c) Les cartons narratifs, explicatifs et dialogiques comme constitutifs de l’écriture filmique.

Envisageons maintenant la distinction opérée par Christian Metz.

‘« Les cartons intérieurs au film (qui) prennent à leur tour deux formes principales. Quand ils rapportent le dialogue, 66 dans les films muets, ils sont diégétiques, ou plus exactement diégétisés par le spectateur en vertu d’une convention d’attribution métonymique : ils sont, au sens fort de l’expression, “mis dans la bouche” des personnages apparaissant juste avant ou juste après. (...) Les cartons d’explication 67 , au contraire, sont ceux qui “affichent” des phrases dont l’énonciateur et le destinataire ne sauraient plausiblement être des personnages, et dont l’allure est souvent peu compatible avec celle d’une conversation, ce qui fait du spectateur leur cible la plus vraisemblable. » 68

Une première remarque s’impose mais qui restera à l’état de remarque dans la mesure où nous ne possédons que très peu d’exemples. Il faudrait pouvoir se référer aux copies des originaux de Chaplin Nous avons cependant noté que dans certains films comme A Woman of Paris, qui est truffé de cartons, ceux qui sont narratifs se distinguent par leur enluminure sur la première lettre comme dans un livre de conte, l’intention étant de souligner l’appartenance au récit ou au commentaire de ce type d’adresse. En revanche, les cartons dialogiques sont reconnaissables aux guillemets et assument le lien discursif entre les personnages présents à l’écran. Ils profèrent de manière scripturale une parole indicible et inaudible par défaut de moyens techniques.

Sur les sept films du corpus retenu, quelle est la répartition de ces cartons ? Ce tableau récapitulatif autorise une première évaluation. Dans la rubrique “Autres”, nous placerons tout ce qui fait figure d’adresse et interpelle le spectateur alors que cela fait partie intégrante de l’image, comme les affiches, les bristols, les lettres, les articles de journaux, les mentions symboliques de la situation, les panneaux publicitaires ou non etc.

films cartons narratifs-explicatifs Cartons dialogiques autres
A Busy Day 1 0 0
Tillie’s Punctered Romance 17 22 4
A Dog’s Life 5 5 2
Shoulder Arms 22 14 5
Sunnyside 21 9 4
The Kid 24 28 9
The Iddle Class 10 9 1
A Woman Of Paris 23 151 2

Quelles analyses peut-on faire à partir de ce relevé ? Si les cartons narratifs et explicatifs sont des adresses à l’intention du spectateur pour lui faciliter la construction de la diégèse sur le plan du récit, on peut dire que les cartons dialogiques ont une double fonction. La première, celle de suppléer à la parole manquante des interlocuteurs en présence et de bâtir l’échange entre eux, la seconde, celle d’une adresse dans la mesure où ils renseignent le spectateur sur le contenu de la communication et sur la psychologie de ceux qui profèrent les paroles. En outre, Chaplin les utilise de manière variable suivant le sujet qu’il a à traiter.

Ainsi, dans les tout premiers films et en particulier ceux de la compagnie Keystone qui sacrifient à la comédie burlesque courte et grossière, l’action se suffit-elle quasiment à elle-même et les cartons sont peu nombreux. La trame simple est rendue suffisamment explicite par le montage des plans et la pantomime des personnages. Pourquoi alors Tillie’s Punctered Romance fait-elle assez figure d’exception ? C’est fort compréhensible dans la mesure où il s’agit d’un roman d’aventure sentimentale à rebondissements. Chaplin prend conscience qu’en raison de la complexité des situations qu’il développe, les cartons soutiennent le montage des plans où les déplacements dans l’espace sont constitutifs du récit. S’il privilégie les dialogues entre personnages c’est parce qu’ils facilitent les enchaînements de l’histoire d’autant qu’elle est fondée sur la trahison et le manque de parole.

On peut placer dans la même approche mais cette fois-ci sur le plan du récit Sunnyside qui construit un idylle sur des espaces et des temporalités diverses. Les cartons fonctionnent alors comme des repères qui assument le montage signifiant de tableaux juxtaposés.

