a- détournement des objets

Si l’on considère que le réalisateur dans sa construction de l’univers cinématographique use du magasin d’accessoires pour bâtir les décors et donner l’illusion du réel (dans certains courts métrages, Charlot est accessoiriste), on se rend compte que Chaplin en use tout autrement. Théoriquement, le référent des objets est le réel : une image de chaise est toujours plus proche de la chose que le mot qui la désigne. Or, Chaplin s’ingénie à oublier le référent et donne à voir d’autres signifiés au signifiant. Les connotations qu’il choisit vont tenter d’effacer la dénotation qui ne l’intéresse pas. Il opère ces glissements soit en créant dans le cadre des rapports de proximité inattendus entre des objets disparates, soit en provoquant des situations qui vont construire des sens imprévisibles.

Ce qui déclenche l’irrésistible rire du spectateur c’est cette dimension incongrue et insolite que prennent les objets. Jamais dans cette optique le signifiant ne renvoie au signifié. Charlot joue sur cet écart soit pour conjurer l’hostilité du monde qui l’entoure, soit pour se l’approprier, soit pour le ridiculiser. Dans tous les cas il se refuse à se plier au rôle convenu des choses, à leur insipide laideur, à leur fonctionnalité froide. Par cette incessante recherche sur la poétisation des objets, sur la manière dont il leur donne vie et densité, sur l’importance qu’ils doivent prendre dans la sphère de Charlot, il insuffle au burlesque une dimension originale qui multiplie les situations cocasses, parvenant même à créer, dans certains films, des figures comiques d’anthologie.

Commençons par nous intéresser aux accessoires de son costume qui représente déjà à lui seul une marque personnelle et originale du burlesque, même si c’est un point qui a déjà été largement étudié par la critique. Chaplin existe d’abord par rapport à un B. Keaton ou un R. Arbuckle par sa défroque qui fait partie intégrante de son comique. Il l’avoue lui-même : le costume a métamorphosé ce qu’il savait faire en arrivant aux Etats-Unis. Le chapeau et la canne, en effet, ne sont pas simples parties de vêtement du tramp, mais sont le plus souvent détournés de leur fonction première. Le chapeau est bien autre chose qu’une simple coiffure ! Charlot ne le quitte quasiment jamais parce qu’il signifie l’homme dans sa dignité et sa respectabilité, comme contrepoint diamétral des énormes godillots de pauvre. Quitter son melon, c’est être dépossédé de son identité, dépouillé de soi et Charlot sait bien que le spectateur le reconnaît en tant que tel déjà à ce signe. Il a les plus grandes peines du monde à l’abandonner lorsqu’il est invité, quand il monte sur un ring ou s’habille en homme de Cromagnon. Ce décalage entre les situations et le port du melon crée une dimension humoristique propre au burlesque de Chaplin. Et si parfois il l’a troqué pour un haut de forme ou un canotier c’est qu’à ces moments-là il n’est pas Charlot et cela ne concerne que quelques courts métrages du début de sa carrière ou les films de la période du parlant dans lesquels il a abandonné son personnage.

Quant à la canne, elle n’est jamais utilisée comme signe d’élégance même si elle pose son homme à la manière d’un dandy. Elle ne l’est pas davantage comme facilitant la marche mais elle est très utile pour susciter le comique. Charlot s’en sert pour cravater ses adversaires, les faire basculer cul par dessus tête en les attrapant par le cou, pour leur faire des crocs-en-jambe sournoisement, pour attirer les belles tout contre lui et les serrer amoureusement, pour s’approprier la nourriture et les objets qui le tentent. Ainsi, embroche-t-il une dinde sur une table. Il en use pour se curer les dents ou les ongles, comme prolongement du doigt pour sonner intempestivement aux portes, pour faire de l’escrime, jouer au golf ou au billard. La canne de jonc est l’emblème insolent de sa roublardise, sa botte de Nevers. D’un film à l’autre la canne est une source infinie de situations burlesques et lorsqu’une fois elle est absente (à la fin de City Lights) elle tire résolument le personnage vers le tragique.

La plupart des objets d’abord appréhendés comme des opposants qui compliquent son rapport au monde sont métamorphosés en adjuvants.

