d) L’espace de l’enfermement

La prison est un lieu bien représenté soit implicitement grâce aux nombreuses courses poursuites avec les flics : Charlot doit réussir sa fuite s’il ne veut pas s’y retrouver, soit explicitement par des situations où il y est confronté. Nous exploiterons cinq films pour étudier ce lieu : Police , 27-5-1916 ou Easy Street , 22-01-1917, The Adventurer, 23-10-1917, Modern Times , 05-02-1936, M. Verdoux , 11-04-1947.

Dans le premier film cité, Charlot sort de prison. D’emblée, la façon de cadrer le personnage et de construire l’espace signifie le rejet de l’enfermement. Les premiers plans fixes le montrent se faufilant dans l’entrebâillement de hautes et larges grilles qui constituent une barrière forte entre le monde libre de la rue et celui de l’enfermement. Il laisse également derrière lui, annihilant la profondeur de champ, une immense bâtisse aux murs austères et aux ouvertures rares. Son premier geste d’homme libre, une fois la grille refermée derrière lui, c’est un étirement de tous ses membres, les bras tendus vers le ciel, et une profonde aspiration de l’air, marquant par là l’exiguïté et l’étouffement de l’univers carcéral qu’il vient de quitter (Cf. nous avons quasiment le même plan lorsque Verdoux quitte sa cellule mais cette fois-ci c’est pour rejoindre la mort). Ce court métrage souligne d’ailleurs la tension de Charlot entre l’exercice de sa liberté saisie dans son vagabondage à travers les rues et la menace constante de la prison dont les flics sont les symboles vivants à l’extérieur. Le film s’ouvre sur un plan fixe de Charlot devant la prison et s’achève sur une fermeture à l’iris où un flic fonce droit sur lui et le spectateur, le moment de liberté est situé fragilement entre ces deux images.

Nous avons également des scènes filmées à l’intérieur suite à une incarcération de Charlot qui est d’abord pris pour un dangereux meneur et qui s’accuse ensuite à la place de la jeune misérable dans Modern Times. Le filmage ici encore se veut réaliste mais n’a de cesse d’être complètement cinématographique. La profondeur de champ est constamment obstruée par des murs aveugles ou des grilles ; les barreaux construisent un espace fortement géométrique qui rend compte de la notion d’enfermement, le réfectoire renforce cette perception de l’alignement en jouant sur la disposition des tables et des bancs, sur la monotonie des uniformes ; en outre, la cour des prisonniers, plantée d’un arbre malingre, comme dans un décor de théâtre, est ridiculement exiguë. Chaplin donne à voir l’étouffement, l’étroitesse. La circulation dans ce lieu est réduite quasiment à néant puisque le montage colle bout à bout ces minuscules lieux que sont la cour, le réfectoire, les cellules.

‘«  Chaplin est de ces cinéastes qui voudraient mettre le monde dans une image, et dont le film rêvé est un plan unique qui, immense synecdoque, figurerait la vie même. » 52

On peut donc avancer l’hypothèse que Chaplin construit un univers hypernormé et cadré voire jouant sur les effets de surcadre chaque fois que Charlot redoute ou rejette l’enfermement, figure antinomique du personnage. Cependant, comment s’y prend-il pour introduire le burlesque au sein du monde carcéral ?

La caméra est au service de la pantomime de Charlot, mais également le scénario propose au spectateur une situation bien connue de lui. En effet, dans ce monde clos qui se veut exempt des malversations de la société donc exemplaire pour les individus qu’on y enferme, la narration compose une scène urbaine complète. Le trafic de drogue au réfectoire, la course poursuite dans le seul couloir à angle droit qui reproduit la rue, l’arrestation des mutins. La prison serait donc un microcosme à l’image de la société dans lequel une fois de plus Charlot serait un déviant pour préserver son identité qui échapperait ainsi à toute forme de contrôle.