Attachons-nous aux deux films qui, dans le tableau précédent, présentent deux démarches antithétiques quant à l’utilisation des cartons : A Dog’s Life et A Woman of Paris . Le premier en fait une économie remarquable : dix en tout et pour tout et deux inscriptions dans l’image pour trois bobines ; le second en fait une utilisation effrénée : cent soixante quatorze cartons et deux inscriptions pour huit bobines. Cet écart entre ces deux films muets de 1918 et de 1923 peut s’expliquer par diverses raisons qui ont trait à la manière dont Chaplin conçoit son écriture filmique en fonction des sujets abordés.

A Dog’s Life est, à notre sens, l’illustration parfaite de la démarche cinématographique la plus chère à Chaplin, à savoir un film fondé sur la conviction que le cinéma est avant tout construction par l’image de la diégèse, sur la virtuosité de Charlot en matière de pantomime et sur le travail dans le cadre dont nous avons parlé. De plus les montages alternés entre la vie de Scraps et celle de Charlot en disent long de l’état d’abandon et d’errance de ces deux êtres coupés du monde des hommes et privés au sens propre de parole : ils n’ont pas leur mot à dire ! Ils disent uniquement avec leurs corps et cherchent surtout à se nourrir et à se réchauffer. Leur corps à corps chaleureux donne lieu d’ailleurs à des images à la fois touchantes et drôles. C’est leur complicité qui prévaut ainsi que leur itinéraire de “chiens errants” donc la parole ne leur est point utile. C’est pourquoi Chaplin choisit l’économie de cartons puisqu’ils ne seraient en rien un ciment pour la diégèse. Un seul carton dialogique est accordé à Charlot au moment précis où il rêve sa socialisation quand il rencontre la jeune fille : « Nous nous installerons à la campagne. »Chaplin a-t-il conscience qu’au moment où son personnage se laisse gagner par l’humanité et le sentimentalisme il a besoin d’avoir recours à une vraie parole ? Ce premier film de la First National confirme le talent de mime de Chaplin et il affirme par son succès que Charlot est la figure emblématique du cinéma burlesque muet qui a trouvé dans la tragédie de la solitude une densité plus forte à son personnage.

Aux antipodes de cela A Woman of Paris , premier film de la compagnie United Artists est un film très “bavard” tant du point de vue du récit que de l’histoire. Chaplin avait fait précéder son film d’un avis aux spectateurs significatif :

‘« Au public : Pour éviter toute maladresse, je voudrais préciser que je ne joue pas dans ce film. C’est le premier drame sérieux que j’ai écrit et réalisé. Charlie Chaplin. »’

C’est un film qui, comme Tillie’s Punctered Romance , se construit sur une histoire sentimentale dramatique. Il s’éloigne donc considérablement de ce que Chaplin défend par dessus tout, à savoir l’art de la pantomime puisqu’il ne joue pas et divorce momentanément d’avec le burlesque. Cette comédie apprêtée et mondaine, fondée sur les échanges de paroles, de serments, d’aveux, de déclarations etc. entre les personnages et non sur la gestuelle signifiante de Charlot et que le public connaît bien désormais, requiert une abondance de cartons dialogiques pour rendre compte de ce qu’ils se disent et de ce qu’ils sous-entendent. A quatre ans de la naissance du parlant, Chaplin réalise un film qui “cause beaucoup” et qui par là même dérange à cause de la logorrhée verbale.

Pourtant, sur le plan de l’écriture, ce film propose des audaces dans la construction de la diégèse. Une expérience de montage alterné est par exemple à retenir parce que Chaplin y combine ce que l’on voit et ce que l’on entend. C’est en sorte préfigurer, à sa manière, les films parlants postérieurs. Cette alternance à la fois de plans et de cartons, bien que lourde, témoigne du souci d’établir un véritable échange, de rapprocher deux espaces et deux situations fort éloignées l’une de l’autre, donnant l’illusion bien avant l’heure d’un film parlant.

