c) Charlot, le scénario et la réalisation

Avant d’aborder ce qui caractérise l’intertextualité, évoquons ce que disait Chaplin à propos de ses recherches en matière d’écriture :

‘« Je commençais à me préoccuper de la construction de mes comédies et à prendre conscience de leur architecture. Chaque séquence amenait la suivante, et l’ensemble formait un tout. (...) Si un gag nuisait à la logique des faits, si drôle qu’il fût, je ne l’utilisais pas. » 73

De ce point de vue on peut relire avec profit le chapitre que F. Bordat intitule : Le scénario comme développement du personnage. 74 in Chaplin cinéaste.

Analysons certains aspects de ce travail. La situation dans laquelle se trouve impliqué Charlot est toujours en prise directe avec le monde réel mais une double distanciation s’opère. La première se fonde sur la pantomime du personnage qui perturbe par l’inscription du burlesque la réalité - ce qui déroute le spectateur dans ses attentes -, la seconde - qui se combine avec la précédente - s’enracine dans l’écriture cinématographique propre à Chaplin, ce que nous nous efforcerons de démontrer. Ce dernier l’avait lui-même en partie expliqué avec la scène d’ouverture de The Immigrant .

La scène présente Charlot à bord d’un bateau qui tangue fort, penché par-dessus le bastingage. Pour nous, le référent est clair et nous construisons le sens suivant : Charlot souffre du mal de mer à cause de ce que nous voyons à savoir le roulis du bateau et la position du personnage. Or, il se relève et tient au bout de son fil à pêche un poisson, ce qui déclenche le rire. Le spectateur s’étant fondé sur une interprétation figée, c’est l’écart entre le sens présupposé de l’attitude et le sens avéré qui provoque le comique. A cela, il convient d’ajouter toute la dimension de l’écriture cinématographique. La machine cinéma a travaillé aussi dans ce sens de l’illusion : trucage pour donner la sensation de roulis puissant, insistance sur le filmage en plan américain de Charlot penché et gigotant, plan d’ensemble sur des passagers abattus et mal en point. Cette situation est spécifique du cinéma : le réalisateur en sait plus que nous, donc s’ingénie à placer sa caméra de manière à créer des effets de réel et par le montage retarde l’émergence du sens final.

Nous savons d’ailleurs à quel point Chaplin était sensible à ce travail de la réalisation où il s’agissait de combiner son talent d’acteur et celui de réalisateur. Maints documents aujourd’hui, écrits ou filmés, mettent en relief cette exigence professionnelle. Nous voudrions prendre une séquence de The Cure, dont on sait les efforts de composition que ce film exigea, pour montrer combien elle nous semble symbolique de la démarche de Chaplin Il s’agit de la séquence de la porte à tambour où Charlot, arrivé ivre à la maison de cure, s’engouffre. Tout d’abord, nous pouvons remarquer qu’elle réitère le gag de la course poursuite des premiers films burlesques mais en lui donnant le cadre clos et cylindrique de la porte à tambour ce qui accentue la mécanique comique du procédé. Ensuite elle favorise un travail cinématographique qui croise à la fois la performance de l’acteur et les techniques filmiques. Charlot déploie une palette de gags : tourner sur lui-même indéfiniment comme s’il était le jouet de la porte mais inscrivant aussi par là que l’alcool lui a retiré tout sens du réel et lui donne littéralement le tournis. Se coincer la tête comme un guillotiné ou le pied emmailloté du goutteux, ce qui engendre des effets de gros plans et renchérit sur le comique de situation. Multiplier les figures de Charlot, par le biais du plan taille ou du plan américain, en jouant sur les effets de cadre et de surcadre des glaces de la porte et en accélérant le mouvement. User de sa canne pour bloquer la porte à sa fantaisie et jouir du bon tour qui enferme le curiste et le groom dans cette structure de bois et de vitre. Une fois la porte débloquée et Charlot projeté à l’intérieur de l’hôtel, poursuivre cinématographiquement l’image du cercle par la pantomime en spirale et les virevoltes du personnage.

