a) Une nouvelle vision cinématographique de Chaplin

De nombreux films soit ont pour sujet le cinéma lui-même soit s’intéressent au monde des artistes en général. Proposons d’abord une liste de ceux-ci avant d’examiner la démarche de Chaplin

A Film Johnnie 02-03-1914
The Property Man 01-08-1914
The Face On The Bar-Room Floor 10-08-1915
The Masquerader 27-08-1914
Those Love Pangs 10-10-1914
His New Job 01-02-1915
A Night In The Show 20-11-1915
Carmen 22-02-1916
The Vagabond 10-07-1916
Behind The Screen 13-11-1916
The Circus 27-10-1928
Limelight 23-10-1952
A King In New York 1957

Nous ne reviendrons pas sur les analyses que nous avons déjà faites dans la partie “Le burlesque dans le cinéma des origines” à propos de Behind The Screen , film dans lequel Chaplin explicite certaines de ses conceptions personnelles de la réalisation et critique les productions de son temps. En revanche, je vais tenter de démontrer comment Chaplin inscrit la parodie et la satire des réalisations qui lui sont contemporaines et complète du même coup sa vision du cinéma.

Si l’on considère que la parodie est l’imitation grotesque voire burlesque de sujets estimés sérieux, on peut dire que Chaplin très tôt parodie, soit les thèmes “classiques” de la production du moment, soit le milieu cinématographique lui-même. Mais il pousse plus loin le trait et s’exerce le plus souvent à la satire, c’est-à-dire à une critique plus acerbe. Ainsi se moque-t-il des films historiques (His New Job ), des mélodrames amoureux (A Film Johnnie, Those Love Pangs, The Vagabond),des mauvais slapsticks (The Circus ). C’est pourquoi, il inscrit au coeur même des films précités soit la réalisation cinématographique elle-même soit des processus ou des procédés, soit des éléments filmiques pour les critiquer ou les stigmatiser. Au-delà de la mise en abyme, il affiche en creux ses propres conceptions cinématographiques tant dans le domaine de la mise en scène que dans le jeu des acteurs.

Dans A Film Johnnie par exemple, il parodie le cabotinage de acteurs afin de dénoncer une certaine forme de relation des artistes eux-mêmes au monde du cinéma. Le champ/contrechamp du début est signifiant. Alors que les voitures ne cessent de déposer les acteurs élégants et suffisants devant la porte des studios Keystone, Charlot, lui, attend sur le trottoir, seul, dans son habit miteux et prend la porte sur le nez quand il s’avise de les suivre. Ne devient pas acteur qui veut ! Mais celui-ci sait occuper le cadre et prendre en main le scénario.

Une séquence courte fait songer à cet égard àLa rose pourpre du Caire. Chaplin pense-t-il, à ce moment-là, au processus d’identification que le cinéma engendre chez le spectateur ? En effet, alors qu’il regarde la scène d’amour qui se déroule sur le plateau, il ne supporte pas ce que le scénario propose : la jeune femme violentée par un rival fougueux qui vient troubler le couple. Il franchit l’espace du plateau et intervient dans la mise en scène en prenant d’abord la place de l’amoureux, ensuite en bâtissant le scénario à sa guise entraînant la panique et le feu dans les studios. Il excelle en particulier dans une pantomime frondeuse, occupant tout le champ de la caméra et instaurant son pouvoir en usant de son pistolet à volonté. Or, le sujet final découle de la situation qu’il a provoquée : il s’agit dans ce cas- là de mettre en abyme un tournage “en direct” de l’incendie. Le dispositif cinématographique est de cette façon dévoilé. Le vrai sujet n’est donc pas ce qu’on avait d’abord cru - une banale péripétie romanesque - mais la tentative de montrer comment on fait du cinéma et comment on crée l’illusion d’un vrai “faux” réel et comment on improvise un scénario à partir d’un personnage qui devient central : Charlot. Se pose alors la question pour Chaplin de ce qui peut retenir l’attention du public.

La parodie d’un genre est particulièrement explicite dans His New Job.

