a) Charlot, la hiérarchie et les patrons 23

Dans les films des années 14 à 18 le personnage vit des situations souvent de pauvre hère, d’apprenti en mal de travail, marginalisé. Lorsqu’il exerce un “petit” métier, il est toujours exploité et victime des mesquineries ou des méchancetés du patron qui l’emploie. On le traite comme une bête de somme. Contraint aux tâches les plus serviles il est souvent battu et fustigé. A cet égard, le film Work , 21-06-15,est très révélateur. Il s’ouvre sur un plan d’ensemble d’une rue encombrée. Plein cadre : Charlot attelé à une charrette de peintre, tirant comme un âne et fouetté par le maître confortablement installé. C’est l’image emblématique du vagabond exploité ! Comment ne pas penser au couple Didi-Pozzo de En attendant Godot de Beckett. Un plan oblique étonnant où le couple antithétique patron-esclave occupe tout le champ insiste métaphoriquement sur la dureté du destin du tramp. La dégringolade dans la pente est mimée plusieurs fois. Charlot lutte désespérément pour aller de l’avant au propre comme au figuré.

‘« Jeté dans le siècle de la foule, du collectif et du standard, Charlot va mettre tout en oeuvre pour demeurer soi, c’est-à-dire mener une lutte tour à tour ouverte, sournoise, habile, pour ne pas se laisser absorber par le flot, pour ne pas disparaître. Ainsi ses mésaventures, ses déboires, ne sont que les conséquences de sa perpétuelle insoumission. » 24

Ce type de situation est récurrent. Alors que Charlot est contraint de se lever pour aller travailler (Sunnyside, Pay Day, The Fireman, A Dog’s Life, Shoulder Arms etc.), le réalisateur multiplie les plans où son personnage résiste pour jouir de son lit et de son sommeil. Cette résistance passive aux horaires du monde du travail se retrouve dans sa fantaisie pour accomplir les tâches qu’on lui donne. Tandis que les autres se soumettent, lui, multiplie les bévues : il oublie l’heure de l’embauche (The Pawnshop, City Lights ), il se dépense en de très nombreux gestes vains au lieu d’exécuter efficacement ce qu’on lui impose - à maintes reprises, Chaplin établit un déséquilibre entre les nombreuses scènes consacrées au jeu, à l’insouciance et les rares prises centrées sur l’activité laborieuse -. Et souvent, celles-ci débouchent sur un plan qui les annule. Ainsi en est-il de la séquence dans Modern Times où Charlot met à flots un bateau en chantier. Il agit à contretemps des autres, fait mine d’obéir, donne de coups ou fuit quand le danger de se faire embrigader est trop imminent.Modern Times qui est le film qui renvoie le plus à une vision excessivement normée du monde du travail est aussi celui où Charlot excelle dans la dérision et le grain de folie.

En outre, pour signifier cette rébellion, Chaplin varie les postures comiques de son personnage et les prises de vue insolites. Gros plans sur le visage qui souffre, sur le derrière botté copieusement, changements rapides de point de vue et montage cut des situations qui explicitent les vicissitudes de Charlot acculé à accomplir de multiples labeurs. Et c’est précisément cet aspect qui nous écarte de la position de Bazin, évoquée précédemment, pour aller dans le sens de celle de M. Bordat :

‘« Quand Chaplin prendra en charge la réalisation, on comprendra que ce n’est plus à l’acteur de servir la caméra, mais à la caméra de servir l’acteur. » 25

