiablée, le grand magasin espace fantasmatique où il patine et s’approprie les marchandises gratuitement. Charlot joue en permanence pour s’éviter de travailler : les gags naissent pour subvertir les contraintes et faire passer le temps. En toutes circonstances il tourne en dérision ce qu’on lui commande de faire et privilégie sa paresse, sa rêverie, sa fantaisie. Il apparaît donc très clairement que Charlot refuse une insertion sociale qui passe par l’aliénation de sa personnalité, par le travail qui dépossède l’homme de sa créativité. C’est ce rejet viscéral qui offre à Chaplin un champ d’investigation neuf du burlesque.

Les films présentent toujours des situations de travail momentanées, uniquement acceptées parce qu’elles permettent de survivre un temps. Mais elles sont traitées sur le mode de l’enchaînement des gags et de situations cocasses avec une utilisation ludique des outils ou des objets, ce qui sera étudié ultérieurement. Or, elles sont très vite rejetées ou abandonnées puisqu’elles portent atteinte à l’unité du personnage qui se sent dépossédé de lui-même. C’est à ce point sensible que Charlot ne quitte jamais de lui-même les insignes vestimentaires du vagabond et lorsqu’on l’y oblige, comme par exemple quitter son melon sur le ring de boxe, c’est avec bien des réticences qu’il l’abandonne pour quelques minutes. En fait, ce qui retient l’attention, c’est celui qui erre entre deux petits boulots.

Notes
19.

Jean MITRY, Charlot, Paris, Editions universitaires, 1957, p. 87. «  Car Charlot est aussi déplacé parmi les pauvres et les miséreux que parmi les gens de la “haute” ou de la bourgeoisie. Loin d’être un vagabond, au sens social du mot, c’est un déclassé, mais qui le serait sur tous les plans: moral, social, psychologique et métaphysique. »