Dans la scène du réfectoire, Charlot calque son comportement de marionnette sur les autres prisonniers mais agit à contresens. Le spectateur, complice du réalisateur, s’amuse de la naïveté du personnage qui sale ses plats avec de la drogue : il est très attentif à ce qu’il fait, se prépare religieusement à la dégustation. L’hallucination qui s’ensuit souligne cette faculté créatrice qui combat l’uniformisation des comportements et l’uniformité de l’endroit. Le divertissement au sens étymologique “désincarcère” celui à qui la prison nie sa dimension humaine. Chaplin peaufine ainsi le slapstick de la bagarre et de la course poursuite en l’inscrivant dans un univers inattendu. Un prisonnier amateur d’ordre, voilà une attitude bien incongrue mais admirablement burlesque. Qui est au fond Charlot ?

Dans cette approche humoristique, il met l’accent sur la réflexion chaplinienne quant au pouvoir prétendument éducatif de la prison sur les hommes et sur la façon aveugle avec laquelle on les y conduit. Charlot est un sacrifié de ce système et il en ressort plus misérable qu’avant comme le montre City Lights. Il est enfermé pour une peccadille et Chaplin monte trois plans successifs qui en disent long sur ce passage à vide de l’existence. Un premier plan à l’entrée de la porte massive de la prison où, par un coup de pied à la lune bien connu du spectateur, Charlot nargue le sort - dernière ruade pour nous faire rire une dernière fois avant de quitter le théâtre du monde -. Ensuite un plan fixe sur les feuillets d’un éphéméride qui égrène le temps perdu dans le non-existence, enfin sa sortie où il est filmé, de dos, dans une posture de l’écrasement et en haillons : le bas de son pantalon est déchiré, une grosse épingle de nourrice ferme sa jaquette, retient grossièrement ses baggies et il n’a plus sa canne. L’image signifie la perte de la dignité et la souffrance métaphysique qui sont renchéries dans la scène au coin de la rue avec les petits vendeurs de journaux qui le moquent et le brutalisent.

La prison est une menace constante pour le tramp. Toute une bonne partie du burlesque se fonde sur le jeu de cache-cache avec les flics et sur les formes les plus diverses des courses poursuites. C’est en filant que Charlot préserve sa liberté et Chaplin s’est ingénié au fil des ans à travailler les mouvements de caméra pour développer le thème de la fuite et à varier les situations.

Ainsi, à deux reprises filme-t-il l’évasion du milieu carcéral, dans The Adventureret dans The Pilgrim. Ces deux films évoquent l’univers du bagne sans le montrer puisque c’est la fuite du personnage qui retient l’attention du réalisateur. Seul le costume de Charlot, un pyjama rayé, y fait allusion. Dans le premier court métrage, Chaplin développe le burlesque en multipliant les gags mais en jouant sur l’opposition classique du flic et du fuyard. En revanche il utilise l’espace d’un no man’s land en bordure de mer, inscrivant géographiquement en creux, pour un spectateur américain, Sing-Sing. Le premier plan cocasse de l’évasion est un gros plan sur le canon d’un fusil venant dont ne sait où qui tient en respect la tête de Charlot émergeant curieusement du sable à quelques centimètres. Or, le fusil est négligemment posé sur la cuisse d’un policier qui fait la sieste. Là est suggérée la manière dont le prisonnier s’est enfui - à nous de l’imaginer ! - et inscrite une satire des représentants de l’ordre.

Tout le début du film développe une succession de plans qui font parcourir à l’évadé des lieux qui permettent de construire un comique de situation efficace : grottes à plusieurs entrées pour déjouer la vigilance des gardiens, pentes abruptes, chemins qui se croisent favorisant les péripéties de la poursuite et ridiculisant les flics. Une scène très drôle montre Charlot à plat ventre au sommet d’une dune en train de bombarder de cailloux un gardien tandis qu’il est lui-même, sans le savoir allongé au pied d’un flic ! C’est reprendre la situation drôle de L’Arroseur arrosé sauf que pour le plus grand plaisir du spectateur il s’échappe encore et encore pour finalement gagner sa liberté en prenant la mer.

Ainsi se confirme l’hypothèse. A l’espace clos, chthonien et étouffant de la prison où s’accumulent les barrières de toutes sortes s’oppose cet espace ouvert et aérien. Il nous paraît particulièrement bien approprié au propos de Chaplin parce qu’implicitement il condamne visuellement en élargissant le cadre et la profondeur de champ l’univers de réclusion. et, comme il occulte complètement les motifs de l’incarcération, le spectateur s’identifie au fuyard qu’il désire voir triompher et se régale avec lui de ce jeu de cache-cache.

