b) Charlot et les flics

Nous pouvons d’emblée envisager deux situations : celle où le policier apparaît seul à l’écran et celle où Charlot et celui-ci s’inscrivent tous les deux dans le champ. Chaplin a recours à une série de filmages innovants pour marquer la menace que cet ordre fait peser sur le tramp.

Lorsqu’ils surgissent seuls, à l’improviste, les policiers sont généralement filmés en plan moyen, à l’affût, à l’angle d’une rue, dévoilant une mine menaçante et inquisitrice, le bras armé de l’éternelle matraque. Leur taille et leur carrure que soulignent l’uniforme et la casquette sont toujours impressionnantes d’autant que Chaplin renforce la puissance écrasante de l’ordre par des effets de mise en cadre. Il serre le cadre et utilise des éléments du décor - fenêtres, oeil-de-boeuf, chambranle de porte, trous dans des murs de brique etc.- pour surcadrer les flics ce qui crée le suspense chez le spectateur. Notre regard complice de celui du cinéaste, tout en nous faisant redouter le pire, “pré-voit” la situation comique qui s’ensuivra. En effet, dans ce cas-là, il y a coïncidence entre le point de vue de la caméra et celui du foyer de la narration, c’est-à-dire Chaplin et non pas coïncidence entre l’axe de la caméra et l’axe du regard de Charlot. De même cette façon de les faire surgir à l’écran abruptement, maîtres de l’espace de la rue, lieu d’élection du tramp, inscrit la répression dans sa dimension inéluctable ce qui nous les rend immédiatement antipathiques.

Plus inventif encore est Chaplin quand il combine dans le même plan la présence des forces de l’ordre et celle de Charlot. Prenons trois exemples : Police, 27-05-1916, A Dog’s Life, 14-04-1918 et The Kid , 06-02-1921. Dans ces films, le flic apparaît dans le cadre - filmé comme on l’a explicité ci-dessus - mais à l’insu de Charlot qui est épié.

Dans le premier cas, celui-ci force tranquillement une serrure tandis qu’un gros plan isole la figure inquisitrice du flic à l’angle de la rue.

Dans le second, Charlot vagabond endormi à même le sol d’un terrain vague ne perçoit pas la tête de deux flics surcadrés dans les interstices des planches de la palissade et prêts à l’arrêter. La menace est mise en scène par des effets de cadre, d’échelle de plans et de focalisation du regard du spectateur.

Dans le dernier film cité la séquence de l’arrivée du policier est particulièrement travaillée. La caméra filme d’abord frontalement Charlot en train de flirter avec une jeune femme, dans la rue et dos à la fenêtre qu’il vient de réparer. Un léger panoramique à droite découvre l’angle de la rue et le mari flic qui rentre chez lui. Charlot bien sûr n’a pu rien voir et continue à caresser la jeune femme jusqu’au moment où le policier surgit dans l’encadrement de la fenêtre derrière eux. Charlot croyant saisir naïvement la main de la belle attrape celle du mari furieux !

Ici encore le ressort burlesque est efficace puisque Charlot qui ne voit pas le flic sournois et menaçant que nous, nous voyons, développe jusqu’au bout ou presque son mauvais tour en toute impunité jusqu’au moment où il se heurte physiquement au policier. C’est son corps et non son regard qui l’avertit en premier du danger, corps dont il se sert impulsivement pour fuir en pratiquant la tactique des plus faibles, à savoir : la ruse, l’esquive, la course zigzaguante, se faufilant avec aisance et célérité entre les plus forts. En fait, Chaplin renouvelle ici complètement la fameuse course poursuite des origines puisque c’est toute une mise en scène qui prélude à la fuite du tramp qui est elle-même réalisée sur le mode chorégraphique. F. Bordat a fort bien montré que toutes les lignes de force du cadre étaient utilisées pour les déplacements de Charlot, ce qui n'est pas le cas pour les courses poursuites du cinéma burlesque des origines à la trajectoire linéaire pauvre.

Dans cette lutte ouverte contre les formes de pouvoir, Chaplin fonde et peaufine son originalité en s’attaquant d’une part à l’armée en réalisant Shoulder Arms , 20-10-1918 et d’autre part à l’église en créant The Pilgrim , 25-02-1923.Fini les tartes à la crème et les recettes de ses débuts.Il s’agit pour lui de mettre en place toute une stratégie comique innovante pour que le spectateur partage avec plaisir son antimilitarisme et son anticléricalisme.