d) Charlot parodie le pouvoir du créateur artistique

Mais c’est sur le plan de l’esthétique cinématographique que la parodie de ce qui existe est la plus forte dans la mesure où il veut métamorphoser le burlesque 32 . Nous pouvons recenser un certain nombre de films dans lesquels peu ou prou nous trouvons une mise en abyme du cinéma :

A Film Johnie 02-03-1914
The Property Man 01-08-1914
The Face On The Bar Room Floor 10-08-1914
The Masquerader 27-08-1914
Tillies Punctered Romance 14-11-1914
His New Job 01-02-1915
A Night In The Show 20-11-1915
Charlie Chaplin’s Burlesque On Carmen 22-04-1916
The Vagabond 10-07-1916
Behind The Screen 13-09-1916
The Circus 07-01-1928

Précédemment, nous avions mis en relief, par l’analyse de Behind The Screen, cette volonté de Chaplin de se distinguer du style de Mack Sennett en inventant ses propres formes de burlesque. Nous nous proposons désormais de voir comment, dès 1914, Chaplin parodie le burlesque de son temps et s’ingénie à imposer ses conceptions et ses démarches. Quand il est amené à jouer dans A Film Johnnie, il avouera lui-même en 1966 :

‘« I had managed to put over one or two bits of comedy business of my own, in spite of the butchers in the cutting room. Familiar with their method of cutting films, I would contrive business and gags just entering and exiting from a scene, knowing that they would have difficulty in cutting them out. » 33

Il prend donc conscience de l’importance du jeu avec la caméra et de la nécessité de se situer dans le cadre au bon moment. Il raisonne déjà avec un double point de vue : celui du réalisateur qu’il n’est pas encore et celui de l’acteur qui doit savoir exploiter le champ cinématographique. Or la mise en abyme serait contenue dans le titre du film lui-même 34 :

‘« The reflexivity of A Film Johnnie begins with the film’s title - which may well have been suggested by Chaplin since it made use of a slang term then popular in Britain rather than the U.S.A. “Film Johnnie” has several interrelated meanings in terms of the movie : Chaplin, a disgruntled film actor for Keystone plays a film fan who “becomes” an inadvertent film actor for Keystone. Where Kid’s Auto Race reflected Chaplin’s conflict with Lehrman, A Film Johnnie can be seen as a parody of Chaplin’s beginning discomfort with film in general and his general disagreements with the Keystone environment in particular. »’

Essayons justement de mettre en évidence ces éléments de parodie. Ce qui frappe immédiatement c’est cette propension de Charlot à contrarier la réalisation, à perturber le film en semant la zizanie sur le plateau et en imposant un autre déroulement filmique.

‘« In A Film Johnnie he invaded the Keystone studios and carried chaos among the film-makers. » 35

Analysons quelques aspects de cette prise de pouvoir intempestif.

La même démarche est adoptée dans His New Job, le seul film réalisé à Chicago. Non seulement Chaplin se moque des films historiques mais il s’approprie le jeu en volant la vedette à l’acteur. La solennité qui conviendrait à ce genre cinématographique est détruite par des choix résolument burlesques. Il bouleverse l’organisation du plateau, se rend ridicule alors qu’il endosse le costume du roi des hussards, le bonnet à poils enfoncé jusqu’aux oreilles, le sabre servant de pique-fesses. Il s’ingénie même à arracher la traîne de la reine au moment crucial où elle gravit dignement les marches du palais. Ce strip-tease inattendu dans une situation qui se veut sérieuse met en évidence le désintérêt de Chaplin pour les films historiques et revendique le goût de Charlot pour la provocation et son sens de l’inventivité. Pourtant si nous nous référons à la date de réalisation de ce film, nous remarquons qu’il est le premier à être produit chez Essanay où il vient de signer un nouveau contrat. A cet égard, il nous paraît encore participer à l’esprit de la Keystone par le travail assez simpliste sur le slapstick ; en revanche Chaplin montre son souci de nous dévoiler d’une part les coulisses du cinéma et ses luttes intestines, d’autre part sa propre recherche filmique sur les évolutions du burlesque.