‘« Cet objet posé comme ennemi intime apparaît déjà dans les tous premiers films de la Keystone : le parapluie, les saucisses, le maillet dans les films du même nom (...) » 38

Il s’agit alors pour Chaplin de provoquer successivement une double distorsion qui concourt à créer et à renforcer le burlesque. L’objet opposant est transformé en objet adjuvant parce qu’il le dépouille de ses fonctions utilitaristes au profit de ses potentiels poétiques. Il sert alors ses désirs et ses lubies. En fait il fait dire aux objets ce que Magritte en disait : « Ceci n’est pas une pipe. » Ainsi trouvent-ils chez lui une autre dimension dans une perspective ludique qui provoque le rire.

Et comme chez les enfants c’est souvent l’analogie qui prévaut. Il prépare un repas, qu’à cela ne tienne ! La poule pondra directement les oeufs dans la poêle devenue nid, il les cassera avec un marteau, un baquet retourné fera office de table, la chemise servira de nappe et les manches seront de belles serviettes ! Il frappe aux barrières des jardins comme aux portes des appartements, utilise les fenêtres comme des portes, les chaises empilées sur son dos comme des piquants de hérisson. Impossible de le prendre au sérieux dans cet art de la prestidigitation permanente. Nous saisissons par ce traitement des objets le travail du cinéaste du muet qui bâtit les gags en jouant, non plus sur l’ingénuité de certaines situations convenues, comme l’école comique américaine les avait instaurées, mais sur la créativité insolite en exploitant le plus possible la capacité d’illusion du cinéma et la plasticité du montage.

Embarqué dans une histoire de séduction à répétition, par deux fois il s’assoit sur les épingles à chapeaux de ces dames et il apparaît plein champ dans la caméra nanti de plumes au cul comme un coq de basse-cour dressé sur ses ergots. Situation cocasse et admirablement appropriée qui remplace tous les discours. Le voilà en fâcheuse posture dans un match de boxe, il enroule la corde de la cloche autour de son cou régulant lui-même la durée du combat. Il se trouve chargé par hasard du rayon des chapeaux dans un grand magasin, il respire avec délices les fleurs des galurins, se saisit d’un arrosoir et les arrose copieusement. Dans ce cas, Chaplin montre que sa créature joue sur le premier degré du rapport aux choses comme les enfants qui croient naïvement à la réalité des images. Dans son rapport aux objets il a, avant l’heure, une démarche à la Prévert. Embauché chez un usurier, il redonne la liberté aux plumes d’un plumeau en époussetant le ventilateur en marche et leur rend leur statut de plumage en les rangeant dans une cage à oiseaux qui se trouve suspendue là. Devant un client éberlué qui vient mettre en gage son réveil, il joue au chirurgien expert : le réveil devient tripes, ténia grouillant, en tout cas certainement pas l’objet qui rythme le temps. Cet écrasement du temps est encore plus symbolique lorsqu’il place sous la presse la montre-oignon de son patron : celle-ci devient gigantesque forme naïve extraplate comme dans les dessins d’enfants. Nous reviendrons ultérieurement sur l’emploi récurrent des symboles du temps : montres, réveils, horloges, pendules etc.

Les outils qui renvoient au monde du travail sont toujours dévoyés pour échapper à l’ennui des situations réalistes et laborieuses. Comme la bonne fée des contes ou le bon génie, il donne aux objets cette fonction d’aide magique qui émerveille le spectateur. Il se sert d’une tondeuse à gazon pour entretenir le sol de l’auberge où il travaille, fait avaler sa caisse à outils par la gigantesque machine qui les recrache déformés et broyés. Les burettes d’huile servent comme des pistolets à eau pour faire des niches, se trouvent aplatis par des mécanismes géants ou bien Charlot les actionne pour huiler ses camarades de travail. Il s’ingénie toujours à transformer en adjuvants ce qui jusque là s’était avéré comme des opposants et le burlesque tient dans ce dévoiement. Le petit prestidigitateur de Limelight, banal dresseur de puces use des ressources de la caméra pour devenir un illusionniste à grande échelle en créant des numéros inattendus. Le burlesque tient aussi à ces effets de surprise, le rire naissant de cette poétique absurde.

