c) Charlot, un curieux trouffion et un drôle de pèlerin

A l’époque du cinéma dit muet, mais particulièrement dans les réalisations de Chaplin, la pantomime s’avère fondamentale. Si l’on se réfère à l’analyse que nous avons faite sur le jeu de l’acteur dans Limelight, nous avons mis en évidence la critique que Chaplin faisait de sa propre pantomime, figée, théâtrale héritée du music-hall anglais. Nous avions suggéré également comment il l’exprimait par un filmage frontal volontaire, plutôt statique et à quel insuccès il parvenait auprès du public. Or, les techniques propres au cinéma l’enrichissent considérablement dans la mesure où elles valorisent la dynamique du mouvement et en favorisent l’exécution dans le temps et dans l’espace. Les possibilités offertes par le montage pour mettre en relief les raccords dans le mouvements ou la continuité dans l’espace des figures réalisées, l’exploitation dynamique du cadre et du hors-cadre, les mouvements d’appareils qui accompagnent les évolutions du personnage ou détachent des mimiques ou des gestuelles, toutes ces combinatoires spécifiques de l’écriture cinématographique conduisent Chaplin à repenser cet art hérité du théâtre. Cette rénovation de la pantomime est une de ses préoccupations majeures et l’on peut dire que ces deux films en témoignent et donnent à celle-ci une orientation nouvelle.

Ces deux réalisations s’y prêtent bien puisque Charlot endosse un rôle de composition fort. Nous ne sommes plus du tout dans une technique théâtrale : les mouvements d’appareil - échelle des plans, travelling - mettent en évidence non seulement la virtuosité mécanique du corps tout entier dans ses déplacements mais en isolent certaines parties porteuses du comique. Ainsi en est-il du gros plan sur les croquenauds de Charlot lors des exercices de manoeuvre puisque le chef ne parvient pas à lui faire mettre les pieds dans la bonne position. Cette insistance sur le détail souligne l’effet burlesque et donne du relief à la pantomime qui précède. L’emploi de la contre-plongée lorsque Charlot apparaît au sommet de la tranchée qu’il vient de conquérir, brandissant ses trophées au bout d’une pique, en l’occurrence une grappe de casques allemands qu’il distribue généreusement à la cantonade comme on distribuerait des ballons dans une fête foraine, donne à cette pantomime comportementale une dimension critique : la parodie du soldat que la victoire a grisé. Elle annonce les filmages en contre-plongée de The Great Dictator qui dénoncent la mégalomanie de Hynckel.

Cette orientation parodique de la pantomime ainsi que sa spécificité par rapport à celle développée sur une scène de théâtre est particulièrement mise en évidence dans The Pilgrim. Là encore Chaplin développe toutes les ressources offertes par le cinéma. Etudions la séquence de la parodie de l’office religieux au temple.

Pourquoi justement n’est-on pas dans une pantomime théâtrale ? D’abord le procédé de surimpression qui inscrit le nombre 12, par un changement de plan sur le choeur des fidèles, rappelle au spectateur que Charlot a une identité trouble : ce pasteur candide est un ancien forçat. Ce qui n’est pas sans intérêt pour saisir le sens de la pantomime qu’il développe. Chaplin utilise déjà le lieu religieux comme un endroit de comédie rituelle réglée dans les moindres détails et dans un ordre canonique où il fait évoluer Charlot en lui faisant détourner le cérémonial qu’il exécute scrupuleusement. Celui-ci doit prononcer un sermon sur David et Goliath et bien il le mimera d’un bout à l’autre provoquant des applaudissements effrénés de l’affreux gamin du premier rang qui mourait d’ennui dans les plans précédents.

Il exécute un véritable numéro de music hall, comme il l’a autrefois appris sur la scène anglaise, mais métamorphosé par les mouvements d’appareil. Si le plan fixe met en relief les prouesses de l’acteur, ses sorties, ses entrées, ses saluts au public, ses facéties gestuelles et sa pantomime voire son ballet, les judicieux contrechamps sur l’assemblée des fidèles soulignent les effets d’un tel sermon. La caméra scrute l’austérité des visages, les airs scandalisés, les attitudes pincées et moralisatrices. Elle offre ce que le théâtre ne peut offrir : l’implication spectatorielle orientée et un écrasement des distances. En outre, il joue subtilement sur l’analogie des gestes pour faire dire au corps de Charlot la révolte contre les règles sociales :

‘« (...) ainsi quand dans The Pilgrim, Chaplin-bagnard en fuite, déguisé en pasteur, sort négligemment une cigarette de sa poche au moment même où, devant des paroissiens recueillis, il doit commencer son sermon. Un moment plus tard, il fait même encore mieux : en s’appuyant sur le bord de la chaire, il cherche également un appui pour son pied, comme s’il s’installait au comptoir d’un bar. Ce simple “tic” en même temps qu’il fout par terre le service religieux, conteste la légitimité de l’ordre établi d’une manière beaucoup plus pénétrante que, par exemple, la trop fameuse fin du film. » 27