‘« Charlot débute est une caricature, sans doute, et bouffonne comme le furent les meilleurs films de la Keystone. Mais c’est aussi et surtout une satire du cinéma, des studios, des cabotins vantards et prétentieux, de la fabrication tartignole des films, plus ou moins historiques avec figurants habillés au “décrochez-moi-ça. » 58

S’attaquant aux pratiques et aux techniques du cinéma de son temps, Chaplin se donne l’occasion de mettre au point sa propre esthétique.. Il s’agit d’abord pour lui de pointer avec force leur lutte sans merci pour se faire engager, ce qui est rendu par une action burlesque qui se fonde sur les gags les plus bas : acteur sur qui l’on passe au sens propre, que l’on mord au mollet, à qui l’on envoie les portes sur le nez etc. pour être reçu avant lui par le directeur. A cet égard c’est l’occasion pour Chaplin de signifier au spectateur sa plus grande maîtrise de la caméra. C’est dans ce film en effet que l’on peut repérer avec bonheur la variété des raccords - sur le regard, sur les sorties à droite ou à gauche -. Le montage alterné avec l’importance accordée au hors-champ permet de saisir la totalité de l’espace sur lequel se fonde la parodie burlesque : d’un côté de la porte, les acteurs qui attendent l’audition en se défiant du regard, de l’autre côté, le bureau du directeur où se joue leur destinée. La construction de l’espace souligne la satire en lui donnant de la lisibilité et du crédit.

Il dénonce également les incompétences des directeurs de studios - voire la valeur métaphorique du cornet acoustique- Charlot qui souffle dans celui-ci met en relief l’idée que décidément ce directeur n’entend rien à rien. Mais elle s’attaque également à l’image du directeur-séducteur qui fait peser un soupçon sur la manière dont les actrices sont engagées.

La manière dont il dresse la satire des sujets de son temps - le goût pour les films historiques- lui donne la possibilité de montrer ce qu’il préfère pour bâtir une histoire. Il critique l’inconsistance du scénario et le ridicule des acteurs empêtrés dans leurs costumes. Ainsi le personnage de Charlot qui s’immisce dans la scène fait-il office de trublion. Il s’ingénie à cultiver l’anti-héroïsme : le costume militaire et le shako sont négligés et décidément trop grands, le sabre flexible est une arme molle, tout juste bon à couper l’extrémité allumée de sa cigarette. Charlot se cache pour piquer aux fesses son rival, il se laisse emporter par une colonne néoclassique décidément trop légère, il massacre la scène magistrale du grand escalier en remplaçant le jeu romantique par un jeu érotique, cadrant dans une fermeture à l’iris accompagnée du raccord regard de Charlot les mollets galbés de l’Impératrice. L’allure même est aux antipodes d’une allure martiale, celle que requerrait justement le genre : Charlot marche en canard, entravé par son uniforme. La préoccupation majeure demeure l’élaboration burlesque pour donner le plus de plaisir possible au spectateur. Instruire en divertissant, Chaplin n’a pas oublié Molière. Si la satire met en évidence le mépris de Chaplin pour les films historiques de son époque elle révèle aussi le cinéma comme le monde de l’illusion. Les objets comme les situations sont factices : rendre crédible une histoire nécessitera donc effort et invention. C’est pourquoi le rôle du réalisateur s’avère primordial.

A deux reprises dans le film, Chaplin intercale de pures scènes de réalisation (Ci-dessous, nous tenterons d’expliquer le fonctionnement de celles-ci au sein de l’économie filmique car leur place pose problème.) Le procédé du gros plan permet de détacher le personnage du réalisateur en quête d’inspiration. Là encore, Chaplin pointe l’incapacité de celui-ci à penser la situation, à diriger efficacement les acteurs. Il est débordé par sa tâche. En outre, le montage alterné entre les scènes relatives à l’embauche dans le bureau du directeur et celles concernant le tournage met en évidence la médiocrité de telles productions. Rien n’y est véritablement pensé ni construit. D’ailleurs, Charlot a été engagé au studio Lockstone ce qui est sémantiquement l’antithèse de Keystone, compagnie qu’il vient de quitter pour Essanay où il réalise justement ce premier film : His New Job 1915.Ceci appelle un commentaire. 59 Appeler le studio Lockstone, c’est par dérision verbale signifier que la compagnie Keystone verrouillait toute initiative nouvelle de Chaplin et qu’elle castrait en quelque sorte son génie. C’est une autre manière pour Chaplin d’affirmer en creux ses formes nouvelles d’écriture cinématographique.

Notes
58.

J. MITRY, Image et Son, Revue culturelle éditée par l’U.F.O.L.E.I.S. Cinéma. Numéro spécial « Les films de Chaplin », Numéro 100, mars 1957.

59.

F. BORDAT, op. cit.