Dans le court métrage Work, 21-06-1915, l’apprenti qu’il est, se révolte astucieusement en se jouant de tous les outils mis à sa disposition pour travailler. La balayette qui doit lisser le papier peint qu’il s’apprête à coller sur les murs, ce qui l’ennuie profondément est aussitôt métamorphosée. Elle sert à caresser amoureusement le visage de la bonne dont il s’éprend, à épousseter malicieusement le veston du patron. Mais elle est aussi une arme redoutable contre les prétendants qui envahissent la maison en leur badigeonnant la face, version nouvelle de la tarte à la crème. Enfin elle est un gigantesque pinceau à tout faire. Avec les outils de maçon : truelle, lime, palette, il se fait consciencieusement la manucure. A aucun moment en effet il ne se décide à coller du papier et si par hasard il entreprend sa tâche, c’est pour mieux s’encoller les doigts ce qui créé immédiatement un comique de situation. Ailleurs la voiture des pompiers fait office de percolateur comme le carrosse de Cendrillon redevenait citrouille : l’ingéniosité supplée la paresse tout en suscitant le rire : 39

‘« Lorsque (dans Le Pompier) Charlot, tirant des robinets le lait et le café du petit déjeuner se sert de la pompe à incendie comme d’un percolateur (parce que la pompe à incendie U.S.A. modèle 1910 ressemble à un chaudron surmonté d’un tuyau et, avec ses robinets, évoque l’image d’un percolateur), il l’affirme tout en la niant. Par son geste la pompe incendie est et n’est pas. Il l’affirme en tant qu’objet puisqu’il s’en sert ; il la nie en tant que catégorie, puisqu’à la catégorie “pompe à incendie” il substitue la catégorie “percolateur”. Il nie l’objet dans son utilité - le “néantise” - en tournant cette utilité en dérision. Il se venge ainsi de la chose dont il est l’esclave ou la victime. »’

Jamais Charlot ne travaille et chaque geste ébauche un nouveau divertissement. En fait, on peut remarquer que la spécificité du burlesque chaplinien par rapport à ses contemporains du rire passe par cette relation particulière que Charlot entretient avec les choses. En butte à la résistance de celles-ci, ce qui pourrait faire de lui un personnage tragique, il les travaille de manière à trouver ce qui fait d’elles des figures inattendues du comique. Alors il joue sur la plasticité des symboles et leur polysémie. Ainsi, lorsque dans One A.M., 7-08-1916, le personnage est la victime des tapis glissants, des bêtes empaillées menaçantes, de la table tournante, de l’escalier qui se dérobe ou du lit qui s’ouvre et se ferme inopinément, il crée une pantomime, un ballet étourdissant avec ce qui l’entoure. Un clown naît sous nos yeux qui joue à l’illusionniste, véritable mise en abyme du cinéma qui autorise toutes les fantasmagories. Son rapport concret au monde, à la matière mais aussi le contact rude qu’il éprouve avec les choses, le conduisent à repenser la fonctionnalité des objets voire leur symbolique. Reprenons quelques séquences exemplaires pour analyser l’originalité de Chaplin sur le plan burlesque.

Easy Street , 22-01-1917, exploite astucieusement le réverbère de la rue. Le malfrat à la stature colossale se retrouve piégé parce que Charlot use du bec de gaz tordu pour y enfermer la tête de sa victime. Image insolite que cette face charbonneuse mise sous cloche de verre et tournant de l’oeil. Comme dans les contes, le faible bénéficie de la complicité des objets.

Dans A Dog’s Life , 14-04-1918, le chien devient un accessoire drôle de Charlot pénétrant dans le bar. Seule la queue du chien passant à travers le fonds de culotte de notre homme et cadrée serré non seulement insiste sur le couple inséparable homme/chien en figurant un être hybride mais renforce le caractère humain de l’animal en lui faisant battre le rythme de la grosse caisse de l’orchestre.

