2 - Vers l’affirmation d’une écriture plus personnelle

Si dans Those Love Pangs et dans The Vagabond, Chaplin se moque des sujets eux-mêmes, archi classiques, à savoir les scènes de séduction à répétition et le mélodrame sentimental dans le milieu des bohémiens, il propose cependant une écriture originale à maints endroits. Nous analyserons de plus près deux compositions relatives à chacun des films.

Dans le premier, le travail sur le champ/contrechamp permet de mettre en relief le mimodrame du trio de séduction. En outre, le scénario développe sur la presque totalité du court métrage une situation qui évince Charlot du jeu amoureux. Ainsi, prend-il de la densité humaine en éprouvant de la souffrance : il lui faut tenir compte d’autrui au sein même de son désir. C’est un aspect classique du personnage pour la critique. Mais il représente une tentative de Chaplin pour donner au burlesque plus de profondeur.

Or, une séquence est particulièrement révélatrice de celui-ci. Elle a pour décor un parc, lieu privilégié pour épancher sa rêverie amoureuse. Charlot, qui dans la séquence précédente est prié par un rival amoureux de quitter la place, se retrouve adossé à un arbre, face à la caméra, au bord d’un lac. La scène filmée de manière frontale présente un intérêt dramatique et filmique. Apparaissent en effet dans le cadre à gauche, légèrement en retrait de Charlot (l’arbre permet une dissimulation symbolique) les amoureux, Adélaïde et Joseph. Le spectateur non seulement voit d’abord ce que Charlot ne voit pas - le couple dans le jeu de la séduction - et ce que le couple ne voit pas lui non plus - Charlot seul dont les mimiques nous indiquent qu’il commence à entendre quelque chose -. Cette position stratégique du spectateur, dans l’axe de la caméra qui englobe la totalité du champ, favorise la mise en situation de Charlot lorsque celui-ci prend conscience qu’Adélaïde flirte avec son ami.

Spatialement à l’écart, il nous offre le spectacle de sa souffrance tandis que nous assistons simultanément à la joie du couple. Et lorsque ce dernier lui passe délibérément sous le nez, Charlot joue avec la caméra qu’il fixe pour nous communiquer sa douleur et son désir de suicide en se jetant à l’eau. La composition frontale donne à voir un autre fonctionnement du trio amoureux et surtout permet une approche nouvelle d’un Charlot sensible et malheureux. Mitry disait à propos de ce film que le “pantin s’humanisait”.

Nous découvrons aussi une innovation sur le plan des gags. A la fin du film, Charlot se retrouve enfin en compagnie des deux jeunes femmes, assis entre les deux dans une salle de cinéma. Il mime de manière désopilante avec ses seuls pieds le bonheur qu’il éprouve ; il jubile comme un enfant à tel point que, fermant les yeux de plaisir, il n’aperçoit pas les deux rivaux qui se substituent aux deux jeunes filles. Chaplin métamorphose la séduction en un ballet burlesque qui s’achève en pugilat : le spectacle est dans la salle de cinéma avant de vivre sur l’écran.

Dans le second film, nous retiendrons une seule séquence pour montrer son efficacité : Chaplin soigne la composition et la distribution des éléments dans le cadre qui génèrent à elles seules le comique de répétition. Il réalise une circulation des personnages, en utilisant tous les côtés du cadre coupé verticalement par un mur qui sépare l’intérieur à droite de l’extérieur à gauche et, en exploitant à des fins burlesques, les éléments du décor. Portes western de l’entrée du café par où passe Charlot poursuivi par la troupe des musiciens, course le long de la main courante du bar pour sortir à gauche par la porte du fond, réapparition à droite dans la ruelle qui longe le bistrot et qui est parallèle à l’espace intérieur, virage à l’angle en tournant sur la droite et nouveau franchissement des portes et ainsi de suite jusqu’au moment où il y met un terme et se sauve en quittant le cadre par le bord avant gauche.

Chez Chaplin la figure cinématographique du gag est souvent “palindromique” comme le mot lui-même est un palindrome. F. Bordat, lui, parle de situation en “boucle”. Le tour de force de Chaplin est de créer une telle dynamique dans un espace géométrique aussi réduit.

