b) L’espace du lien social : exclusion ou insertion ?

Un lieu privilégié du tramp est également le bar et le restaurant, lieux urbains par excellence. Deux situations sont à l’oeuvre dans leur représentation : soit Charlot est garçon de café, soit il est consommateur. Dans le premier cas la configuration des lieux permet le développement des gags. Ce sont les portes battantes des cuisines qui sont souvent utilisées pour provoquer les catastrophes. En suivant les évolutions de son personnage la caméra fixe son objectif sur les inscriptions “in” et “out ” des portes pour montrer que Charlot va à contresens pour pénétrer dans les cuisines. Il exploite là la veine de la farce mais en mettant en relief le sens de la provocation de son personnage qui fait de son service un jeu. D’ailleurs cet espace est pour celui-ci l’occasion d’exercer une forme de pouvoir sur les clients. Par exemple il retarde le moment où il apporte les plats en imaginant un ballet avec les plateaux, en faisant voler la nourriture ou en renversant les mets. Autant de moments comiques qui transforment ces lieux : les clients ne sont pas filmés comme ceux qui dégustent mais ceux qui attendent indéfiniment le bon vouloir du serveur. C’est comme si Chaplin inscrivait là une revanche sur un espace qui lui fut enfant inaccessible tant il était démuni.

En effet, que se passe-t-il lorsque Charlot est consommateur ? Bien des films envisagent la scène du franchissement de cet espace : Charlot à la porte du café ou du restaurant. La soif ou la faim l’y poussent mais la misère le fait hésiter. Le tramp n’a même pas de quoi se sustenter. D’où une série de situations burlesques mises en oeuvre pour conquérir l’endroit. Charlot y pénètre en douce, resquille, boit sournoisement les verres des autres au comptoir, chipe la nourriture, paie avec le pourboire des autres convives. La fonction de ce lieu apparaît alors clairement : il met en relief la misère du tramp, son exclusion sociale. Dans City Lights, c’est le millionnaire qui offre généreusement le restaurant au pauvre hère qu’est Charlot et dans Monsieur Verdoux , quand Charlot aura définitivement disparu de l’écran, on verra a contrario Henri Verdoux, le nanti, s’afficher aux terrasses de cafés. Mais, une fois ruiné, il se fera inviter par la jeune femme devenue riche.

Nous nous attarderons sur deux exemples : The Immigrant , 17-06-1917 et A Dog’s Life. Charlot venant de débarquer aux US.A n’a pas le sou pour s’offrir le restaurant alors qu’il a faim. Une pièce trouvée par hasard devant l’entrée l’encourage à passer la porte de cet endroit. D’emblée il filme les aspects menaçants de la salle de restaurant : serveur colossal, lieu où il faut avant tout honorer sa note sous peine d’être battu et expulsé par les garçons de service. Le plaisir de la bouche, si plaisir il y a, est complètement conditionné par l’argent. Seuls les nantis - que Chaplin représente souvent par des acteurs bien en chair - peuvent jouir de cet endroit comme dans Caught In A Cabaret ou City Lights.

Dans A Dog’s Life, une scène étonnante met encore en relief la difficulté de Charlot pour s’approprier cet espace du cabaret et du même coup permet l’exploitation du comique. Filmiquement Chaplin délimite plusieurs lieux et cadre symboliquement une espèce de loge qui surplombe la grande salle et qui fonctionne comme un théâtre de Guignol. Cet espace délimité par une balustrade isole deux buveurs-voleurs attablés face à face. Le burlesque réside dans le jeu de Charlot caché derrière un rideau tendu derrière l’un des protagonistes. Jeu de mains et d’automate dont seul le spectateur est complice parce que l’axe de la caméra change et que l’envers du décor nous est montré. Chaplin à nouveau joue sur l’illusion filmique et sur les secrets des coulisses. Une autre séquence le cadre à quatre pattes se faufilant sous le bar, tel son chien, pour fuir un monde qui le rejette mais qu’il nargue en le parcourant de façon insolite entre les jambes du barman et des clients.

Cet espace du café-retaurant où le tramp vient le plus souvent noyer ses chagrins et tromper sa faim est hostile dans la mesure où il souligne la misère humaine et les luttes pour survivre. Mais il permet surtout à Chaplin de combattre par le comique - Charlot excelle dans la débrouillardise - ce que pourrait avoir de grinçant et de pénible la situation de son personnage. C’est aussi donner à voir une réalité sociale de son temps même si on a l’impression que Chaplin filme davantage l’Angleterre reconstituée de son enfance plutôt que l’Amérique du moment.