Le 06-02-1921, The Kid, offre une palette importante des inventions de Chaplin. Une cafetière est métamorphosée en biberon de même qu’une chaise est soigneusement découpée pour devenir chaise percée. L’énorme trou de la couverture qui protège Charlot alité se fait gigantesque poncho lorsque celui-ci se lève. Le cadrage serré en plan moyen accentue l’aspect incongru du malade sortant du lit, enfilant pieds nus ses godillots sur lesquels tombe négligemment le poncho de fortune. Un nouveau costume est né dans une seconde d’imagination. Le fil à linge tendu en travers de la fenêtre d’un voisin se change instantanément en corde de ring de boxe quand le kid est confronté à l’autre gamin de la rue et que son père lui donne les derniers conseils pour le combat. Chaplin n’a rien touché du décor initial, il n’a fait que suggérer au spectateur, par un simple changement de cadre, l’image du ring. C’est dans ce film aussi qu’il pousse la magie plus avant en jouant sur les trucages. De simples ailes aux plumes blanches suffisent à créer un Charlot et un Kid volant à travers la rue ; même le chien est doté de ce pouvoir là !

Plus hallucinatoire encore est le traitement des objets dans The Gold Rush,16-08-1925. Nul n’ignore la scène magistrale du godillot bouilli lorsque les deux chercheurs d’or crèvent de faim. Le plan américain dévoile un Charlot cuisinier accomplissant les gestes traditionnels au fourneau : chaussure sortie avec envie de la marmite puis copieusement arrosée de bouillon. Seul le gros plan suivant sur l’un des pieds nus du personnage renvoie à l’objet utilitaire initial. Mais dans une situation pareille manger sa grolle revient à prendre son pied ! Les plans tailles qui suivent avec un effet de champ/contrechamp entrent dans le détail du partage du plat. Véritable rituel qui engendre une perception culinaire de l’objet-chaussure. On déguste, on cure consciencieusement les petits os, on enroule les lacets-spaghettis dans un geste convenu. Tout la séquence concourt à entretenir l’illusion du spectateur comme elle concourt à tromper la faim des protagonistes. Le burlesque s’appuie ici sur la métaphore visuelle et sur le procédé de métamorphose sans compter que sur le plan linguistique il existe un rapport étroit entre un hypothétique steak et la semelle d’une grolle !

La scène de la danse des petits pains recrée sous nos yeux une situation de marionnettiste. Charlot seul, dans son rêve éveillé, nous donne la comédie. Les pains piqués au bout des fourchettes deviennent chaussons de ballerine par le truchement de la pantomime de l’artiste. L’éclairage centré sur le personnage et le cadrage en plan serré sur le visage et les chaussons reconstituent une figure complète de danseur : les mimiques, que renforcent les fréquents regards caméra et la composition chorégraphique entraîne le spectateur dans une perception nouvelle. Sur notre rétine ne s’imprime alors que la silhouette de ballet et la force de Chaplin est de nous faire oublier les disproportions de la figurine. C’est également une autre manière d’imposer à l’écran l’image de Charlot : image en réduction de lui-même avec ses gros godillots et sa tête d’enfant rêveur. La poésie naît de cette alliance insolite et du poids du symbole qu’elle engendre. Le pain quotidien de Charlot, c’est son métier d’artiste et son rêve est à la dimension de son talent. Cette danse est emblématique de toute la carrière de Chaplin. Là encore, l’illusion l’emporte comme si le cinéma en déréalisant les objets ne donnait que plus d’épaisseur au signe. Le signifié tire sa force d’un signifiant neuf, en l’occurrence une image filmique qui nie le référent présent et premier - les petits pains, les fourchettes - pour lui substituer le référent conceptuel que secrète notre imaginaire - les jambes de la ballerine en grand écart et qui salue ou la posture charlotienne du clown qui veut nous séduire.

Le burlesque se conçoit également dans des situations tout à fait rocambolesques mais qui travaillent encore la fantaisie et le rapport ludique des personnages au monde qui les entoure. Ainsi en est-il de la séquence consacrée à la disparition de la cabane dans l’abîme glacé à cause d’un vent très violent. Celle-ci est traitée à la manière des dessins animés : elle n’est plus une habitation, construction tangible des hommes, mais représentation de maison. Par la succession de plans alternés intérieurs/extérieurs, Chaplin renforce la vision cocasse de la situation à laquelle on peut légitimement penser que le spectateur de 1925 était sensible. On peut supposer aussi qu’il pouvait croire au scénario catastrophe. La cabane en équilibre sur le précipice filmée en plan d’ensemble qui alterne avec les plans intérieurs où les déplacements des personnages font osciller l’édifice. Un brutal passage d’un plan intérieur où Charlot glisse à plat ventre sur le sol à un plan extérieur où il se trouve suspendu dans le vide en s’agrippant à la porte. Un très gros plan, créant l’effet de surprise, sur un noeud de corde coincé dans un rocher et qui retient momentanément la baraque, est suivi d’un plan large sur celle-ci surplombant aux trois-quarts le vide, ce qui est absolument irréaliste. Dans ce cas précis le rapport à l’objet maison n’est jamais fonctionnel. Il sert l’imagination créatrice de Chaplin pour confronter ses personnages aux situations burlesques. Une maison qui se dérobe dès le début de la séquence en tournoyant sur ses fondements et en changeant d’espace relève du gag et conduit ses locataires à enchaîner les scènes drôles.