Or, comme la mémoire d’un spectateur de Charlot se constitue et que Chaplin n’est pas sans l’ignorer, The Pilgrim va jouer à la fois sur l’analogie, l’ellipse et la répétition, ce qui permet de raffiner le processus burlesque.

Examinons pour cela la composition de ce début de film. Une ouverture à l’iris sur une grille de prison et un bâtiment massif (cette image est récurrente dans le filmage de la prison chez Chaplin). A ce plan d’ensemble où l’on voit un gardien franchir le seuil de cette porte cochère succède un gros plan assez long sur l’affiche qu’il vient de coller à l’extérieur du bâtiment carcéral. Ce gros plan permet une lecture indicielle précieuse pour le spectateur parce que partiellement explicite de la situation qui nous attend mais aussi une lecture référentielle dans la mesure où elle fait appel à notre mémoire cinématographique des productions antérieures de Chaplin. Que lit- on sur cette affiche ou qu’y voit-on ?

Récompense : 1000 dollars

Bagnard évadé.

(Suit au milieu haut de l’affiche une photo dudit bagnard où nous reconnaissons l’image par exemple de The Adventurer.)

Peut-être déguisé. 30-35 ans.

Taille environ : 1m 60

Poids environ : 67 kgs

Teint pâle. Cheveux noirs crépus avoir parfois une raie au milieu.

Petites moustaches noires. Yeux bleus.

Petites mains. Grands pieds.

Très nerveux. marche les pieds en dehors.

Communiquez tous renseignements à

Shérif office

New York

Signé Shérif

La simple lecture de l’affiche compose une fiche signalétique de Charlot pour le spectateur qui connaît en 1923, date de ce film, parfaitement son personnage. C’est le premier indice surtout qui ébauche le premier trait du scénario : “peut être déguisé”. Que nous réserve Chaplin dans la suite ? Le burlesque va se bâtir sur cette interrogation dans les plans suivants. Après un noir, deux plans se succèdent dans le même cadre : un plan d’ensemble où un homme au bord de l’eau en maillot de bain ramasse derrière les buissons un pyjama rayé de bagnard. A cet instant le spectateur peut le soupçonner d’être le fuyard : son physique est fort proche de la description de l’affiche (implicitement Chaplin joue sur l’effet de doublure qu’il affectionne particulièrement). Or, le plan américain suivant dévoile la surprise de cet homme qui n’a plus son costume. Le doute est levé : ce n’est pas Charlot.

A nouveau fermeture à l’iris, suivie d’une ouverture à l’iris : de la profondeur de champ arrive un personnage, marchant les pieds en dehors, correspondant à la description physique de l’affiche et habillé en clergyman. Cette fois-ci c’est notre homme ! Et la situation est doublement burlesque. D’une part, il est complètement inattendu que le personnage au bord de l’eau soit un pasteur : drôle de situation pour un homme qui est censé prêcher puisqu’il est montré dans un moment de divertissement privé - pourquoi ne serait-il pas lui aussi un imposteur ? - D’autre part, l’indice “peut être déguisé” est immédiatement perçu comme une réalité : Charlot s’est bien emparé de la défroque du baigneur et d’emblée son comportement révèle un homme aux abois. Le comique de situation fonde immédiatement une satire violente : l’anticléricalisme de Chaplin est à l’oeuvre d’emblée. Le pèlerin est un nouvel avatar de Charlot au sens étymologique du mot et donc qu’il est inutile de prendre ce pasteur au sérieux. Le burlesque peut alors se déployer sur un jeu de masques à l’infini qui sont autant d’approches critiques des rôles sociaux.

L’univers de la prison ou du bagne symbolise le suprême enfermement à ce point que lorsque Verdoux y sera définitivement enfermé pour attendre l’exécution capitale, J. Mitry ait pu dire que c’était la mort de Charlot. En effet, tous les efforts de Chaplin jusqu’à ce film sont allés dans le sens de donner à son personnage un dynamisme, une dépense énergétique, un punch qui lui permettent de filer sans cesse. Il risque dans l’espace libre de la rue une vie qui vaut la peine d’être vécue sur tous les modes que peut offrir, à l’époque, la société américaine. Enfermer Charlot sans la possibilité de l’évasion c’est le faire mourir dans son essence, c’est renier la dimension du tramp. Le filmage de la cellule de Verdoux met en relief le dépouillement, l’austérité et la froideur du détenu, interdit le moindre gag. C’en est bien fini de Charlot !