Pour finir, nous envisagerons deux points essentiels dans The Circus  : la question de savoir ce qu’est un bon artiste - acteur et réalisateur - et celle de la reconnaissance de son talent. Charlot là encore est au coeur même de ce questionnement.

Chaplin met en évidence dans ce film la capacité de composition de son personnage tant sur le plan du mime que sur le plan de l’invention. Savoir être un artiste est un des thèmes fondamentaux de cette réalisation. C’est avec brio que Charlot nous fait montre de son talent dans la séquence du Palais des Mirages. La situation burlesque qui le transforme malgré lui en automate donne lieu à un véritable numéro de virtuose où Charlot triomphe par son art de la pantomime. L’illusion est parfaite et le comique naît de cette soudaine mécanisation du personnage. Il donne ici à voir exactement ce que Bergson dit du rire :

‘« Les attitudes, les gestes et mouvements du corps humain sont risibles dans l’exacte mesure où ce corps nous fait penser à une simple mécanique. »’ ‘« Imiter quelqu’un, c’est dégager la part d’automatisme qu’il a laissée s’introduire dans sa personne. C’est donc, par définition même, le rendre comique. » 63

Le tour de force de Charlot est d’imiter justement le pur automate mais en rappelant subrepticement son humanité. Ainsi est prise à rebours la seconde définition de Bergson. Ce sont les plans rapprochés, les mimiques du visage et les ruptures dans le geste qui permettent de saisir le relâchement du personnage : cet écart entre le mécanique et le vivant provoque le rire en même temps qu’il révèle le talent de l’artiste dans sa vivacité à produire les automatismes.

Le Palais des Mirages sert également l’écriture cinématographique de Chaplin dans la mesure où il explicite que tout est illusion. Cette séquence qui est l’aboutissement d’une course poursuite entre Charlot et un flic joue sur les effets de miroir. La duplication à l’identique et à l’infini du tramp varie les angles de prises de vue au point qu’il apparaît filmé de tous côtés sans que l’on sache où est celui qui n’est pas un reflet. Charlot lui-même en se regardant dans les glaces manifeste sa stupeur de se voir ainsi à l’identité multiple. En outre le Palais des Mirages est emblématique du labyrinthe de la course poursuite dans la mesure où l’on est en chasse perpétuellement de son image, où l’on cherche la bonne issue pour échapper au flic dont l’image est devenue elle-même infinie. On se poursuit sans se poursuivre même si, au bout du compte Charlot finit par s’échapper. Le spectateur est dérouté par une telle virtuosité et confondu dans sa perception des choses. Le cinéma comme le labyrinthe de glaces peut démultiplier les images de Charlot sans que le spectateur sache où est le vrai. Elles sont protéiformes et Charlot peut se surprendre et nous surprendre à l’infini : l’artiste ne finit jamais d’exister sous nos yeux dans les postures les plus inattendues. Sans compter qu’il offre une figure originale de la course poursuite qu’il piège dans le dédale des miroirs.

Chaplin analyse un autre aspect du talent de son personnage qui pose la question du savoir faire rire. En effet, n’est pas comique qui veut. Les séquence consacrées aux numéros de clowns mettent en évidence la supériorité de Charlot sur ses partenaires. Alors que les clowns exécutent des farces classiques sur une piste tournante, un contrechamp dévoile un public qui s’ennuie. En revanche, dès que Charlot entre en scène poursuivi par un flic et qu’il accentue son rythme de course sur la piste tournante, le gag de la course poursuite trouve là son apothéose dans la mesure où, comme l’explique F. Bordat, le gag chez Chaplin est “circulaire”, le contrechamp révèle cette fois un public hilare. Chaplin sait immédiatement ce qui fait rire le public. Il en rajoute d’ailleurs par le plan rapproché de Charlot qui use de sa canne pour cravater le flic. Par ce moyen astucieux il se laisse traîner par la vélocité du policier transformé ainsi en chien de traîneau ou en tout autre animal de course. Situation désopilante qui renverse les images du pouvoir et anéantit la menace de l’arrestation. Chaplin n’ignore pas en outre que la figure de Charlot est, à elle seule, emblématique du rire et qu’il suffit qu’il entre dans le cadre pour déclencher l’irrépressible gaieté.

