e) L’espace du rêve

Il se fonde sur deux lieux privilégiés : le parc et le domus bourgeois.

Déjà présent dans les premiers films de la Keystone comme décor d’idylles passablement simplistes, le parc prend avec Chaplin une toute autre dimension. D’abord parce qu’il évoque un lieu important dans son passé ce qu’il ne manque pas de rappeler lui-même.

‘« Oui, ce fut bien là (dans le parc de Kennington) que je vis pour la première fois Hetty. Comme j’étais attifé dans mon petit costume serré à la taille avec mon chapeau et ma canne ! je faisais le gommeux, tandis que je guettais tous les tramways jusqu’à quatre heures, attendant que Hetty descendit. » 55 ’ ‘« On his first visit to London after becoming famous, Chaplin visited his old haunts in Kennington and sat on a park bench, remembering his first love, Hetty, and his nineteen-year-old self waiting for her there. “ How depressing to me are all parks !” he wrote after this visit. “ The loneliness of them. One never goes to a park unless one is lonsome. And lonesomeness is sad. The next bushsymbol of sadness, that’s a park.” The symbol of sadness, perhaps, in certain moods, but also the source of what social life a character like Charlie could hope for, with the chance of romance just around the next bush, if only you knew where to look for it. » 56

Ensuite, parce qu’il permet un véritable travail filmique. Le parc cesse d’être un décor pur et simple ; il devient un véritable actant dans la scénographie puisqu’il enrichit le jeu burlesque dans la veine sentimentale cette fois-ci. En effet, il favorise la rêverie de l’amoureux : poétique et, la tête dans les nuages, Charlot ne voit pas le jet d’eau qui l’arrose. Ce gag travaille sur la lumière et l’irisation, sur la beauté plastique de l’image ce qui accentue l’innocence du personnage à l’unisson des éléments naturels.

Chaplin met en place une stratégie efficace qu’il fera fonctionner de film en film en utilisant les ressources du décor naturel. Ainsi le parc protège-t-il les aventures romanesques en donnant aux buissons et aux arbres de véritables fonctions. Le labyrinthe feuillu est un dédale où se cachent les amoureux et où se perdent les flics. L’architecture des espaces verts participent donc à la concrétisation des gags et sert la mélancolie du personnage en quête de bonheur. Le burlesque se fonde alors sur l’élimination des rivaux d’amour en exploitant toutes les ressources des lieux : lacs, arbustes touffus, bancs isolés, coins de verdure à l’abri des regards indiscrets. Charlot développe alors une pantomime de la séduction à l’égard des jeunes femmes qu’il voudrait conquérir et une gesticulation de bravache inventif à l’encontre des hommes qu’il espère écarter du jeu amoureux.

Chaplin met également en oeuvre des techniques de fondu-enchaîné qui présentent l’idylle comme une rêverie éveillée. Ainsi en va-t-il du jeu des nymphes dans Sunnyside. Le paysage est une véritable mise en scène des aspirations bucoliques de Charlot - ce qui représente un des rêves de stabilité et de bonheur paisible du tramp - tout en sachant préserver l’humour comme effet de distanciation. Ainsi l’avatar du cactus où Charlot se pique douloureusement les fesses, ainsi la chute au sens propre comme au sens figuré dans le fossé près du pont avec fondu-enchaîné, ce qui le ramène aux tristes réalités du quotidien.

Le parc comme le paysage de campagne non seulement conduit Chaplin à améliorer ses tournages en décor naturel en ouvrant les perspectives et en variant la profondeur de champ, mais sur le plan de l’écriture cinématographique il inscrit Charlot dans une dimension extra-muros. Ceci complète la figure du tramp : il n’est plus seulement le vagabond, le chemineau, l’errant en mal d’être, il est aussi celui qui aspire aux joies simples d’un bonheur rustique qui semble à portée de main. 57 Mais le scénario se charge toujours de présenter cette tendance de Charlot bel et bien comme une aspiration, comme un fantasme en contrecarrant la poésie de l’instant par l’intrusion de gags plus ou moins grossiers.

Examinons justement la fin de A Dog’s Life, 14-04-1918.Nous nous intéressons précisément à la séquence finale, celle qui débute avec le carton : “Quand le rêve devient réalité.” Celui-ci opère une coupure radicale entre le monde urbain où Charlot vivait comme une cloche, couchant dehors comme son chien dans un terrain de chantier, et le monde rural qui s’offre à nous dans cette fin de film. Que voit-on ? Un plan général d’un grand champ labouré avec de larges sillons, Charlot en paysan, un chapeau de paille sur la tête, accroupi à cheval sur le sillon et plantant. Il propose là une vision idyllique des travaux des champs : regard à la caméra, regard comblé accompagné d’un beau sourire, agitation des bras pour faire coucou à quelqu’un en hors-champ ; voilà le tableau d’un homme enfin heureux de vivre.