Or, dans The Masquerader déjà il s‘intéresse à la manière dont se décrochent les contrats. Le burlesque naît ici du personnage de Charlot déguisé en femme. La réussite est double parce qu’elle souligne les enjeux du cinéma en les examinant de l’intérieur. La difficulté d’abord à obtenir un contrat d’acteur : soit il faut connaître les ficelles du métier, soit il faut être astucieux. Chaplin choisit la seconde solution qui permet d’inscrire le film dans une veine comique nouvelle. En effet, en se déguisant en actrice, il concrétise l’idée de l’illusion cinématographique. L’artifice autorise toutes les situations possibles et permet à un bon acteur de faire montre de toute la gamme de ses talents. C’est aussi jouer sur les possibilités de son physique gracile et valoriser les aspects féminins de sa personne. C’est donc dépasser la typologie qui s’était jusque là imposée à la Keystone et qui enfermait chaque acteur dans un rôle bien défini et auquel il ne pouvait pas déroger. Chaplin innove dans le rôle de composition et en montre la réussite tant au niveau du scénario - le réalisateur lui fait la cour et l’engage - qu’à celui du spectateur qui voit en lui une femme aguicheuse. Le burlesque explore donc des zones nouvelles en jouant sur l’ambiguïté des personnages et des situations. La dimension psychologique s’inscrit : ce ne sont plus seulement les situations qui engendrent le comique mais la complexité des relations humaines et c’est bien dans cette voie-là que Chaplin poursuivra ses recherches. L’intérêt ici est d’avoir posé cette question dès 1914 et qui plus est au sein même du milieu cinématographique.

Ainsi une pure mise en abyme du cinéma est-elle à l’oeuvre dans Tillie’s Punctured Romance. L’action située en 1913 présente une escroquerie traitée sur le mode burlesque en raison de la situation et des personnages. Ce film, contrairement à d’autres n’est pas fondé sur l’improvisation mais s’organise à partir d’une histoire, d’un script. Il s’agit pour Charlot de séduire une candide fille de la campagne pour son argent qu’il dépensera sans scrupules avec sa maîtresse à la ville. Les acteurs choisis renforcent le comique de situation. En effet, Marie Dressler, hommasse, à la corpulence impressionnante mais si naïve dans son rôle de paysanne accentue la silhouette d’un Charlot gringalet et passablement roué, acoquiné sans vergogne avec l’élégante Mabel Normand. L’intérêt du film tient dans la mise en abyme de cette histoire avec un dédoublement parfait de la réalité. Alors qu’ils ont réalisé leur filouterie et que Charlot a lâchement abandonné Tillie, lui et Mabel décident d’aller au cinéma. La première inscription de cet univers est l’affiche au titre révélateur : “Double Cross”. Un public anglophone y reconnaît le symbole de la trahison - ce symbole sera systématiquement repris par Chaplin et pour les mêmes significations dans The Great Dictator -. Lorsqu’ils pénètrent dans la salle, un champ/contrechamp dévoile tour à tour le grand écran, le piano avec la chanteuse debout et le pianiste assis qui accompagne l’action du film et la salle où se sont installés nos deux personnages. Que voient-ils sur cet écran ? Leur propre histoire d’escroquerie où ils assistent en direct à leur arrestation. 36

‘« Little do Charlie and Mabel realize they are about to see their own type of shady characters on the screen. » ’

Il y a donc dédoublement sur l’écran de la situation vécue mais ce qui est encore plus fort de la part de Chaplin c’est qu’il bâtit le réel de ses personnages avec la fiction qu’ils regardent. Ainsi l’homme à côté de Mabel s’avère être un flic - un gros plan sur son veston révèle, lorsqu’il l’entrouvre, une étoile de shérif - et nos deux “héros” impressionnés par la force des images et la similitude des situations quittent précipitamment la salle de cinéma. Dans cette séquence, les constants mouvements de caméra qui, soit associent la salle et l’écran, soit filment la salle seule, soit l’écran seul réalisent une complète mise en abyme dans laquelle le spectateur se laisse emporter puisque lui-même est dans la situation de regarder le film du film. Bien avant La Rose Pourpre du Caire Chaplin avait saisi la puissance de l’illusion cinématographique. Le cinéma disait-il, pour lui, plus que le réel ? Etait-il une manière forte d’appréhender ses contemporains comme l’avait fait le théâtre antique en provoquant la catharsis, mais cette fois-ci en usant d’un burlesque qui dépasserait progressivement le farce pour se nourrir de toute la gamme des sentiments humains ?