Mais, de façon plus générale, on peut dire que Chaplin privilégie les espaces modernes de l’urbanité marquée par le progrès. De ce point de vue, les grands magasins sont des lieux de prédilection.Le tramp y évolue de manière ludique, inventant les moyens les plus farfelus pour les parcourir. Occupant les lieux comme gardien de nuit dans un grand magasin, Charlot visite les différents étages comme un musée de l’abondance où les plans révèlent l’univers d’une société de consommation en marche dont le tramp est a priori exclu mais qu’il s’approprie en maître l’espace d’une nuit. Son premier réflexe sera en effet d’investir, avec sa compagne, la cafétéria pour assouvir leur faim et se régaler en se servant copieusement. Le même rêve de satisfaction des envies se poursuivra à l’étage des manteaux. La fourrure dont il l’enveloppe est le symbole de cette richesse inaccessible. De même, lorsqu’il l’invite à se coucher dans un lit moelleux, elle qui n’a que la rue comme seul refuge. Les déplacements en patins à roulettes qui permettent au personnage d’occuper le cadre en le parcourant en tous sens combinent virtuosité de l’acteur et poésie de l’allure. Ils multiplient également les situations comiques : le patinage aérien, les yeux bandés, sur le bord d’un étage inachevé s’ouvrant sur un trou béant, le patinage périlleux lorsqu’il prend conscience du danger. La scène de lutte avec les cambrioleurs où dans son élan il s’écrase contre un fût de rhum et le débonde, se gorgeant malgré lui du délicieux alcool. Scène en fait de retrouvailles entre compagnons d’usine plus démunis les uns que les autres : Charlot, ouvrier embarqué dans les mêmes vicissitudes s’associe à eux et partage l’espace d’une nuit ce mirage de consommation.

Il apparaît clairement que dans maints films Chaplin oppose le prolétariat démuni et exploité dont la figure emblématique est Charlot et la bourgeoisie nantie qui détient tous les pouvoirs de la cité. Ainsi met-il en place des dispositifs de séparation - fermeture au noir, passage d’un plan à un autre par un plan de rue qui signifie une rupture, montage cut avec effet de gros plan pour passer du rêve à la réalité ou fondu enchaîné sur une situation qui se métamorphose, montage alterné rapide ou montage parallèle - qui mettent en évidence cet antagonisme. Le milieu bourgeois est le plus souvent circonscrit dans des espaces clos et privés : maisons cossues encloses par leurs barrières, leurs portes voire leurs grilles jalousement protégées par des majordomes qui filtrent les entrées, repliées sur leurs pièces d’apparat, cabarets privés, hôtels somptueux ; beaux quartiers où l’on accède en automobiles de luxe. Le grand magasin ici apparaît bien évidemment comme un lieu clos sur lui-même, à l’abri de ses rideaux de fer. Charlot ne peut transgresser cet univers des nantis que parce que Chaplin bâtit son scénario de nuit et cadre systématiquement son personnage dans des déplacements fantasques qui font de cet endroit un palais enchanté.

En revanche, le milieu prolétaire se déploie sur les trottoirs, transite d’un lieu à un autre et quand habitat il y a, il va de la roulotte de romanichel aux immeubles vétustes en passant par des masures déglinguées où rien ne ferme. Et c’est le lieu par excellence que hante Charlot.

Examinons d’un peu plus près cet espace du grand magasin qui investi, la nuit, par de pauvres hères en mal d’argent, est dévoilé au petit matin par Chaplin comme l’antre de la bourgeoisie. Il filme le rayon des soieries et de la lingerie (cf. le panneau apparaissant dans le champ) où déambulent des femmes distinguées dont le vêtement élégant signifie la classe sociale aisée. Un gag burlesque souligne le conflit de milieu : Charlot sans que le spectateur le sache avait disparu, au cours de cette nuit d’inversion des rôles sous une montagne d’étoffes et réapparaît, le postérieur filmé en gros plan tiré par la pan de chemise, devant l’oeil médusé des bourgeoises. Ce plan provocateur fait émerger un Charlot qui n’est plus à sa place à tous les sens du terme. Chaplin montre par le montage des plans ludiques de la nuit et des plans fonctionnels du jour - l’activité du grand magasin a repris - l’opposition entre richesse et pauvreté, monde de la rue décalé et confort bourgeois.