Ceci est encore plus évident dans la séquence du camouflage en arbre, technique militaire que s’approprie Chaplin en la prenant au pied de la lettre et en la détournant. Une telle pantomime au théâtre est irréalisable puisque cet art exige la stylisation et entraîne nécessairement un appauvrissement ; au cinéma en revanche, Charlot peut se confronter au réel et multiplier les effets. Ainsi, se fonde-t-elle sur la profondeur de champ de l’espace naturel peuplé d’arbres, sur les nouvelles techniques cinématographiques, comme le traitement de l’éclairage, et le souci d’originalité dans la construction des gags. L’aspect ludique apparaît dès l’ouverture à l’iris qui isole le personnage dans son déguisement insolite : Charlot en soldat, camouflé en arbre, réduit à un tronc et deux branches dénudées. Le burlesque s’appuie alors sur l’orchestration savante des plans et non sur la seule pantomime du héros. La profondeur de champ apporte le danger - un bataillon de soldats allemands - tandis qu’un plan rapproché nous permet d’évaluer la peur du trouffion-arbre. La scène devient héroï-comique lorsque le cinéaste alterne les plans moyens sur les trois soldats germaniques que, seul Charlot ne voit pas, et sur Charlot frappant ses ennemis du bois de ses branches en rénovant les ruses anciennes. En effet privé de sa canne de jonc, il use du bout pointu de sa branche gauche pour piquer les fesses d’un soldat penché tandis qu’il réitère par deux fois la situation où il assomme de sa grossière branche droite les militaires ignorants de la situation. Chaplin combine donc les mouvements d’appareil et les ressources propres du jeu de l’acteur.

Mais Chaplin ne s’en tient pas là : il bâtit une vraie séquence où son personnage connaît la frousse et ne sait où s’enraciner. Ainsi parcourt-il affolé toutes les dimensions du cadre, engoncé dans cette armure d’écorce et, lorsqu’il se fige, c’est pour échapper à la perspicacité de l’ennemi. On remarque, à cet égard, un soin tout particulier apporté par Chaplin à l’éclairage lors de la course poursuite dans la forêt et à l’originalité de celle-ci par rapport à celles du burlesque américain des origines. Expliquons ceci par l’analyse de quelques plans.

Un filmage d’abord classique en plan d’ensemble où Charlot s’enfuit en zigzaguant dans la profondeur de champ poursuivi par un Allemand armé, en direction du bois. Le changement de plan en montage cut nous plonge dans une atmosphère contrastée jouant sur le blanc et noir (cf. éclairage 28 ) où le regard se perd dans une perspective de troncs. Impossible alors de déceler le soldat-arbre. La pantomime se fonde bien ici sur l’utilisation des effets cinématographiques, ce qui donne au jeu de l’acteur une dimension qu’il n’aurait pas sur une scène de théâtre. En outre, le spectateur est placé dans la situation de l’ennemi et le suspense s’en trouve accru. Cette situation mimétique réitérée file le gag initial qui se transforme en stratégie non seulement militaire mais également cinématographique. Il s’agit de montrer au spectateur qu’il est dans l’art de l’illusion et que c’est le cinéaste qui tire les ficelles du rire.

Le dispositif mis en place est si bien maîtrisé par Chaplin qu’il ira même jusqu’à le déconstruire sous nos yeux. Dans le dernier plan, pour échapper à ses poursuivants notre héros s’engage dans l’orifice d’une buse. Le camouflage que nous avions cru rigide et de bonne écorce devient flasque, ridiculement plat. Un simple accessoire de plateau pour donner le change mais nous nous sommes laissés prendre. Et Chaplin sort du gag, non pas en faisant disparaître son personnage mais en dynamisant sa trajectoire vers une autre péripétie.

Nous pouvons avancer déjà deux conclusions : la pantomime ne se résout plus au seul jeu de l’acteur mais se nourrit des techniques cinématographiques qui étendent son champ d’investigation ; la course poursuite est un moment clé du scénario et non plus l’aboutissement d’une histoire qui s’achève.

Enfin se pose la question du traitement diégétique de l’itinéraire complexe de Charlot dans la société dans laquelle il évolue. Si l’on se réfère précisément à The Pilgrim, dernier film de la série First National,Chaplin affirme l’opposition entre l’univers très normé de la société américaine, par exemple celui symbolisé par la grille de prison que Charlot franchit au premier plan du film, celui du temple où il est enfermé dans le cadre très rigide des lignes horizontales et verticales (bancs, pupitre, ogives de vitraux, portes latérales très étroites), celui de l’ordre et des ordres et l’univers ouvert et déconstruit de la parodie charlotienne. Emprisonné au sens propre comme au sens figuré il use de la parodie libératoire.