Pierre Revel vient d’arriver chez lui, le domestique est déjà endormi dans le hall ; Marie est chez elle couchée. Les deux personnages décident quasi simultanément de s’appeler.

  • Montage alterné : Marie au lit / Pierre dans son appartement.
  • Marie à la bonne : (139ème carton) “Appelez M. Pierre.”
  • Bonne au téléphone.
  • Pierre au majordome : (140ème carton) “Appelez Melle Marie.”
  • Majordome au téléphone.

Nous pouvons constater le soin que Chaplin apporte à la construction de ce premier échange en travaillant non seulement le parallélisme de situation - recours aux domestiques parce que même milieu donc mêmes habitudes sociales -, mais celui de la conversation - structure grammaticale identique du propos - et celui du jeu d’acteur- mêmes gestes et expressions de la bonne et du majordome-.

  • Pierre au téléphone : (141ème carton) “Tu m’as appelé ?”
  • Marie au téléphone : (142ème carton) “Non, et toi ?”
  • Pierre : (143ème carton) “Arrêtons ces bêtises. Quand te reverrai-je ?”
  • Marie : (144ème carton) “Tu ne m’aimes plus ?”

Contrechamp sur Pierre qui dit quelque chose. Mais Chaplin ne glisse pas de carton à cet endroit ce qui nous laisse supposer la réponse ou la non réponse à cette question. Manière astucieuse de glisser ici le cynisme du personnage mondain, sûr de lui avec les femmes.

  • Marie au téléphone : (145ème carton) “D’accord, je te verrai demain soir pour le dîner.”
  • Pierre : (146ème carton) “Bonsoir, chérie.”

La caméra s’attarde sur Pierre Revel qui raccroche en éclatant de rire, marque supplémentaire du cynisme déjà présent précédemment. Cependant, l’intérêt de ce montage alterné réside dans le travail de la caméra et dans le cadrage de chacun des plans qui renforce la fonction phatique de cette séquence en direction des deux personnages. En effet, ceux-ci sont spatialement au contact puisque Pierre est toujours cadré dans le bord gauche et Marie dans le bord droit comme dans un face à face. Les cartons qui renforcent cette fonction phatique de l’image établissent néanmoins une distorsion dans le discours des personnages : ce n’est pas un dialogue amoureux et chaleureux que le spectateur lit dans l’image grâce à la différence de jeu des personnages. Marie est triste et en demande d’attentions, Pierre s’amuse et flagorne.

Même si nous sommes frappés, sur la totalité du film, par la platitude des propos tenus, nous remarquons le travail minutieux du cinéaste pour rendre son histoire le plus lisible possible. En effet, sur le plan narratif, les cartons ont une réelle efficacité puisqu’ils tissent pour le spectateur la trame complexe de ces histoires d’amour qui se croisent. Ils révèlent la présence du narrateur omniscient qui enchaîne les situations et annonce au spectateur les moments de changement crucial pour la compréhension du sens des images quant aux lieux et aux milieux sociaux. Sur le plan dialogique ils permettent de fonder au sein du cinéma muet une vraie parole qui enrichit la dimension psychologique des personnages et leur donne un caractère plus nuancé et plus souple que celui qui anime en général les figures du muet.

En outre, les cartons impliquent un travail particulièrement méticuleux du montage puisqu’il est impératif de penser sur un double mode : iconographique et scriptural. C’est d’une certaine manière et avant l’heure faire l’épreuve de la combinaison délicate de la bande visuelle et de la bande son parce que Chaplin dans ce film n’insère pas grossièrement quelques cartons informatifs mais les agence soigneusement par rapport aux photogrammes qu’il retient pour construire l’histoire. Stratégiquement Chaplin s’essaie à de nouvelles formes cinématographiques en dehors de son personnage de Charlot. Or, il est vrai que ce film où Chaplin a voulu montrer son talent de réalisateur mais où Charlot n’était pas au coeur de son écriture a été, au moment de sa sortie, un échec. Est-ce à dire alors qu’un scénario romanesque à souhait et bâti sur la psychomogie des personnages nécessiterait davantage le recours à la parole ? Les cartons en si grand nombre gêneraient finalement la fluidité filmique.