On peut faire une analyse fort proche des situations présentées dans Floorwalker où Charlot se sert du grand magasin comme un vaste terrain de jeu. Chaplin filme cet espace de la modernité avec précision et rigueur : organisation rationnelle des étages, ascenseurs, escalier mécanique etc. et observation fine du système de hiérarchie. Le tramp ne fait que passer dans cet espace d’où il est économiquement exclu de même qu’il est souvent filmé devant les échoppes de produits alimentaires (cf. les panneaux publicitaires inscrits dans le champ qui vantent les produits) sans pouvoir y pénétrer. Charlot est en marge du circuit de la distribution des richesses. Le burlesque cependant joue sur le quiproquo, Charlot se comportant comme le patron qui jouit de tout. Le grand magasin est donc pour lui l’espace de l’otium au lieu d’être celui du negotium. C’est donc un espace dont il est socialement exclu, qu’il ne peut que traverser sur le mode fantaisiste.

Pourtant, il est un lieu qui représente une tentative d’insertion sociale essentiellement fréquenté par les pauvres gens pour pouvoir gagner leur vie. Appartenant à l’espace urbain, on ne peut pas dire pour autant qu’il s’inscrit dans celui du travail ou celui du divertissement. C’est pourquoi nous nous proposons de l’étudier ici comme espace assez atypique. Ainsi une autre perspective burlesque se développe-t-elle en utilisant un lieu qui pourrait marquer le début d’une socialisation pour Charlot. On pourrait dire qu’il se substitue plus efficacement et de manière plus originale à la fameuse bagarre de rue. Le ring de boxe situe surtout Charlot dans un espace où il va exceller et où Chaplin se démarque franchement du point de vue de l’écriture des influences sennettiennes.

Il apparaît dans les films suivants :

  • The Knock out 11.06.1914
  • The Champion 11.03.1915
  • The Kid 06.02.1921
  • City Lights 28.12.1930

Dans ces films Chaplin transforme de manière magistrale le banal combat de boxe. Il compose une forme de burlesque que nous nous proposons maintenant d’étudier. Le premier court métrage cité, dont le scénario et la réalisation sont assurés par Mack Sennett lui-même et dans lequel Chaplin tient brièvement le rôle de l’arbitre, met assez bien en évidence les ressorts du burlesque pré-chaplinien. Sennett bâtit un scénario classique de vaudeville où Fatty Arbuckle en vient aux mains avec ses rivaux : bagarre de rue, échange grossier de coups, entraînement laborieux de Fatty puis combat de boxe sur le ring. L’action est lente, le filmage frontal présente le ring comme une scène de théâtre avec décor de carton pâte sur le mur du fond. L’acteur a du mal à évoluer dans son rôle de boxeur. Et si Sennett réunit tous les ingrédients habituels pour caricaturer les matchs de boxe, la comédie manque de rythme et de brio. Un seul moment de grâce : celui où Charlot apparaît en arbitre. Déjà on voit à l’oeuvre tout le travail personnel de pantomime auquel il se livre. Le burlesque trouve son souffle à ce court instant : Charlot danse, virevolte autour des adversaires, glisse sur les fesses le long des cordes, s’agite sur un tempo effréné mais la caméra reste résolument fixe en filmage frontal. Après cette courte apparition où l’on voit bien que Chaplin a le sens de ce qui peut déclencher le rire et emballer l’action, le film s’englue à nouveau dans les éternelles course poursuites.

Or, quand Chaplin quitte la Keystone pour Essanay en 1915, le film sur la boxe dont il assume désormais le scénario et la réalisation va développer cette veine burlesque à laquelle il s’était essayé dans The Knock out. D’abord Chaplin resserre l’action autour du seul sujet de la boxe à laquelle il donne une fonction qu’elle remplissait dans le réel, à savoir une chance pour les plus démunis de s’insérer socialement ou du moins d’assurer la pitance quotidienne. Mais, pour lui, The Champion est l’occasion de construire un scénario à la mesure de Charlot. Celui-ci est le personnage central de la narration, supporte et anime toute l’histoire. Analysons-en brièvement l’ossature

- une situation initiale : un pauvre hère et son chien cherchent de quoi survivre.

- une occasion se présente : de grosses pancartes offrent les moyens de s’en sortir. Charlot pousse la porte de la cour d’entraînement. Le comique est à l’oeuvre d’emblée.

- la préparation du combat

- le combat proprement dit

- une situation finale : Charlot déclaré vainqueur.