De manière plus subtile encore Chaplin développe deux perceptions spectaculaires du comique. En effet, il campe deux personnages antithétiques joués par lui-même dans A Night in The Show, 20-11-1915. L’homme distingué, en frac et gominé, méprise les spectateurs qui sont venus comme lui au music-hall. Il dérange, adopte un air hautain et désabusé. Mais il représente aussi cette société brillante qui se croit tout permis : comment s’en moquer si ce n’est en lui campant son alter ego au poulailler sous les traits d’un vagabond joyeux drille qui, à lui tout seul, crée diversion et spectacle. Il est plus proche physiquement de la figure de Charlot et en maniant la lance à eau se situe dans le comique de la farce grossière. Le montage est intéressant puisqu’il alterne deux types d’attitude face à un même spectacle et en dégage les oppositions majeures. Opposition spatiale puisque le pauvre hère occupe le poulailler avec le peuple tandis que le snob s’installe aux fauteuils d’orchestre. Opposition physique renforcée par le fait que c’est Chaplin qui joue les deux rôles. Ainsi, dès 14-15, sait-il tirer parti des effets de l’illusion surtout en les faisant exister dans le même champ cinématographique : l’un est vêtu d’une méchante redingote et coiffé d’un chapeau claque défoncé, l’autre se pavane très gandin dans sa tenue de soirée et leur jeu d’acteurs est constamment élaboré en contrepoint. Le burlesque tient déjà dans cet antagonisme paradoxal parce qu’il n’en est pas un fondamentalement. Par exemple la même scène de “franchissement” est à l’oeuvre : d’une part, celui que nous appellerons Charlot 1 enjambe le balcon comme pour échapper à sa place, d’autre part Charlot 2 franchit sans vergogne la barre de fer de l’entrée de la salle de spectacle comme pour signifier qu’il se situe au-delà de ces contingences. Ce dernier ira plus loin encore. Un filmage frontal nous permet de le saisir dans sa loge contiguë à la scène où se succèdent les numéros de music-hall. Filmé de cette manière dans le même champ que l’odalisque qui joue, il ne tardera pas à franchir la rampe pour se substituer au jeu des acteurs.

Par cette orchestration des plans et des situations Chaplin se place dans une perspective critique du comique tel qu’il existait à l’époque et commence à en perturber les codes. Que cherche ici Chaplin dans cette double approche ? Une nouvelle voie sans doute dans l’élaboration du burlesque. Le public est habitué à des effets grossiers, au spectaculaire pour se moquer. Est-il prêt à comprendre le comique qui s’appuie davantage sur la pantomime fine de l’acteur, sur un jeu plus subtil où l’acteur se fait acerbe, critiquant de l’intérieur les règles de bienséance, révélant les vrais comportements sous le vernis culturel de bon ton. Ce film est intéressant parce qu’il inscrit un questionnement de Chaplin dont seul l’iconique rend compte par une opposition de réactions face à la même situation. Dans les réalisations qui suivront Chaplin fera évoluer le comique grossier en en épurant les formes et il travaillera dans le sens du comique plus fin dont la forme la plus aboutie nous semble le personnage de Verdoux en 1947. Mais il lui faudra trente films pour ne contenir le burlesque que dans cette forme là.

C’est à tel point vrai que la fin de A Night In A Show est réalisée avec les vieilles recettes du burlesque du temps. Du poulailler Charlot 1 envoie des projectiles sur les acteurs ; le montage parallèle montre Charlot 2 leur envoyant des tartes à la crème. Un contrechamp sur la salle nous renvoie l’image d’un public hilare. Les derniers plans évoquent L’Arroseur arrosé puisque au bout du compte c’est Charlot 1 qui a raison de Charlot 2 en lui braquant la lance à eau sur lui. Finalement ce serait la farce grossière qui aurait encore du succès. On peut justement en douter et se demander dans ce film-là si Chaplin ne la dénonce pas fortement. D’ailleurs ce film précède de quatre mois Charlie Chaplin’s Burlesque On Carmen, 22-04-1916, qui est le dernier de la Essanay, et où il teste le burlesque en parodiant l’opéra. Par ces réalisations il sait ce qu’il refuse désormais et de quelle façon il veut faire évoluer le burlesque en donnant de l’épaisseur à son personnage et en exploitant les ressources que lui offre le cinéma, dépassant ainsi l’univers théâtral auquel il avait appartenu.

Plus inventive encore est sa recherche lorsqu’il fait évoluer Charlot dans le monde des objets dont A. Bazin (Charlie Chaplin, édition Ramsay Poche cinéma) estime « qu’il n’(est) pas fait pour lui. » Chaplin élabore une série d’attitudes et de comportements lorsque son personnage se trouve confronté à l’univers hostile des objets pour les métamorphoser et leur donner une densité poétique insolite. Les nouvelles fonctions dévolues aux objets et parfois l’homme réifié non seulement régénèrent le burlesque mais encore transforment la réalité environnante sur le mode ludique. Pousserons-nous l’analyse jusqu’à nous demander s’il ne convient de voir dans son rapport aux objets une métaphore du cinéma, lieu par excellence de l’illusion,

‘« Charlot agissant avec l’objet comme si cette identification était réelle quand elle est purement conceptuelle. » (in Charlot, Jean Mitry, éditions universitaires 1957).’
Notes
32.

F. WERCHMEISTER, Les représentations du cinéma dans les films de Chaplin, Thèse, Strasbourg 1998.

33.

Ch.CHAPLIN, My Autobiography, New York

34.

H. M. GEDULD, Chapliniana, volume I, Indiana University Press, 1987.

35.

I. GUIGLY, Charlie Chaplin, Early comedies, Studio Vista, 1968.

36.

I. QUIGLY, op. cit., P. 48