En revanche, le film qui représente justement un équilibre dans l’emploi des cartons c’est : The Kid, en six bobines. Très économe sur le plan du dire, Chaplin livre l’essentiel dont a besoin le spectateur pour comprendre l’histoire. Il préfère réserver à la pantomime de ces deux acteurs et aux mouvements de caméra - le travail sur les gros plans est minutieux et toujours porteur de sens - ce qui relève de l’émotion, de la sensibilité, du burlesque. Les mots seraient bien faibles par rapport à la force des images et Chaplin avait parfaitement compris ce pouvoir prégnant des images sur le spectateur. Lui qui sera farouchement opposé aux “talkies” comme destructeur de Charlot perçoit sans doute dans l’inscription scripturale des cartons l’envahissement du texte au détriment du sens porté par les seules images.

Enfin nous souhaitons mettre en évidence une fonction spécifique des cartons : celle de contrepoint ironique de l’image. Elle nous paraît importante parce qu’au moment où Chaplin réalisera des films parlants, les dires des personnages seront contredits à maintes reprises par ce que signifient les images. Si les cartons narratifs de Shoulder Arms remplissent cimentent également la diégèse en marquant davantage le rythme temporel pour mieux souligner que la tranchée vit sur une succession de tâches ou de moments bien définis et qu’elle fonctionne sur le mode événementiel, ils apportent avant tout cette fonction nouvelle de contrepoint ironique de l’image. Ainsi bon nombre d’inscriptions sont-elles traitées par l’image sur ce mode, puisque celle-ci est un cynique démenti à ce qu’annonçait le texte. Par exemple, un soldat qui dit à Charlot : « Tu es ici chez toi »alors qu’on le voit croupir au fond de la tranchée ; l’expression incongrue de «   Le mot de passe : “il pleut ” » alors que les soldats sont sous l’averse et qu’ils pataugent dans la boue ou encore « Un déjeuner tranquille »alors que l’on canarde et bombarde dans la tranchée à tout va. Dans ce film on pourrait multiplier les exemples pour signifier ce rôle critique des cartons entre ce que l’on voit et ce qui est dit, ce qui est une autre façon pour Chaplin de dénoncer en creux l’hypocrisie de cette guerre et de souligner son antimilitarisme.

Ainsi, l’on peut partiellement conclure que les films dits “muets” de Chaplin reposent sur une esthétique qui a considérablement fait évoluer le burlesque des origines. Le spectateur au fil des réalisations mentalise un certain nombre de situations récurrentes vécues par le personnage de Charlot., ce qui permet de construire un non-dit. Les cartons - à l’exception de ceux de A Woman of Paris - n’apportent pas fondamentalement une métamorphose du tissu filmique. Parfois seulement ils facilitent une interactivité entre ce qui est montré et ce qui est dit, contraignant le spectateur à une attitude plus critique. Mais on apprend avant tout à regarder un film de Chaplin pour saisir le langage de la caméra, car c’est lui qui structure et explicite les situations en donnant à voir, dans le travail du cadre, la pantomime d’une figure qui se complexifie d’un film à l’autre. Les stratégies de Chaplin se fondent d’une part sur l’élaboration de situations récurrentes et sur sa conviction personnelle que seul Charlot est capable de les mettre en oeuvre et de les faire vivre. D’autre part sur la nécessité de travailler le genre burlesque en faisant évoluer son esthétique et en s’attaquant à des sujets graves. L’échec relatif de A Woman of Parisle conduit à se ressaisir aussitôt de Charlot comme pierre angulaire de sa créativité, Charlot dont nous allons essayer maintenant de dégager la signification.

Notes
66.

C’est moi qui souligne.

67.

C’est moi qui souligne.

68.

Ch. METZ, op. cit., p. 63-64