Ce rapide descriptif souligne la manière dont Chaplin se démarque des comédies sennettiennes. Il s’agit pour lui de donner à voir le milieu de la boxe et d’en parodier les aspects, sachant que celui-ci est fort prisé des milieux populaires. Sa force vient de la concentration de l’action, de la richesse des gags et de la virtuosité de la pantomime. « The fight with the massive Bud Jamieson becomes a brilliant pantomime of feints, avoidances, and whirling fists, a balletic burlesque of fisticuffs, falls,miraculous recoveries, and ploys with the highly elastic ropes which surround the ring.. » 46

Quels sont les traits pertinents de l’écriture burlesque chaplinienne ? Il nous faut d’abord souligner la grande variété de plans (toute l’échelle y est représentée) ainsi que la richesse des angles de prise de vue. La frontalité des comédies sennettiennes est abandonnée pour faire couvrir à Charlot toutes les dimensions du cadre. Ces déplacements constants témoignent à eux seuls de la dépense du personnage et la notion de point de vue s’en trouve également enrichie. Par exemple, il fait un très gros plan sur le boxer du héros et élabore une caméra subjective à partir du regard du chien pour qu’il intervienne tout “naturellement” dans le combat pour sauver son maître en grande difficulté. M. Bordat, étudiant la scénographie, attire notre attention sur une scène tout à fait originale. 47

‘« Arrêtons-nous sur la course en carré de Charlot boxeur, si peu réaliste et si brillamment, si totalement cinématographique. Charlot démarre, en plan d’ensemble, face à nous, de la palissade à l’arrière plan, court en longeant le bord gauche de l’image jusqu’à l’avant-scène où il se retrouve en plan moyen serré, vire à 90° selon la méthode qui lui est propre, puis à nouveau à angle droit lorsqu’il atteint le bord droit du cadre, pour repartir ensuite vers le fond. C’est un des plans les plus drôles du film, qui montre bien comment l’écran rectangulaire définit non seulement l’espace de Charlot (avant que le découpage-montage, point fort de la série, prenne le relais de la scénographie), mais la nature même de la gesticulation. Charlot fait littéralement “un tour de cadre” comme d’autres font un tour de stade, de piste ou d’arène : en suivant les bords de l’image, qu’aucune limite concrète ne matérialise - sinon la palissade qui ferme la perspective. »’

Intéressons-nous désormais à l’enchaînement des gags propres à Chaplin. Charlot nargue souvent les boxeurs qui s’entraînent et se prennent au sérieux (un plan américain s’attarde à montrer avec quelle constance un de ses adversaires tape dans le vide et lui s’en divertit entraînant avec lui le spectateur sur le mode du rire). Mais Lui, le gringalet prend finalement peur devant l’hécatombe des boxeurs qui le précèdent, ce qu’il rend uniquement par un déplacement latéral de la droite vers la gauche sur un banc qui le conduit inexorablement au massacre. Et là Chaplin nous donne un ressort systématique de sa conception du burlesque : devant l’urgence de situations menaçantes son personnage parvient toujours à trouver l’idée géniale qui le sauve et qui met de son côté les rieurs. Ici, le fer à cheval trouvé devant la salle de boxe et qui au premier degré fonctionnait (au début du film) comme un symbole classique de chance devient effectivement l’adjuvant précieux du succès parce qu’il sait finaudement le glisser, au moment opportun, dans son gant de boxe gauche.

C’est ensuite la transformation poétique des combats qui déclenche le rire : au lieu des règles dures de la boxe et du rapport de force, il instaure un ballet époustouflant, étourdissant par sa gesticulation et ses coups défiant toutes les lois du sport de combat ; ses adversaires qui ne comprennent rien à rien se retrouvent, pour notre plus grande joie, étendus sans l’avoir voulu. En fait Chaplin reprend l’idée du film évoqué ci-dessus mais en la mettant à l’oeuvre dans sa réalisation personnelle. Il élabore une comédie du rire en détournant comme il sait le faire déjà la fonctionnalité des objets, en recourant à un montage rapide des plans pour donner du rythme à l’entraînement auquel il est censé se soumettre. Il crée le spectaculaire en utilisant la plasticité des images. Le comique de répétition est à l’oeuvre : les plans alternent les grandes lampées de boisson que Charlot avale en ne se séparant jamais de son gros bidon de bière et les exercices physiques auxquels nous ne croyons pas une seconde. En effet, il joue avec les haltères qui semblent si légères, si toc, et assomme qui passe par là, il joue avec le punching ball qu’il fait éclater à la face d’autrui, avec les massues comme les clowns du cirque, avec les anneaux qu’il utilise comme une balançoire, éjectant dans son élan jubilatoire le parieur qui veut l’acheter. Le burlesque une fois de plus se fonde sur cet écart entre les realia - ici ce qui devrait être un rude entraînement de boxeur - et la dépense ludique du personnage en quête de plaisir. Nous sommes bien alors dans une dimension proprement cinématographique puisque Charlot réalise ses fantaisies en toute liberté ; le jeu à l’état pur a pleinement droit de cité : le cinéma est avant tout action et Chaplin le prouve magistralement. Son personnage de Charlot par la dépense gestuelle, par l’adresse et l’agilité corporelle mais aussi par le sens aigu de la drôlerie et de l’avatar fonde une écriture burlesque nouvelle qui tranche avec l’école américaine du slapstick.