La pantomime du travail subi enrichit le burlesque d’une dimension critique et contraint Chaplin à l'invention filmique. Les patrons n’acceptent pas son inefficacité, son manque de savoir-faire, son inaptitude à réaliser les ouvrages qu’on lui demande, son mépris des règles et des ordres donnés, son irrespect des horaires. C’est vrai qu’il se lasse très vite des obligations qu’on veut lui imposer. Le plus souvent sa hiérarchie directe est incarnée par des contremaîtres à la carrure et à la taille impressionnantes qui dominent physiquement l’être malingre qu’est Charlot. Le filmage en plan moyen ou en gros plan avec des effets souvent de surcadre renforce cette idée de domination du fort sur le faible. En outre, le thème de l’exploitation est constant et se développe sur deux plans. D'abord, celui de la domination physique où le plus fort qui détient le pouvoir use de son corps menaçant pour intimider et exercer son autorité. Dans ce cas-là, le filmage frontal renforce la différence de taille entre les personnages. Dans le monde du travail, le vagabond, l'errant n'a pas sa place !

Ensuite, celui de la domination de fait générée par le système capitaliste où le contremaître qui commande s’assied, ne fait rien et regarde l’ouvrier ou l’apprenti travailler en l’abreuvant d’insultes. Nous en avons de bons exemples dans : The Floorwalker, The Pawnshop, Behind The Screen, Sunnyside,Pay Day.

Chaplin qui comprend très tôt que les “talkies” détruiraient l’art de la pantomime de son héros accorde une attention toute particulière au jeu de l’acteur combinée avec une exploitation du cadre qu’il dynamise en multipliant les trajectoires de déplacement du personnage et en variant les angles de prises de vue. C’est pourquoi, un axe de son écriture cinématographique privilégie une certaine chorégraphie corporelle soit pour accentuer l’aliénation de l’individu, soit pour se libérer des contraintes sociales. Ainsi, Charlot sait-il fort bien déjouer les traquenards d’une hiérarchie castratrice et souvent cruelle avec les plus démunis.

Si son rapport aux patrons est souvent présenté comme humiliant, il n’en reste pas moins vrai qu’il se venge par des coups en vache. Chaplin inverse avec une déroutante facilité le rapport de force et Charlot, le timide, l’incroyable maladroit, devient alors le maître du jeu. Certes, il développe une pantomime agressive, narquoise qui rend les patrons impuissants ou démunis. Songeons à la scène d’ouverture de Shanghaied 4-10-1915,où embauché pour éliminer des marins gênants, il pousse le jeu de massacre jusqu’à assommer le patron qui lui a commandé ce travail. Ou alors il tourne tout à la dérision faisant du travail un jeu d’enfant en perturbant les codes de soumission à la hiérarchie. En parodiant les gestes propres au travail, en faisant des tâches à accomplir de simples jeux d’enfants - faire de petits tas avec sa pelle alors qu’il doit creuser une large tranchée, jongler avec les briques sur l’échafaudage ou encore laver plus les clients que le sol de l’auberge - il invente une chorégraphie qui métamorphose l’espace et le temps du labeur commandé. C’est l’occasion pour lui de mettre au point des procédés techniques comme par exemple monter la pellicule à l’envers sur la scène où Charlot maçon reçoit les briques pour bâtir le mur (Pay Day , 2-04-1922.) Et c’est lui le maître du jeu tout le long du film même si finalement l’ordre reprend le dessus laissant le tramp à son errance. Ainsi dans Laughing Gas , 9-07-1914, après avoir pris délibérément la place de son patron il transforme le cabinet tantôt en salle de torture se vengeant sur les clients indésirables, tantôt en délicieux salon de séduction. Charlot narguepatron et contremaîtres et cette posture devant l’autorité conduit Chaplin à une créativité de plus en plus recherchée.