Le contrechamp est également éloquent : un intérieur rustique où flambe le feu dans la cheminée et une jeune femme habillée en paysanne et coiffée d’un béguin qui s’affaire joyeusement aux tâches domestiques. L’alternance du champ et du contrechamp accentue cette image de bonheur tendre proche des tableaux de Greuze. Dans le plan suivant la réunion, à l’intérieur de la ferme de Charlot de retour, la bêche à dents et le râteau sur l’épaule, et de sa femme peint une scène intimiste. Les embrassades devant la bouilloire rappellent l’atmosphère de Grillon du foyerde Dickens.

Or, la conception du burlesque de Chaplin est assez inattendue ici. A l’évidence plusieurs éléments inscrivent dans l’image un effet de distanciation : ce bonheur-là relève du conte ou de la fiction cinématographique. Et Charlot endosse parfaitement cette moquerie à l’égard de lui-même et le fait savoir au spectateur. D’abord, la manière de planter, simpliste et enfantine, en faisant un trou avec son index évoque la comptine : “Savez-vous planter les choux”. Le gag du chapeau de paille dont il coiffe malicieusement sa femme met en relief le comique de situation d’autant qu’il est suivi du symbole cocasse de la robe de chambre qu’elle lui tend et qu’il revêt. Chaplin force décidément le trait du bonheur à la Rousseau.

L’effet final n’en est que plus habile pour susciter notre éclat de rire. Un plan rapproché filme le couple tendrement uni, le plan suivant, de même échelle, cadre un berceau en osier. Chaplin laisse croire à une descendance qui a l’air de combler le couple en raison du jeu sur les mimiques qui expriment satisfaction et tendresse. Or, le panoramique vertical sur le berceau aboutit à un gros plan qui découvre le chien de Charlot qui a mis bas d’adorables chiots. Le gag est complet et le gros plan, pour finir, sur le papillotement d’yeux de Charlot en dit long sur l’humour qui accompagne cette séquence finale. Voilà un bonheur de conte de fées et dont les personnages ne sont pas dupes !

Il nous semble pourtant que Chaplin use de ces procédés burlesques pour masquer ses propres rêves et que Charlot lui permet d’inscrire ici en creux une dimension sentimentale et bucolique, qu’il sent peut-être ridicule mais qu’il ne peut s’empêcher de proposer à son public. Le tramp est alors porteur de certaines aspirations inavouées du spectateur moyen américain de l’époque.

Nous trouvons précisément cet aspect avec l’évocation du domus. Quand Chaplin filme les maisons, symbole d’un chez-soi ce qui est un lieu rare chez le réalisateur mais lourd de signification par rapport à la propre trajectoire du vagabond. Nous prendrons un exemple pour démontrer notre propos. Dans Modern Times , par deux fois le domus est représenté comme rêve de sécurité et de bonheur domestique à deux.

La première fois, le domus bourgeois renvoie à cette symbolique. Assis au bord de la route, à côté d’une villa cossue, Charlot et la gamine, affamés et errants, se laissent emporter par leur imaginaire. « Nous voyez-vous dans un petit nid comme celui-là ? » Un fondu-enchaîné avec un effet à la Meliès (apparition brutale dans le champ de la caméra de la jeune fille habillée en bourgeoise et coiffée à la mode avec un noeud dans les cheveux) projette les personnages à l’intérieur de la villa. Chaplin a particulièrement soigné le décor “cosy” de la classe moyenne américaine assez aisée. Mais ce sont surtout les plans rapprochés et les regards caméra de Charlot vêtu en bourgeois qui sont lourds de sens. Celui-ci cueille sans efforts, à sa fenêtre, les fruits - c’est l’univers du paradis terrestre retrouvé - ! En outre ses mimiques expriment l’autosatisfaction, voire une certaine morgue, celle des nantis. Les pas de danse qu’il esquisse, le coup de pied désinvolte qu’il donne dans le fruit, le geste artiste pour arranger le tombé des rideaux fleuris sont autant d’indices dans l’image pour signifier la suffisance de ceux qui vivent dans l’abondance et le confort matériel.

Et Chaplin force cinématographiquement le trait d’une part pour montrer au spectateur que nous sommes dans le monde ludique du cinéma où les rêves les plus farfelus sont toujours réalisables. D’autre part pour que la situation burlesque mise en scène soit implicitement porteuse de critique sociale : ce bonheur de carton pâte est un bonheur de midinette. Ainsi on ne peut que rire de l’irruption de la vache normande dans l’encadrement de la porte dont le pis donne un pot de lait sur commande, du poncif de la treille aux grappes généreuses qui ornent la porte et du tête à tête obligé du couple à table. Chaplin n’a même pas oublié la mesquinerie du milieu petit bourgeois en cadrant de près le couple qui s’acharne à se partager le steak. Un “struggle for life” alimentaire qui, par le même effet de fondu enchaîné nous ramène au bord de la route où nos deux personnages sont tenaillés par la faim. Le carton est également éloquent : “Nous aurons un chez nous même si je dois travailler.”