Le combat, quant à lui, relève d’une chorégraphie virtuose et inventive. Ce qui était embryonnaire dans The Knock out, est cette fois-ci abouti. Parodie de l’affrontement, fanfaronnades et accélération des gestes, boxe à la manière des kangourous à vous en donner le vertige, gesticulation élastique et coups de poings à la diable mais qui font curieusement mouche. Il s’agit d’amuser le spectateur par des mimiques, des poses, des figures récurrentes pour lui signifier le jeu dans son essence même, c’est-à-dire dans son aspect proprement ludique. La pantomime de Charlot fait de lui une espèce de marionnette à ressort, souple et rigide à la fois, qui exprime l’art de la boxe avec une énergie hors du commun.

‘«  Dans la scène du match de boxe de Charlot boxeur, les courses de Charlie sur le ring prennent bientôt l’allure d’une danse qui se dessine enfin avec l’adversaire devenu malgré lui le partenaire d’un ballet transposant, par la vertu du rythme, l’image de la force en une figure de la grâce. » 48

Le corps à corps avec l’adversaire se métamorphose en polka endiablée et c’est l’arbitre qui n’est pas au bon endroit que l’on met K.O. La boxe devient un jeu d’acrobate doué en dehors de toute règle canonique.

‘« On répétait soigneusement les scènes de violence comme s’il s’agissait d’une chorégraphie » dit Chaplin « Une gifle était toujours truquée. »’

Et si la farce retrouve ses droits avec l’intervention du chien qui s’accroche au fond de culotte de l’adversaire pour faire triompher son maître, on peut également penser que Chaplin allait plus loin dans la veine comique.

D’une part on peut se fonder sur l’explication de A. Nysenholc. 49

‘« Quant à Charlot boxeur, The Champion (1915), il a comme chien, non un fox comme dans A Dog’s Life, mais... un boxer : en français, en italien, ce terme désigne uniquement le dogue allemand, mais en anglais, il désigne en outre le sportif qui pratique la boxe... Cependant, même si ce n’est pas explicite dans telle langue, chacun aura fait le rapprochement, car c’est une évidence de la réalité : ce chien de garde a une allure telle qu’on l’a qualifié en allemand de “boxeur” ; Chaplin a pu retrouver par lui-même cette correspondance, quoiqu’il soit plus vraisemblable qu’il ait été aidé par sa langue qui la lui offrait toute faite. En tout cas, du boxer, il fait un boxeur, puisque la bête, associée à son combat sur le ring, permet la victoire de son maître, Charlie ! »’

D’autre part, faire intervenir le chien dans le match c’est inévitablement provoquer une situation comique : voilà un animal savant qui a le sens du jeu et qui sait donner la victoire à qui de droit ! Mais c’est aussi parodier le monde truqué de la boxe en visualisant la tromperie et rappeler la dimension cinématographique du combat puisque le réalisateur subvertit ouvertement le réel en affichant les ressorts du burlesque qui déchaîne l’hilarité du public constamment filmé en contrechamp et qui figure assez bien les spectateurs que nous sommes.

The Kid inscrira de manière plus suggestive et symbolique un combat de boxe entre les gamins du quartier. Le ring est bien le lieu des apprentissages vitaux pour le peuple et fonctionne aussi à ce titre comme un divertissement primaire. Charlot apparaît ici comme le manager partial qui veut que son poulain gagne. Le comique se développe sur une métonymie subtile : une simple corde à linge tendue en travers d’une fenêtre évoque les cordes du ring, le fameux coin où l’on réconforte son champion. Mais il se fonde également sur le filmage des enfants qui se livrent un combat acharné en singeant le monde des adultes : l’excès de sérieux de ces culottes courtes entraîne le rire de la foule.

