c) L’espace du travail

Si l’on se réfère maintenant aux lieux du travail urbain de la classe la plus pauvre, Chaplin en filme deux aspects, le chantier - de construction ou naval - et l’usine. Charlot s’y rend contraint et forcé parce qu’il est au chômage ou en période de réinsertion après incarcération. Ce qui frappe c’est à quel point le personnage est désorienté par ce qu’il vit. Le sens du travail lui échappe et la scène du chantier naval dans City Lights nous paraît révélatrice. Charlot évolue dans un endroit qu’il perçoit comme un jeu de construction gigantesque et c’est ce qui le sauve du désespoir. Le recours au comique permet de dédramatiser une situation qu’il ne maîtrise pas. Chaque fois en effet que son héros se trouve dans une posture délicate qui pourrait conduire au tragique, Chaplin oriente son scénario vers la constitution de gags et travaille par exemple la chute.

Ainsi en va-t-il de la scène de la cale. Sommé par un contremaître irascible d’en trouver une sur le chantier, il retire innocemment celle qui retient le bateau en cale sèche. Scène magnifique remarquablement orchestrée sur une succession de gros plans sur Charlot, sur la cale, sur les têtes des ouvriers ébahis et l’ouverture sur la profondeur de champ sur la mer où le bateau libéré de ses entraves, s’abandonne aux flots sous le regard médusé de ses compagnons de travail. Par le recours au burlesque, Chaplin nous rappelle que nous sommes au cinéma et que c’est avant tout un art du divertissement où la fantaisie est première. Son personnage est porteur de notre esprit frondeur et réalise nos fantasmes. La scène du bateau fonctionne pour le spectateur comme une catharsis face aux réalités contraignantes du travail quotidien. C’est encore plus significatif avec l’usine de Modern Times.

Ce film de 1936 nous offre des images quasi documentaires sur le fordisme des U.S.A de l’époque : mécanisation outrancière, cadences de travail sur la chaîne, organisation scientifique des tâches et présence d’une hiérarchie forte. Mais qu’est-ce qui intéresse vraiment Chaplin en filmant cet univers de la rationalité moderne ? C’est la narration charlotienne qui déconstruit cet espace en le parodiant. “Petit Poucet rêveur” face à l’ogre du capitalisme dévorant, Charlot va s’ingénier à être le grain de sable qui fait dérailler les machines. Chaplin combine ainsi le choix des prises et le montage avec la pantomime du personnage. Celui-ci est cadré dans un rapport de disproportion où la monstruosité de la machine occupe tout le champ avec ses rouages menaçants et son activisme impressionnant. Le trucage ajoute un certain tragique de situation, Charlot obnubilé par ses boulons étant happé par les mécanismes de la chaîne. Chaplin utilise toutes les ressources filmiques à sa disposition y compris à ce moment-là les enregistrements de voix - et le choix est ici judicieux parce qu’il accentue la déshumanisation de l’usine - pour donner à voir un espace qui se caractérise par les traits suivants.

D’abord un volume considérable sans ouverture, borné par toutes les formes géométriques des machines. Il y a constitution d’un labyrinthe d’où l’homme ne parvient pas à s’extraire : presse colossale écrasant les objets, outils broyés par les dents d’acier, tête humaine dans le carcan du mécanisme, corps digéré par l’oesophage insensible de la chaîne. Ensuite la visualisation, que rend bien le montage des plans, d’un monde sans issue : Charlot passe de porte en porte et se retrouve dans des lieux aveugles comme les toilettes où, chétive créature, il est encore soumis au regard désincarné, car projeté sur un écran, du patron-dieu.

Enfin l’aliénation suprême étant l’ouvrier enchaîné à “la machine à manger”. Dans de nombreux films antérieurs, ce moment de la pause-repas était toujours traité avec beaucoup de légèreté. Les travailleurs en profitaient pour déballer leur besace, pour se faire des niches et se piquer la nourriture. Ici, il est filmé comme un moment de torture physique mais qui déclenche le rire de manière magistrale parce que Chaplin outre ce qu’il y a de mécanique jusqu’à piéger la machine. Le cinéma est capable de donner cette illusion d’un futur grotesque pour prévenir le tragique du réel.

Comment en outre le spectateur reçoit-il la perception de cet espace comme le lieu même de l’épanouissement du burlesque ? Cela tient à la manière dont Charlot vit celui-ci. Sa pantomime est au service de la critique chaplinienne. Tout en signifiant l’écrasement de cet espace urbain, Charlot lui fait constamment la nique en parodiant les situations et en les métamorphosant. Ce sont les dissonances et les décalages qui provoquent le rire et dégonflent ce que pourrait avoir de dramatique la situation. Si nous partons du principe que Charlot est le sosie de Chaplin, il est à la fois sujet et témoin de ce qu’il est censé vivre, donc diégétiquement efficace puisqu’il est à la fois porteur du scénario qui le présente comme un ouvrier victime de son lieu de travail et porteur de la critique. D’où la vision d’un pervertissement de son vécu. Il choisit de jouer le bouffon, le fol - ce qu’évidemment les autorités de l’usine ne peuvent saisir que comme une aliénation réelle et le font interner - qui est une manière subtile de se désaliéner au quotidien. Le spectateur ne s’y trompe pas : en outrant les gestes, en multipliant les attitudes insensées, en accélérant le rythme de la “machine à manger” et en la déréglant, en poussant les comportements à leur paroxysme, Chaplin délègue à Charlot le pouvoir du rire qui donne au burlesque une dimension satirique et une portée politique et sociale critique.

Sur la totalité des films de Chaplin, on peut affirmer que tous les espaces de la ville sont visités même si certains apparaissent de manière plus récurrente que d’autres. Nous nous proposons d’en examiner un qui nous semble assez prégnant dans l’histoire de Charlot puisqu’il le stigmatise. En nous fondant sur les définitions de A. Gardies 51 , nous dirons que le tramp n’a ni parcours ni itinéraire. Il sillonne tout simplement l’espace urbain en tous sens, ses trajectoires s’entrecroisent et se mêlent, il ne s’installe nulle part et vit le plus souvent seul. Il s’est constitué un espace propre qui le met toujours en transit d’un lieu à l’autre. Or, il tente toujours d’échapper à un pôle d’ancrage, si l’on peut dire, qui est la prison. Le personnage se définit donc par le lieu dont il ne veut pas.

Notes
51.

A. GARDIES, L’espace au cinéma,