Ce refus de la fonctionnalité des choses et cette transformation en adjuvants du héros sont récurrents. Les portes battantes des offices de restaurant sont l’endroit idéal des gags à répétition, les monte-charge et les passe-plats servent de cachette pour les fuyards, le four d’une cuisinière de vestiaire pour les vêtements de ville de Charlot, les briques, d’armes de jet contre des adversaires trop menaçants, les machines, de joujoux à démonter ou à détruire. Dans le monde de la boxe, espace largement représenté dans la production cinématographique de Chaplin, les accessoires sont tous dévoyés. Les instruments de musculation permettent les jongleries espiègles comme au cirque, le matraquage ludique des partenaires, d’une façon d’autant plus aisée qu’il suffit d’un plan pour nous montrer que les haltères sont en carton et les marteaux en caoutchouc ! Il s’amuse donc de notre naïveté de spectateur abusé par les images. Le ring lui-même est un espace chorégraphique qui nie la dimension même du combat.

On peut encore porter notre attention sur quelques objets qui ont eu un traitement spécifique de la part de Chaplin en se référant à trois films : City Lights , 06-02-1931, Modern Times , 05-02-1936 etThe Great Dictator,15-10-1940.

Les plans d’ouverture du premier film cité sont particulièrement révélateurs de la manière dont Chaplin use des choses du réel. La statue que l’on inaugure ne retient notre attention que parce qu’elle offre un autre spectacle qu’elle-même. Nous nous dispenserons ici d’analyser les contrechamps sur le public, bien qu’ils soient particulièrement travaillés, pour ne retenir que la manière dont il met en scène son personnage. Un plan d’ensemble sur un monument de trois statues. Lui succède un plan moyen centré sur la statue du milieu et en position centrale, par rapport à l’objectif de la caméra, le vagabond, couché comme un enfant au giron, redonne au marbre une dimension proprement humaine et focalise tous les regards : la statue devient une mère protectrice qui nargue dans sa nouvelle fonction les officiels venus l’inaugurer. Mais Charlot par sa gestuelle gauche et candide - pas si naïf que cela tout de même ! - combat visuellement les allégories du pouvoir.

Un second plan moyen accompagné d’un léger panoramique vertical de haut en bas met en valeur la dérision de la situation : Charlot glisse et s’embroche par le fond de culotte à l’épée brandie. Un plan fixe met en relief la position inconfortable de celui-ci qui tente de se redresser durant l’hymne national mais qui inévitablement pique du nez dans un effet de balancier. Négation saugrenue de la justice, de l’ordre et éloquente façon pour Chaplin de “s’en taper le coquillard” comme l’accentue le plan moyen suivant où il pose délibérément le postérieur sur le visage de marbre. Le regard au public désapprobateur qui est aussi un regard caméra appuyé souligne le côté frondeur du tramp. Chaplin cadre plein champ son personnage d’un plan à l’autre ce qui renforce la situation burlesque. L’acmé de celle-ci est réalisée par un léger panoramique sur la statue de droite, filmée en plan moyen où Charlot profite du décor de la main ouverte de la statue pour narguer l’assemblée par un formidable pied de nez. Ainsi il s’inscrit à l’ouverture du film comme un marginal moqueur qui raille les autorités : nul besoin de discours à une époque où le parlant est né mais le choc fort des images qui font signifier aux choses ce qu’on ne voit pas a priori. Charlot façonne une écriture cinématographique qui focalise le regard du spectateur sur la pantomime du personnage qui utilise son environnement direct pour le détourner et lui faire signifier autre chose ce qui entraîne irrésistiblement le rire tout en inscrivant en creux une critique des pouvoirs.