Un exemple pourtant représente une exception qu’il nous convient d’analyser. C’est dans Modern Times. La prison ne fonctionne plus alors comme un espace de l’enfermement mais comme celui de la sécurité face à des dangers qui mettent bien plus en péril l’homme. Comment comprendre cette nouvelle approche ?

Une séquence complète est consacrée au bien-être que semble éprouver Charlot lorsqu’on lui donne une cellule confortable après qu’il a maîtrisé les mutins dans la prison. Un carton à l’ouverture de celle-ci précise : « Heureux dans son cachot confortable » mais le gros plan suivant cadre Charlot derrière une page du journal : The Daily News où de gros titres retiennent notre attention.

‘« Strikes and riots »’ ‘« Breadlines broken by unruly mob. »’

Tandis qu’au-dehors la violence fait rage et qu’on affame le peuple, que voit-on dans la cellule de Charlot ? Il est cadré toujours en gros plan, mollement étendu sur des coussins fleuris, la mine reposée et le regard serein. Les plans suivants le représentent assis sur son lit, entouré de fleurs, de photographies et de gravures, la grille de sa cellule largement ouverte, conversant avec le gardien qui s’est mis en face de lui. Dans cette séquence, les signes d’ouverture et les indices de vie sont en rupture totale avec le filmage habituel de l’univers carcéral. On le voit ensuite prendre le thé avec la femme du pasteur ce qui donne lieu à une scène cocasse de concours de gargouillis intestinaux Et lorsque le directeur de la prison lui annonce sa libération, Charlot offre une mine soudain déconfite, impression que confirme le carton : « Ne pourrais-je rester un peu plus longtemps. je suis heureux ici. »

Que le tramp préfère l’univers carcéral à la liberté, c’est bien le comble ! La critique de Chaplin se fait acerbe ici contre une société industrielle qui est la pire des prisons pour l’homme. Il est clair que les images du monde extérieur qu’il nous a offertes jusqu’à ce point du film sont celles de l’asservissement, de l’éreintement, de la violence avec mort d’homme. Et cette violence sociale est si forte - l’homme est nié - qu’un carton précise après son expérience malheureuse de sa tentative de réinsertion dans ce monde cruel : « Déterminé à retourner en prison. »

C’est l’unique exemple où la prison fonctionne comme un énorme gag qui met à nu le pessimisme de Chaplin. Le burlesque permet de souligner le tragique du réel en jouant sur les effets de contrepoint et en se fondant sur un univers qui n’est jamais vu sous cet angle dans l’ensemble de la production chaplinienne.

‘« Il n’est pas une séquence où le comique ne soit pas un retournement du tragique. D’ailleurs par son déphasage, le personnage comique crée lui-même une tension, de l’inquiétude, qu’on a alors le bonheur de trouver sans raison : le rire sera la “détente” (Kant), la “sécurité retrouvée” (Hegel). » 53

Une société est gravement en péril quand elle propose comme modèle de sécurité, de confort et de paix la cellule du détenu !

‘« Rendre vaine la violence, en la démystifiant par le rire. Un projet constamment repris par Chaplin, prêt à débusquer les agressions sous toutes leurs formes : physique ou mentales, dans son entourage immédiat, mais aussi celles qui s’exercent dans la civilisation dite moderne. Dans un monde politique à revoir... » 54

Il est un autre moyen que Chaplin met en oeuvre pour échapper aux aliénations subies, ce sont les séquences consacrées à la projection des rêves.

Notes
52.

F. BORDAT, op. cit. p.159

53.

Adolphe NYSENHOLC, Charles Chaplin ou la légende des images, Méridiens Klincksieck, Paris, 1987, p. 20

54.

Pierre SMOLIK, Chaplin après Charlot 1952-1977, éd. Champion, Paris, 1995, p. 91