Là réside la contradiction : le tramp qui est viscéralement inadapté à ce monde cruel qu’il fuit constamment ne pourra jouir de ses biens de consommation que s’il accepte de s’y insérer par le travail et de se soumettre à ses contraintes sociales. Vouloir le domus, c’est avant se renier dans sa dimension de vagabond, donc d’homme libre. C’est pourquoi cet espace joue un rôle ambigu dans les films de Chaplin : à la fois espace rêvé par les pauvres hères et espace piégé parce qu’il fige les individus dans des rôles sociaux.

La seconde fois, c’est la gamine errante qui dégote une méchante bicoque dans un terrain vague. “J’ai trouvé un logis”, explique-t-elle à Charlot lorsqu’il sort de prison. Or, à nouveau celui-ci est porteur des fantasmes de Chaplin mais le burlesque se charge de masquer l’émotion et la naïveté.

A peine s’est-il écrié en franchissant le seuil de la bicoque : “C’est le paradis” que les gags se succèdent en cascade soulignant son état plus que vétuste (la planche qui l’assomme d’emblée, la table qui s’effondre tant elle est vermoulue, le toit qui cède et que l’on cale avec un balai de riz de fortune, la porte qui lâche et précipite notre personnage dans le bras de rivière qui coule à côté.) Dans ce songe éveillé de prétendu bonheur, Charlot s’y fracasse la tête se croyant au bord de sa piscine, il fait également des manières dans ce qu’il prend pour une cabine de bain. Dans sa pauvreté de chômeur, il parodie les gestes du riche et dénoue par le rire ce que pourrait avoir de tragique une telle situation de précarité et de misère. En somme le spectateur, s’il s’amuse et rit, est néanmoins touché par cette tentative burlesque de conjuration du destin malheureux et par cette illusion de bonheur que vivent un moment les deux jeunes gens.

Il nous semble que Chaplin inscrit plus d’humanité dans cette seconde écriture du domus, espace de bonheur simple et primitif. Vieux rêve de sédentarité pour le marginal à l’index de la société. IL n’y a donc rien d’étonnant à ce que les deux cartons qui suivent inscrivent à nouveau le travail et l’idée qu’avec celui-ci « Nous aurons un véritable foyer. »

Ces espaces - le parc, la campagne comme lieu de vie, le foyer- font figure d’exception dans la production cinématographique de Chaplin. Ils sont néanmoins porteurs de visions moins rudes du monde et apparaissent entre deux errances de Charlot comme des havres de paix possibles. Néanmoins la position de Chaplin demeure ambiguë parce qu’il nous semble que les stratégies de liberté sont les plus fortes.

A ce point de la réflexion nous pouvons mieux cerner l’écriture qui tisse l’univers propre à Charlot. La construction dans le cadre nous paraît fondamentale dans la mesure où le réalisateur joue sur l’opposition entre “encadré” et “désencadré”. Les aliénations dont est victime Charlot se signifient par une mise en place d’un univers rigide, orthogonal, sans profondeur de champ avec des effets de surcadre sur les personnages menaçants comme les flics par exemple. Les lieux clos sur eux-mêmes sont aussi des menaces d’où la propension du personnage à s’évader par tout ce qui peut en constituer une ouverture. En outre, nous remarquons que Charlot échappe toujours au cadre à l’intérieur duquel il est toujours en perpétuel mouvement : il se désencadre constamment signifiant par là son énergie libératrice. En cela, le cinéma, art du mouvement, a parfaitement servi sa pantomime. Chaplin en effet multiplie les trajectoires d’ouverture par des effets de travellings, des changements d’axe, des fermetures et des ouvertures au noir qui facilitent les déplacements d’un endroit à un autre. Il donne également de la valeur au hors-champ par des gros plans sur les regards. Les espaces qu’il définit sont porteurs des aspirations ou des refus de son personnage. Par le montage alterné des plans, par les techniques de fermeture il réussit à rendre l’antagonisme entre le monde ouvert, éclaté, diffus, protéiforme de Charlot et le monde fermé, normé, concentré de la société dans laquelle il erre.

Notes
55.

P. LEPROHON, op. cit., p. 39.

56.

I. QUIGLY, op. cit., p. 46.

57.

Charles J. MALAND, Chaplin And American Culture, The Evolution of a Star Image, Princeton University Press, 1989, p.34.