a) Charlot et son rapport au temps

Charlot c’est d’abord une image conçue par et pour le cinéma muet qui remplira cette fonction jusqu’en 1940 en dépit de l’arrivée du parlant.. Les cinq derniers films ajouteront finalement une voix mais cette image-là aura alors déjà presque disparu. Or celle-ci mouvante, purement cinématographique, évolue dans un temps singulier. A. Nysenholc 69 explique :

‘« (...) avec Charlie, on vit en dehors du temps- l’âge d’or. »’

En effet si dans de nombreux films des montres, des réveils, des pendules sont constamment représentés dans le cadre, ils s’avèrent totalement inopérants pour mesurer et réguler le temps de Charlot. A telle enseigne que dans The Pawnshop , 2-10-1916le réveil est éventré, le mécanisme étripé et dans Modern Time,s 5-02-1936 la montre oignon du contremaître écrasée par l’énorme presse. Symboliquement, Chaplin annihile le temps, ce qui fait qu’il est en perpétuelle vacance, sans passé, sans mémoire, sans avenir donc totalement réceptif au moment présent et sensible à l’événement. C’est un personnage sans Histoire personnelle : dépourvu de biographie, sans patronyme, sans domicile fixe (ce qui changera à partir de The Great Dictator) il est donc capable de vivre des histoires et de peupler des anecdotes De film en film il échappe également au vieillissement : personnage sans âge, sans état civil, sans famille, il roule sa bosse, comme parcourant sans fin un éternel cadran. Charlot est l’homme de la circularité et de la circulation dans le cadre. L’espace qu’il parcourt ou qu’il dessine est métaphorique du temps, uniquement traversé de forces centrifuges ou centripètes. Il rayonne au sens propre comme au sens figuré et c’est en cela qu’il incarne une figure comique. Contrairement au héros tragique inexorablement lié au fatum dès l’origine et dont la trajectoire est inéluctablement tracée et le temps rigoureusement compté, Charlot explore le monde selon une figure chère à Montaigne : “à sauts et à gambades”. De film en film il va sur des routes sans poteau indicateur ni distance kilométrique. Et, pour le spectateur, le réseau qu’il parcourt est infini et sans repères. C’est un personnage anachronique qui paradoxalement défie le temps pour mieux stigmatiser son époque.

Notes
69.

A. NYSENHOLC, op.cit., Chapitre 3 « La montre de Charlot (ou la machine à remonter le temps) » en entier.