b) Charlot et son double 20

Deux figures de double rendent le personnage de Charlot moins transparent et complexifie son rapport au monde. D’une part celle qui fonctionne sur le symbole de l’androgyne, d’autre part celle qui relève du “cas étrange de Dr Jekyll et M. Hyde”.

Attachons-nous à la première en rappelant les films où elle est mise en scène. Il s’agit de :

Le burlesque fonctionne ici sur le goût du travestissement. Charlot profite de situations amoureuses scabreuses pour se déguiser en femme, ne craignant pas de mettre en pleine lumière sa nature féminine en jouant les coquettes et les séductrices 21 . Le comique de situation est souvent savoureux puisque Charlot-femme devient l’objet des désirs masculins et en reçoit les différents hommages. Le spectateur se trouve confronté à un personnage plus complexe qui endosse des comportements et des attitudes qui étaient pour le moins très régulés moralement par la société des années 14. Autant dire que Chaplin a de l’audace en dédoublant sa créature ! Mais il sait aussi lui donner des rôles qui dévoilent fugitivement une homosexualité latente. Le jeu comique s’enrichit d’une dimension jusque là inexplorée.

Ce que nous avons appelé le “cas étrange de Dr. Jekyll et M. Hyde” fait l’objet de quatre réalisations avant de devenir un trait constitutif de l’esthétique chaplinienne :

Curieuse transformation en effet que Chaplin fait subir à son personnage à l’intérieur d’un même film. Le double masculin qu’il construit engendre le trouble du spectateur puisque Charlot incarne tantôt l’homme du monde, tantôt le pauvre hère et provoque des symétries troublantes, des ressemblances de comportements équivoques. Alors qui est au fond Charlot ? Si l’on s’attarde sur le double inquiétant de The Idle Class, tout concourt à déstabiliser le spectateur. D’abord l’architecturedes décors travaillée dans le sens de la symétrie troublante. Ensuite, les multiples montages parallèles s’ils font apparaître au début du film deux personnages à la ressemblance étrange, bien que vêtus différemment et appartenant à deux classes sociales différentes, finissent par brouiller complètement les cartes. Non seulement les deux hommes possèdent des traits de caractère et de comportement identiques mais ils finissent par se substituer l’un à l’autre à la faveur d’un carnaval. Charlot qui est vêtu de sa défroque habituelle est pris pour le maître de maison déguisé et remplit son rôle à sa place. Le burlesque se fondant sur une situation inattendue pose la question de l’identité.

C’est à partir de cette figure de substitution, autre avatar du double, que Chaplin entraîne son personnage dans les épreuves de la société, au sens où il peut s’essayer à différentes postures sociales. Charlot prenant la place d’un autre, délibérément ou non, circule à travers les deux classes sociales - celle des nantis et celle des déshérités, ou si l’on se place d’un point de vue plus politique celle des dominants et celle des dominés -. Or, il est remarquable que c’est toujours Charlot le démuni qui, par de curieux concours de circonstances, se voit projeté dans les sphères des puissants. Cela sert différemment l’écriture cinématographique du réalisateur. C’est d’abord une source féconde de situations comiques puisque le personnage visite un univers dont il ignore les codes sociaux les plus élémentaires. Il apporte alors une fraîcheur et une créativité spontanée dans un monde guindé voire cynique. Riche malgré lui et noceur par hasard il transforme une soirée mondaine masquée en mascarade ou une garden party en pugilat ; au cabaret il devient clown en singeant les comportements de la high society. Lorsqu’il prend la place du chef de rayon dans Floorwalker, il virevolte entre les rayons, arrose les fleurs des chapeaux, joue avec l’escalier mécanique, séduit les clientes et tire la barbe aux raseurs.

La parodie pure et simple trouve sa plus large expression dans un film curieux His Prehistoric Past . Chaplin se sert du rêve de sa créature endormie sur un banc pour lui construire un passé glorieux de chef de tribu préhistorique. Celle-ci usurpe le pouvoir du roi en l’éliminant comme au théâtre de Guignol. Ce vagabond dépenaillé s’octroie une royauté de pacotille que souligne la mise en scène : bien que chef, vêtu de peaux de bête et arborant une massue, insigne du sceptre, il conserve son ridicule chapeau melon et ses croquenauds et il joue au roi en manifestant outrancièrement son pouvoir. Bouffi d’orgueil, il manie la massue à grands coups de moulinets au risque de s’assommer et marche sans vergogne sur les corps prosternés des jeunes femmes de son harem. Situation grotesque qui dégonfle les formes du pouvoir par la force et la bêtise. Mais situation reproduite dans la dernière scène où c’est le policeman qui réveille notre vagabond de la même manière en le menaçant de sa matraque, massue moderne emblématique du pouvoir de la société.

Il apparaît que par cette farce grossière Chaplin, dès 1914, a compris que le cinéma pouvait aller au-delà du divertissement simple à la M. Sennett et qu’il convenait d’exploiter une veine critique. Cette plasticité de son personnage lui permettra de poser de façon aiguë l’ambiguïté fondamentale de l’homme pris dans le jeu social. Charlot assume d’une certaine manière ses fantasmes de pouvoir mais redevient très vite le pauvre hère que l’on plaint et que le réalisateur sauve. Ainsi cette figure du double qui joue sur l’ambiguïté de la substitution est-elle encore plus complexe qu’il n’y paraît. Inscrite au coeur d’une des démarches cinématographiques de Chaplin elle enrichit le concept de burlesque d’une dimension tragique. M. Hyde guette toujours en chacun de nous Dr. Jekyll et Charlot cynique, nimbé de réussite, pourrait bien être à l’affût du Charlot tendre et compatissant. Chaplin explicite ses hantises en se dupliquant dans son personnage. Ainsi est-il à la fois l’autre et lui-même, semant la confusion dans l’esprit de celui qui regarde. Il est tour à tour victime et bourreau ce qu’il rend filmiquement en faisant jouer deux rôles antithétiques par un seul acteur - lui-même en l’occurrence -, mais aussi en multipliant les montages parallèles et les situations symétriques. Plus troublant encore est le fait que les deux figures endossent souvent les mêmes faiblesses d’un rôle à l’autre, seul le degré de perception du spectateur varie grâce à sa position distanciée ce qui lui permet de percevoir les nuances du réalisateur sur le travail des quiproquos par exemple.

Mais Chaplin pose aussi implicitement la question de l’humanisation des rapports humains. Le vagabond provisoirement détenteur du pouvoir l’utilise pour apporter plus de fantaisie ou pour soulager ses semblables de la misère morale ou matérielle, du « désamour ». Nous analyserons les dimensions que prend cette symbolique du double dans les réalisations ultérieures au moment du parlant

Notes
20.

Julien SMITH, Chaplin, Great Britain, Colombus Books, 1986, p. 56,57.

21.

Jean MITRY, Charlot ou la fabulation chaplinesque, p. 45