Nous avancerons cette remarque très personnelle. Cette porte tambour en perpétuel mouvement inscrit l’image originelle du Zootrope inventé par W.G.Horner en 1834 ou encore celle plus perfectionnée du Praxinoscope de E. Reynaud en 1888. C’est une figure emblématique du cinéma que Chaplin place au début de The Cure. Elle fait communiquer deux espaces : celui de la cour de la maison de cure et l’intérieur de celle-ci et s’apparente alors au dispositif même de la caméra qui tourne, dévidant sans fin la pellicule pour construire du sens. Le spectacle commence bien dans le jardin mais le film se complexifie lorsque Charlot s’inscrit fortement dans la diégèse c’est-à-dire une fois la porte- tambour franchie.

De la même manière dans The Gold Rush, ce sont les techniques cinématographiques qui valorisent ou métamorphosent la pantomime de Charlot. “Les effets spéciaux” mettent en relief la solitude d’un pauvre hère qui ne voit pas les dangers qui le menacent : ours brun, corniche abrupte et glissante, immensité du cirque des montagnes, cabane délabrée et perdue dans un territoire glacé. Ce filmage introduit un personnage plus tragi-comique et les plans de Charlot égaré dans la vaste étendue neigeuse mais perdurant dans sa naïveté et son jeu burlesque fondent une comédie plus grave. Chaplin donne davantage à voir une détresse ontologique.

Prenons la scène d’hallucination lorsque son compagnon souffre de la faim. Le fondu-enchaîné qui glisse de l’image de Charlot à celle du poulet géant projette le fantasme et l’envie de manger du pionnier assis à la table en contrechamp, tout en conservant l’élément drôle : la démarche du personnage adoptée par le volatile. L’image est doublement comique mais en même temps inquiétante. Or, parce que le poulet conserve des attitudes charlotesques, nous n’avons aucune difficulté pour passer d’une image à l’autre. Le mimétisme déclenche le rire. Dans la séquence de la cabane en équilibre au bord du précipice, ce sont le filmage en plan incliné et le trucage qui donnent au va et vient de Charlot à plat ventre sur le plancher une dimension burlesque. La succession et le montage des plans créent la situation périlleuse que renforce la gesticulation désordonnée et cocasse de notre héros.

Enfin, quel sens pouvons-nous donner à la séquence de la photographie à bord du bateau ? Dans les plans précédents notre personnage est habillé en gentleman, signe de sa réussite en tant que chercheur d’or et pourtant il va revêtir la défroque du tramp pour les besoins de la photo. La succession des plans est lourde de signification. Tout d’abord Chaplin insiste sur la réussite du personnage : longs travellings à bord du bateau où celui-ci reçoit les honneurs, portrait en plan moyen pour évaluer les signes extérieurs de richesse - double pelisse, haut de forme, costume trois pièces, gants, cigare- gros plan pour mettre en relief l’autosuffisance du héros. Ensuite une mise en scène qui équivaut à une fermeture au noir puisque le majordome ferme un rideau noir derrière lequel notre gentleman doit se placer pour la photographie du journaliste. A l’ouverture du rideau il est redevenu Charlot et Chaplin renforce la vision par la mise en place d’une courte pantomime qui redonne à son personnage sa dimension cinématographique. Il taquine Big Jim de son gros pied bandé (rappel de la scène du godillot) et le chatouille de la pointe de sa canne. Charlot a retrouvé les facéties du tramp donc sa liberté d’action.

Devant l’objectif de l’appareil Charlot disparaît par une culbute dans l’escalier. Ce roulé-boulé est drôle mais révélateur : on ne fixe pas l’errant sur le négatif, on ne peut le saisir qu’en mouvement. Le figer c’est le vouer au néant. De plus, sa chute le fait culbuter dans un “puits” de cordages (image préfiguratrice de Calvero, dans la grosse caisse, à la fin de Limelight).