‘« The Pilgrim, ultimately, is an essay on roleplaying and the difficulty of escaping from the roles or taking on new ones. » 29

Ce n’est d’ailleurs pas étonnant si dans ce film, Chaplin utilise les images de barrière et de frontière comme si son personnage, pour faire l’épreuve de l’identité, devait éprouver l’espace cinématographique de la limite ou du franchissement. Comment remplir par exemple le rôle de redresseur de torts quand on est soi-même en cavale ? Un plan américain explicite cette démarche lorsque Charlot se trouve séparé du malfrat par une barrière dans le jardin des Blown. En se faisant le défenseur des femmes de la maison où il est logé, il se situe du même coup du côté de l’idéal de justice vers lequel le tramp des films antérieurs nous a habitués mais qu’il ne peut concrétiser que dans des situations d’exception ou hors des codes sociaux obligés. Ainsi la parodie du temple laisse-t-elle la place aux moments authentiques comme celui-ci.

Plan également signifiant que le dernier du film où il est, tel un funambule, en équilibre sur la ligne frontière entre les USA et le Mexique. Le shérif ne l’a pas incarcéré à nouveau, mais la vraie prison n’est-elle pas intérieure, celle que Charlot mime en ne sachant sur quel pied danser, à cheval sur la frontière des deux états. Que vaut-il mieux pour lui ? la vie régulée par des lois strictes, des codes moraux étriqués et des rôles sociaux bien définis ou la vie risquée, hasardeuse, sans règles ? Il ne choisira pas et laissera le spectateur dans cette incertitude : le destin de Charlot sera toujours sur le fil du rasoir.

Comme au cirque, c’est le parcours du funambule qui nous captive et sa capacité à jouer des effets comiques sur fond de situation tragique. Chaplin filme Charlot dans cette posture parce qu’elle est celle qui autorise toutes les facéties et tous les écarts. Elle est anticonformiste par essence car dégagée de la loi de la pesanteur dont elle se rit en permanence mais dont elle sait pertinemment qu’elle existe. “Le pélerin” n’est qu’une autre figure du tramp, de celui qui voyage. En cela également il ne peut être qu’une créature cinématographique qui bénéficie de tous les effets de montage et de la qualité propre au cinéma à nous faire passer, dans l’espace d’un plan, d’un lieu à un autre, d’un univers social à un autre. Ici, il ne témoigne d’ailleurs que de sa marginalité : pasteur de pacotille, évadé d’opérette, bagnard de papier, mais incorrigible idéaliste à la recherche de la beauté du monde, lui qui cueille des fleurs à la pointe des fusils. A cet égard, la plasticité cinématographique façonne la dimension poétique de Charlot.

Une dernière question demeure. Nous pouvons nous demander si, avec Shoulder Arms et ce film, le dernier de la First National, Chaplin ne fait pas lui aussi l’épreuve de sa maîtrise du burlesque. En effet, Charlot, dans ses deux réalisations, n’apparaît pas sous sa défroque habituelle. Le réalisateur teste son art en donnant à son personnage des rôles plus marqués sociologiquement et porteurs d’une vraie critique sociale. Mais Charlot y conserve toute sa force parce qu’il existe pour le spectateur dans sa personnalité au-delà de la figure créée, à l’origine, par le costume. C’est dire que le burlesque s’est dégagé de la seule vision du vagabond et que Chaplin a donné de l’épaisseur filmique à Charlot. Il a réussi à l’écrire au-delà de la silhouette en lui donnant une présence au monde particulière si forte que le spectateur le reconnaît. Il a bâti visuellement un discours de Charlot, un discours sensible mais aussi rebelle et provocateur, comme c’est les cas dans ces deux films, au service de la parole de Chaplin.

Or, le film qui suit, le premier de United Artsists, A Woman of Paris, en octobre 1923, sera volontairement réalisé sans le personnage de Charlot. Les différents critiques de l’époque - The New York Times, New York Herald Tribune - ont été enthousiastes à la sortie du film.

‘« (...) A Woman of Paris helped include Chaplin the serious intellect and talented director within his star image. » 30

Cependant, bien qu’inventif et soigneusement composé, travaillé dans son scénario comme dans son montage et dans le découpage des plans, ce film sera commercialement un échec.

‘«  And the world had responded, “ That’s not Charlie, where’s he gone off to ? “ Even as his most faithful admirers were puzzling their way through A Woman of Paris, Chaplin was about to put on his old costume - and Charlie was going for the gold. » 31

Le public, par cette attitude de rejet, ne signifie-t-il pas que Charlot est bien au coeur de l’écriture cinématographique de Chaplin, qu’il est essentiel à la technique du burlesque chaplinien, que le cinéaste ne peut en faire l’économie ? Précisément, essayons de voir maintenant en quoi cette écriture facétieuse offre à Chaplin la possibilité de mettre en place de façon solide ses propres codes du burlesque en parodiant les créateurs artistiques qui lui sont contemporains.

Notes
27.

P. KRAL, « La présence de Chaplin » , Positif Numéro 152 153, juillet août 1973.

28.

F. BORDAT, op. cit., p. 253

29.

J. SMITH, Chaplin, Colombus Books, London, 1984, p. 60-61

30.

CHAPLIN J. MALAND, Chaplin and American Culture, Princeton University Press, 1989.

31.

J. SMITH, op. cit., p. 69