Ainsi va-t-il particulièrement développer ce que nous appellerons : la figure de l'écart . Dans un schéma classique donné, son personnage s’écarte des réactions ou du modèle attendu. Concrètement, que faut-il entendre par là ? Filmer une situation sociale donnée et facilement identifiable par le spectateur comme Charlot au travail dans un univers urbain qui est celui de ses contemporains. La tâche qui lui est assignée est elle aussi représentative des labeurs de l’époque et son rôle clairement défini. Cependant Charlot refuse les codes de ce monde industrieux en se donnant comme un pitre en perpétuelle représentation. Il se fait du cinéma en vivant sous nos yeux ses propres chimères, se moquant des contingences et des règles sociales. Sa pantomime d’acteur devient essentielle et Chaplin en filme toutes les facéties. C’est l’écart qui est cinématographiquement pertinent puisque c’est lui qui requiert l’inventivité dans une situation banale et connue de tous. D’autant qu’il est ludique et source de comique. Jean Mitry expliquait cela de la manière suivante :

‘« La contradiction entre l’attitude voulue par son état et la réaction commandée par son être est devenue, on le voit, la source de son comique le plus profond. » 26

Prenons un exemple pour expliciter cette notion d’écart : Sunnyside, 15-06-1919.Dans ce film, Charlot est employé dans une auberge de campagne. Il est contraint par son patron à des activités domestiques bien précises que le spectateur peut facilement identifier. Or, il ne veut pas s’y plier et, pour se faire opère de distorsions signifiantes. Tout le début est travaillé en montage alterné rapide : d’une part, un patron agressif et qui secoue un Charlot qui refuse de se lever pour travailler à 4h.30 ; d’autre part, ce dernier qui se rendort sitôt l’autre sorti. Les plans se succèdent, diégétiquement, pendant une heure (la pendule inscrit 5h.20) et réitèrent la situation avec un Charlot qui fait mine de se vêtir. Chaplin pousse le jeu de l’écart encore plus loin : en effet, Charlot finalement jeté hors du lit par son patron est expédie de l’autre côté de la porte - symbole d’une limite qui ouvre sur le monde du travail -. Il s’empresse de rentrer par la fenêtre - symbole d’ouverture sur le monde de la clef des champs - pour se recoucher. Finalement houspillé et renvoyé au monde du travail, c’est par la fenêtre que Charlot finira par s’y rendre. L’ouverture à l’iris qui suit avec un effet de panoramique semi-circulaire sur la grande salle d’hôtel cadre un drôle d’homme de ménage. C’est avec une tondeuse à gazon mécanique qu’il nettoie le carrelage, s’appliquant lui-même à arracher d’imaginaires touffes d’herbe ! Pour préparer le petit déjeuner dans les règles de l’art, il entre, une poule sous le bras, qu’il invite à pondre dans une poêle-nid, appelle la vache qu’il trait à même la tasse !

Chaplin à ce moment-là, a évité par cette mise en oeuvre de la figure de l’écart une scène réaliste, fastidieuse de l’homme au travail, de même qu’il inscrit le dispositif filmique par un regard-caméra de Charlot qui soulève son chapeau pour nous saluer. La notion d’écart ici très fortement marquée cinématographiquement est conçue dans une totale complicité avec le spectateur. Or seule la caméra permet cette plasticité de l’image ; ce jeu-là est impossible au théâtre aussi bon mime soit-on. Elle distribue l’espace à sa guise en créant des symboliques d’ouverture et de fermeture, facilite le glissement d’une situation à une autre en déconstruisant nos modes de perception et de représentation habituels. Chaplin, une fois encore enrichit le burlesque en développant une composition scénaristique imprévisible et insolite. Or, son personnage devient une figure symbolique, comme il a souvent été dit, de la lutte du faible contre les forts. Un filmage intéressant se développe également dans les nombreuses scènes où Charlot a maille à partir avec les flics alliés des patrons et des pouvoirs en place.

Notes
23.

Marcel MARTIN, Charlie Chaplin, Cinéma d’aujourd’hui- Seghers / Adolphe NYSENHOLC, Charles Chaplin ou la légende des images, Paris,Méridiens Klincksieck, 1987, p. 73-74.

24.

Pierre LEPROHON, Charles Chaplin, op. cit., p. 247-248

25.

F. BORDAT, op. cit. p. 106

26.

Jean MITRY, Charlot et la fabulation chaplinesque.