Il semble donc que Chaplin inscrive dans cette fin en 1925 un certain nombre d’indices. Préférer la figure du tramp à celle du gentleman, c’est signifier qu’il connaît la force et la valeur cinématographique de son personnage auprès du public. Ce dernier est venu voir avant tout un “film de Charlot”. D’ailleurs dans la version sonorisée de 1942, le commentaire justifiera le retour au costume du tramp par le fait que cela plaît au public. Cette fin de film nous paraît également prémonitoire du propre destin de Chaplin. Lui aussi, devenu riche, s’embarquera à bord d’un gros yatch et n’ignorera plus à cette époque-là, en 1952, qu’il doit sa fortune à cette silhouette misérable et drôle.

En somme, on assiste à une interaction permanente entre la créature Charlot et le créateur Chaplin La caméra travaille de film en film à mieux mettre en valeur le personnage en usant constamment de l’échelle des plans et des mouvements d’appareil - mimiques du visages, jeux des pieds, contorsions de la silhouette, déplacements dans l’espace - De même Chaplin donne plus de densité aux scénarios et complexifie son personnage. Si l’on peut aisément dire que Chaplin met en scène Charlot et lui donne la dimension d’un mythe cinématographique, on ne peut nier que Charlot est la “griffe” de Chaplin.

Mais le scénario se fonde également sur l’aspect quasi documentaire de ses films parce qu’il inscrit Charlot comme un personnage représentatif de cet univers-là en tout cas en ce qui touche à la frange misérable de la population qui survit tant bien que mal dans une Amérique qui se veut dynamique et entreprenante. Et c’est sans doute par là surtout que ce personnage a d’abord touché le public américain.

C’est dans le monde urbain et anglo-saxon qui l’entoure que Chaplin puise son inspiration pour écrire ses canevas d’histoires ou ses scénarii. Ceux-ci se fondent sur des situations simples et réalistes, la force de Chaplin venant de son aptitude à ébaucher et de sa facilité ensuite à improviser au moment du tournage. D’emblée on peut dire que son personnage du tramp, “ce déshérité du monde”, appartient non seulement à la rue américaine mais renvoie également aux hobos qui parcourent à l’époque l’ensemble du territoire tout en sachant qu’il fait écho aux années noires de l’enfance de Chaplin errant dans les rues londoniennes. Charlot évolue dans le monde du “struggle for life” et les titres de ses films évoquent les réalités du temps. Petites métiers à la sauvette pour survivre, combats de boxe pour échapper à son milieu pauvre, lutte des classes dont rend compte la symbolique du double mais aussi essais multiples pour percer dans le monde du spectacle et plus particulièrement du cinéma.

Il explore également la montée du capitalisme américain et les mythes de cette nation nouvelle. Le monde des grands magasins et le milieu urbain, la marginalité et la délinquance dans son rapport étroit avec les “cops”, le phénomène d’immigration, la misère sociale et les laisser-pour-compte, la question religieuse, le problème de l’engagement militaire des Etats-Unis, le fascisme et le maccarthysme, la conquête de l’ouest et le formidable engouement pour la prospection, la spectaculaire poussée du fordisme et du capitalisme industriel, le monde glauque de la banque et de la bourse. Charlot tisse ses rapports avec le monde qui l’entoure et réagit en homme rebelle et libre, dans un souci de distanciation et de satire. Le spectateur a donc directement prise sur un monde qu’il connaît bien mais qu’il aborde de manière ludique et comique. Charlot emblématique du spectateur lambda est porteur à la fois de ses espoirs et de ses hargnes. Voir un film de Charlot c’est donc, dans une certaine mesure accepter de rire de soi et se piquer de bouffonnerie dans un monde qui voudrait que nous nous prenions au sérieux.

Notes
73.

CHAPLIN CHAPLIN, Histoire de ma vie, p.212

74.

F. BORDAT, op. cit., p. 80 à 82