Alors que la mise en abyme d’un film historique signifie le rejet d’un certain cinéma pour Chaplin, en revanche, par la composition d’ensemble, il insiste sur les fondements de son écriture cinématographique. Le cinéma permet, grâce à la plasticité du montage, la création et la concrétisation immédiates de séquences proposées par le scénario.
Ainsi en va-t-il de la première scène intercalée entre deux plans consacrés au rendez-vous des acteurs dans le bureau du directeur. Tandis que celui-ci remet une copie du scénario à l’actrice et paraît lui expliquer une scène, celle-ci est aussitôt insérée dans le tissu filmique par simple rapport de proximité, de juxtaposition par le montage.
La seconde scène, qui apparaît comme une suite de la première, procède de la même technique alors que c’est Charlot qui se trouve cette fois-ci dans le bureau. Le montage alterné assure bien le spectateur que le film est en train de se tourner, donc que Charlot arrive trop tard dans les studios pour se faire embaucher puisque le casting et la distribution sont déjà effectués. Tout est vraiment “lockstone” ! mais c’est sans compter sur la capacité inventive de Chaplin / Charlot.
En effet, c’est la troisième séquence, pertinente, qui donne sa pleine signification aux deux précédentes. Nous sommes à nouveau dans le bureau du directeur où se tient Charlot, plein cadre. Il sort par la porte du fond et par un raccord regard se trouve en relation avec une actrice, en costume, située à proximité du plateau. Par ce biais, il entre progressivement sur les lieux du tournage. Le spectateur voit alors la suite des deux scènes intercalées précédemment : c’est donc bien le même film que l’on tourne. Charlot veut se faire enrôler comme acteur mais le réalisateur le fait violemment sortir du champ et le met aux accessoires. A ce moment-là le sujet du film devient Charlot lui-même et sa propension aux gags pour perturber la réalisation historique. Il occupe le champ de la caméra et empêche le film de se dérouler dans de bonnes conditions. Comme l’avait écrit M. Chion dans le chapitre Charlot l’Interposé 60 :
‘« Pourquoi cette insistance à être au centre de l’image ? Si c’est du narcissisme, ce n’est pas n’importe lequel. (...) Chaplin témoignait déjà de cette indiscrétion dans la manière d’imposer sa présence qui continue d’en irriter beaucoup ; en même temps que s’inaugurait avec cette pochade le mode sous lequel, dans des dizaines d’oeuvres à venir, on le verra installé sur l’écran : se faisant voir en place de quelque chose ou de quelqu’un devant qui il s’interpose et dans le même axe du regard sans que jamais lui-même oublie qu’il est interposé ou substitutif. » ’Cette figure de substitution est parfaitement à l’oeuvre dans ce film. Le montage de ces scènes joue constamment sur le hors-champ et par des entrées et sorties à droite ou à gauche instaure une fluidité et une continuité d’un espace à l’autre, c’est-à-dire facilite la circulation entre le plateau, l’atelier de décors et le magasin d’accessoires. Finalement, Charlot obtient ce qu’il veut et est engagé pour tenir le rôle d’un hussard. Cependant, il se refuse à nouveau à la direction d’acteurs et c’est lui qui impose encore sa propre conception du jeu.
Que signifie donc His New Job que l’on a titré en français : Charlot débute ?Plusieurs interprétations peuvent être avancées. 61 Chaplin réalisateur, en portant un regard critique sur les productions de son époque, cherche son écriture personnelle. Ainsi s’en prend-il au scénario, à l’indigence des sujets, à la piètre direction d’acteurs. Il se conforte également dans l’idée que son personnage de Charlot est essentiel à l’élaboration burlesque et à la construction filmique - il est dit à la fin du film que le tournage intéressant c’est celui de l’incendie “en direct” ; or, c’est Charlot qui a crée cette situation puisque c’est lui qui a mis le feu -. D’ailleurs, une partie de la séquence finale découvre et cadre une caméra en action devant le bâtiment qui flambe. Mais on peut également souligner que Chaplin, qui réalise là son premier film au sein de la compagnie Essanay, affine sa technique et maîtrise de mieux en mieux la caméra. Il fait exploiter à son acteur Charlot toutes les ressources du cadre et du hors-champ avec un souci du point de vue et de l’axe de la caméra. M. Bordat précise, à ce propos :
‘« Ici comme dans tous les films de cette série, le cinéaste joue d’une gamme de cadrages restreinte, mais nuancée. Du plan rapproché au plan de demi-ensemble, toutes les grosseurs de plan sont exploitées, selon l’exacte mesure de ce qu’il faut voir pour rire... (...) Abondent aussi les prises de vues où le déplacement des personnages dans la profondeur de champ multiplie pour ainsi dire les échelles à l’intérieur d’un même plan (presque toutes les scènes de Charlot en hussard). » 62 ’M. CHION, Synopsis, Les Lumières de la ville, Charles Chaplin, éd. Nathan, 1989.
61 F. Werckmeister, thèse déjà citée.
F. BORDAT, op. cit., p. 117, 118.