b) Charlot et l’espace filmique

Alors même que Chaplin définit son art dans “Pantomime et Comedy”, in “The New York Times” (25 janvier 1931, section 8, page 6) 70

‘« Après tout, la pantomime a toujours été le moyen de communication universel. Elle existait comme telle longtemps avant la naissance du langage. La pantomime est bien utile là où les langues sont en conflit pour ignorance réciproque. »’

c’est la conception de son personnage dans le champ et le hors-champ qui retient ici notre attention car c’est elle qui métamorphose la pantomime, art théâtral à l’origine. C’est ce que rappelle, à juste titre, J. Mitry :

‘« Charlot, c’est le cinéma fait homme, le cinéma ayant accaparé, introduit dans les normes de son langage des formes d’expression qui lui demeuraient étrangères. Car la danse, le ballet, le mimodrame dans ses films, s’ils se réfèrent à ces moyens d’expression, au départ, sont tout autre chose que des figures de danse, que des ballets, que des mimodrames qui seraient simplement cinématographiés. Ils n’existent, ils ne sont eux-mêmes, tels qu’ils sont, que par le fait de l’expression et de la composition cinématographiques. » 71

Cette image dynamique d’une silhouette vive et en mouvement qui fait face occupe, dès les premiers courts métrages, la place centrale dans le champ. Le cadrage des plans se fait en fonction du jeu de Charlot et suit les circonvolutions de sa pantomime. On voit parfois dans certains films cette volonté de cadrer, soulignée par Charlot qui vient volontairement se placer devant l’objectif. La construction du hors-champ se fait également par rapport à lui le plus souvent : raccord sur son regard, sur ses déplacements. Les procédés de fondu-enchaîné sont exécutés à partir de ses rêves et donnent lieu à des histoires parallèles où se réalisent ses idéaux et le procédé du screen-split dans Shoulder Arms met en relief ses désirs profonds (envie de la ville et du bar où il boit habituellement ses verres) alors qu’il est de faction dans la tranchée, les pieds dans la boue.

L’échelle des plans est aussi un apport considérable pour la pantomime du personnage. Les plans moyens et le recours au travelling mettent en valeur sa gesticulation syncopée dans la mesure où ils exploitent toutes les dimensions géométriques du cadre. Le montage rapide des plans dynamise l’espace et multiplie la combinatoire des lignes. A cet égard, les combats de boxe illustrent ces trajectoires multiples d’autant mieux que la forme rectangulaire du ring est comme un cadre dans le cadre qui renforcent cet entrelacs de lignes. La figure de Charlot est littéralement cinématographique dans la mesure où elle est kinesthésique. Elle est donc avant tout langage d’une écriture qui est d’abord celle du mouvement. Le travail sur le plan poitrine et sur le gros plan voire le très gros plan valorise l’art de “faire des mines”. Le spectateur perçoit les variations ténues de Charlot composant en permanence son visage pour exprimer les émotions et les sentiments les plus divers.

‘« On comprend d’une manière générale mieux l’action que la parole. Le seul fait de hausser un sourcil, si peu que ce soit, peut exprimer plus de choses que cent mots. Comme les idéogrammes chinois, cette expression a des sens différents selon les connotations de la scène. » 72

Chaplin nous rend sensible son émotivité par cette relation étroite qu’il instaure entre le spectateur et sa créature. Dans cette optique, il peaufine les regards-caméra qui ajoutent de l’intensité à la communication, soit dans le sens d’une sentimentalité plus grande, soit pour souligner l’humour. Les fermetures à l’iris isolent un aspect, une attitude particulière et les champs/contrechamps mettent en valeur les mimiques de Charlot par rapport à ses protagonistes.

Si la pantomime est une des sources du comique, c’est grâce à elle qu’il désamorce les situations tendues, provoque le rire et invente les nouveaux gags. La force de Chaplin réside dans son inventivité à brûle-pourpoint. Sa recherche dans ce domaine sera constante : il veut donner l’illusion de l’improvisation et soigne en permanence les effets comiques. Il travaille avec son corps aussi bien qu’avec les objets, convaincu de la force des images pour provoquer l’hilarité, surtout quand il s’agit de dédramatiser les situations.

‘« La comédie muette est une distraction plus satisfaisante pour le grand public que la comédie parlante, parce que le comique dépend surtout de la rapidité de l’action, et un événement peut se produire et nous en rire en moins de temps qu’il n’en faut pour le raconter en paroles. »’ ‘« La pantomime, je l’ai toujours pensé et je le pense encore aujourd’hui, est le premier savoir que doit posséder un acteur pour réussir au cinéma. »’

Cette conviction de Chaplin par rapport à l’art de la pantomime entraîne deux approches de l’écriture cinématographique. D’une part, grâce à un sens aigu de l’observation, hérité selon Chaplin lui-même de sa mère, il filme de façon quasi documentaire les réalités de la ville et de son quotidien pour bâtir ses comédies, soucieux à la fois de leur dimension humoristique et de leur portée critique. D’autre part, si l’on se place du point de vue de ses réalisations, on comprend que le personnage de Charlot instaure sa propre intertextualité et que Chaplin y gagne en densité cinématographique.

Notes
70.

Article paru dans Posirif, numéro 152 / 153 , juillet-août 1973, « Charles Chaplin », traduit par Jeannine CIMENT.

71.

J. MITRY, op. cit., p.10

72.

Positif, numéro 152-153