La séquence des essais de Charlot pour être engagé est significative de la conception de Chaplin relative à l’acteur comique. Alors que les clowns s’exécutent selon une pantomime grossière et convenue dans des numéros sans intérêt et que le directeur donne cet ordre à Charlot : “Vas-y et sois drôle”, ce dernier réalise des bouts d’essais sans imagination et bien décevants. C’est que Charlot n’est pas aux ordres et rien de pire qu’un rire sur commande !

‘« La base de mon comique, explique-t-il, c’est le contraste et la surprise. » 64

Rien d’étonnant donc à ce que le gag fuse au moment où le spectateur s’y attend le moins, c’est- dire dans le plan suivant : Charlot poursuivi par une mule qui le charge. C’est grâce à cette charge héroïque qui se poursuit jusque sur la piste du cirque et qui provoque l’hilarité générale que Charlot est finalement embauché malgré lui ! De ce point de vue, The Circus inscrit en creux le goût de Chaplin pour l’indépendance et l”improvisation dans le processus de la création. Tous les numéros assumés sur la piste aux étoiles par son personnage le sont par hasard et livrés au génie inventif de Chaplin. Rien d’étonnant non plus à ce qu’il suggère par ce biais le chemin parcouru filmiquement depuis les gags stéréotypés de la Keystone.

Chaplin orchestre cartons et pantomime pour expliquer comment on construit le succès d’un acteur, ce qui est sans doute une référence à sa propre carrière. Une séquence nous semble tout à fait éclairante sur ce point, celle où Charlot homme à tout faire dans le cirque reçoit cette confidence de l’écuyère dont il est l’ami. Un carton discursif attribué à la jeune fille lui explique :

‘« L’affluence et les applaudissements sont pour vous seul. »’

auquel répond aussitôt un carton de Charlot :

‘« Je le savais. »’

Le plan américain qui suit montre celui-ci prenant un air suffisant et jetant les outils avec lesquels il travaille, ce qui suggère qu’il pourrait bien avoir conscience de son talent. Un léger panoramique vers la gauche nous fait découvrir le directeur qui écoutait la conversation des deux jeunes gens et qui s’approche alors de son employé. A partir de ce moment s’instaure un rapport de force entre ces deux hommes, Charlot voulant imposer ses conditions d’artiste. Les plans où ce dernier, par une pantomime explicite, refuse d’être exploité alternent avec les cartons qui transcrivent le dialogue.

‘Charlot : De plus, je veux être payé à ma juste valeur.
Directeur : Vous aurez cinquante dollars par semaine.
Charlot : Soixante.
Directeur : Je double
Charlot : Prêt à toper : Pas moins de cent.’

Or, le plan suivant filmé en plan général et en plongée cadre une foule énorme qui se presse à l’entrée du chapiteau. Le succès de Charlot est considérable et il se comporte comme une vedette en pleine gloire. Chaplin fait endosser à son personnage ses propres démêlés avec le monde du cinéma en les transposant à l’univers du cirque, en fait le porte-parole de ses ambitions et lui fait incarner sa propre réussite, ce dont il était absolument convaincu. La foule qui se presse à l’entrée du cirque est métaphorique de celle qui se presse à l’époque et depuis de nombreuses années déjà à l’entrée des salles de cinéma pour voir “les Charlot”.

Nous n’aborderons l’étude de Limelight 23-10-1952qu’au chapitre XII parce que ce long métrage pose d’autres questions par rapport à la place de Charlot au coeur de l’écriture cinématographique de Chaplin. Consacrons-nous maintenant à la dernière étude de cette partie qui envisage la place que Chaplin a octroyée aux cartons dans l’élaboration de ses stratégies narratives et discursives.

Notes
63.

H. BERGSON, Le Rire.

64.

M. MARTIN, Charlie Chaplin, Cinéma d’aujourd’hui, éd. Seghers.