Cependant, le sommet de la virtuosité en matière de burlesque est atteint dans le combat de boxe de City Lights et ce, pour de multiples raisons. Tout d’abord Chaplin reprend la mise en scène de The Champion mais en la peaufinant : le combat est réglé comme du papier à musique et se déroule sur un tempo endiablé dans une sorte de danse à trois habilement orchestrée grâce aux nombreux mouvements d’appareil et au montage rapide des plans. On ne combat pas, on virevolte, on swingue, on se défie du regard, on esquive et de temps à autre on décoche un coup de poing assassin. Impossible de prendre au sérieux cette chorégraphie aérienne en même temps que ridicule.

Chaplin varie considérablement l’axe de la caméra : filmé en contre-plongée et sous un angle diagonal le ring est mis en évidence. Cela accentue également les réticences de Charlot à livrer le combat : il garde son éternel melon et sa veste, serre les mains de tout un chacun et rechigne à regagner son coin. Par la suite le montage fait alterner une diversité de prises de vue qui donnent une densité à l’affrontement qui est en fait un véritable jeu de cache-cache.

Bergson écrivait :

‘« Le comique exprime avant tout une certaine inadaptation particulière de la personne à la société... »’

On peut dire que Charlot est particulièrement inadapté au monde de la boxe, ce qui fait jaillir le burlesque mais cette fois-ci de façon plus jubilatoire qu’antérieurement grâce à la musique qui, dans ce film sonorisé, sculpte en profondeur les images et participe pleinement de cette frénésie désopilante.

‘« La musique ne “soutient” pas l’image. Elle la précède et la façonne. Lorsqu’il filme les matchs de boxe de Charlot et Fatty dans le ring (1914) et de Charlot boxeur (1915), l’air que fredonne Chaplin est probablement déjà celui qui accompagne la séquence du match de boxe des Lumières de la ville (1931), où se combinent l’itération lancinante d’un piano mécanique et l’imprévisibilité rythmique et mélodique d’un coucou insolite. » 50

On voit également que le personnage orchestre à sa guise le match : comique de répétition dans les déplacements, coups de poing en vache réitérés avec le même défi dans l’oeil, reprises arrêtées ou démarrées avec le gag de la corde enroulée autour du cou. Charlot dans cette séquence fameuse est bien au coeur de l’écriture burlesque de Chaplin : « That rings a bell ? »« Est-ce que cela vous rappelle quelque chose ? » Bien sûr ! une mémoire des films de Charlot se constitue et le spectateur se rappelle les films antérieurs. Des gags sont améliorés, des séquences sont enrichies. Mais également des ellipses sont réalisées - Chaplin fait ici l’économie de l’entraînement - ; il choisit en revanche de développer les instants avant le combat : gags liés à la patte de lapin et au fer à cheval qui sont des porte-poisse, angoisse du personnage qui boxe vainement dans vide pour se donner du coeur à l’ouvrage, dureté du milieu suggérée - ce sont des hobos (deux plans dans les films antérieurs avaient présenté cette arrivée ou cette fuite de ceux-ci dans les wagons de chemin de fer), des repris de justice (un télégramme qui fait office de carton nous indique que l’un des boxeurs est un criminel recherché par la police), des chômeurs (comme Charlot lui-même en quête d’argent pour secourir la jeune aveugle) etc. -

Finalement le ring, qui devait s’avérer comme une solution d’insertion sociale en procurant à Charlot des gains rapides, le renvoie dans ses cordes et le laisse littéralement k.o. Mais Chaplin en fait un morceau d’anthologie cinématographique. L’écriture burlesque s’est techniquement enrichie et se pense davantage désormais sur fond de misère humaine mais c’est toujours le rire qui fuse. Groggy à la fin du combat, on allonge sur une table Charlot vaincu et sans argent. A peine récupère-t-il qu’un plan rapproché sur les gants de boxe suspendus au-dessus de sa tête nous laisse pressentir le pire. En effet, Charlot est une seconde fois mis k.o par la chute de l’un d’eux : la situation est pour le moins cocasse ! Chaplin varie donc les effets et multiplie les situations où le spectateur rit de l’impuissance et de la fantaisie de son héros.

Notes
46.

Roger MANVELL, Chaplin, Little, Brown and Company, Boston-Toronto, 1974, p. 90

47.

F. BORDAT, op.cit., p. 122

48.

P. LEPROHON, op. cit., p. 225

49.

Op. cit., p. 58

50.

F. BORDAT, op. cit., p. 303