Ainsi en est-il lorsqu’il veut tuer la parole naissante et envahissante. Un gros plan met en relief par confusion des formes un carré de fromage et un carré de savon au moment de la pause de midi des éboueurs. (Il avait déjà utilisé ce gag dans un film de 1915, Shanghaied mais sans cette dimension symbolique. Dans ce film, il y avait pure méprise par simple inversion des objets : la serpillière, le savon et la brosse se retrouvant dans l’assiette du client. Chaplin a donc affiné considérablement sa conception du burlesque.) Chaque objet perd sa fonction initiale et devient inopérant dans le réel. Seul le spectateur prend conscience du subterfuge : si j’ose dire Charlot s’en lave les mains tandis que son collègue de travail fulminera contre lui en bulles transparentes, inconsistantes. Autant d’ensembles vides véhiculant le non-dit ou l’indicible. C’est une astucieuse façon pour Chaplin de montrer que le cinéma tire sa force du montage des plans et du cadrage (le gros plan par exemple sur le visage éructant des bulles) non de la parole qui serait redondante par rapport à la situation décrite.

Que dire également de la séquence de la rencontre avec l’aveugle où la voiture fonctionne comme un indice de richesse et non comme un objet en soi de la modernité urbaine ? Chaplin semble s’être amusé de ceux qui l’ont fait s’expliquer sur cette concrétisation du signe. En effet l’image seule rend compte des effets sonores inaudibles et de la prise de conscience de l’aveugle. Chaplin, contrairement à ce qu’il avance ou ce qu’on lui fait dire, réutilise un gag déjà mis à l’épreuve dans un autre film : The Idle Class , 25-02-1921. Se retrouvant devant une villa où se déroule une fête mondaine, il trompe le domestique à l’entrée en passant à travers une limousine arrêtée devant la porte principale. Ainsi est-il déjà pris pour un riche qui se rend au bal masqué organisé par la haute société.

C’est aussi le seul film où Chaplin détourne son propre vêtement de tramp de sa fonction habituelle. Il crée une distorsion burlesque qui n’est considérée comme telle que par le spectateur et les convives de la fête. Le majordome ne s’étonne pas de voir ce personnage habillé en vagabond puisqu’il assiste à un bal masqué. Il est donc déguisé ! Déguisé en son propre personnage ! Le vêtement de Charlot devient alors costume et, à ce titre, signe non plus particulier mais signe universel de pauvreté, de misère. Chaplin s’arrange malicieusement pour faire entrer dans la galeries des costumes historiques, donc symboliques, sa propre invention. Il vient de donner à Charlot, si ce n’était déjà fait dans l’imaginaire collectif, une réalité historique définitive. Charlot devient un référent sociologique et un type cinématographique.

Modern Times , 05-02-1936, traite les objets de manière plus animiste encore comme si leur poétisation était devenue indispensable dans un monde où la priorité est la fonctionnalité. Les clés de serrage sont des cornes de taureau pour séduire la belle qui passe ou s’utilisent sur les boutons des robes, ornements des fesses ou de la poitrine. Ce sont donc des outils lubriques au service du flirt ! On n’a que faire de leur utilité mécanique sur la chaîne de montage. La gigantesque machine avale les hommes et donne lieu à une série de gags successifs : la boîte à outils engloutie qui recrache ses outils comme des chicots, le déjeuner du patron, la tête coincée dans le rouage, Charlot qui visite malgré lui les mécanismes. Les plans laissent libre cours à l’imaginaire produisant des images surréelles qui nient la machine en tant que telle ou peut-être en pressentent déjà toutes les dimensions virtuelles. Le cinéma prend le relais de la science-fiction et peut s’offrir toutes les audaces.

Outre cette extraordinaire facilité de Charlot à métamorphoser les objets pour les mettre au service de sa fantaisie et fonder un burlesque qui lui est propre, nous devons à présent étudier la manière dont il compose avec la personne d’autrui.

Notes
38.

J. MITRY, Charlot, éd. universitaires, Paris, 1957, p.66 à 82.

39.

J. MITRY, op. cit., P. 71-72.