2 - L’intertextualité

Plus pertinente est sans doute l’intertextualité subtile qui s’instaure au cours des films. Un spectateur attentif est en effet frappé par les phénomènes d’échos qui se produisent d’une réalisation à l’autre, comme si Chaplin n’en finissait pas de filer un certain nombre de sujets et d’attitudes charlotesques.

Tout d’abord une intertextualité restreinte fondée sur le retour systématique d’une figure fondatrice de l’esthétique chaplinienne. Celle majeure de Charlot que le spectateur identifie d’un film à l’autre grâce à la permanence du costume et de la pantomime. La gestuelle, les mimiques, la manière d’être corporellement au monde constituent un personnage unique au sein des réalisations multiples. Parfois, Charlot peut apparaître sans sa défroque habituelle. Néanmoins la présence du corps dans sa capacité à mimer suffit à l’évoquer.

Ensuite une intertextualité plus étoffée composée de la réitération de certains gags que l’on affine constamment. Il a une manière de se cacher utilisant toutes les ressources du décor pour échapper à ceux qui le poursuivent à laquelle il associe un certain art de l’esquive (il encaisse rarement les coups qu’on lui destine ; en revanche les siens font mouche, toujours décochés en “vache”). Il circule en tous sens dans l’espace jouant constamment sur les entrées et les sorties par toutes les ouvertures qui s’offrent à lui (dans le dernier film de sa carrière A Countess from Hong-Kong, il emploiera encore ce gag comme source de comique - signe de sa présence alors qu’il ne fait qu’une brève apparition -).

Nombreux sont les effets comiques qu’il produit avec sa canne ou son melon, usant ainsi des accessoires caractéristiques de sa personnalité. Il développe un certain nombre d’actions au bord d’abîmes : évolutions virtuoses ou démarches assurées jusqu’au moment où il prend conscience du danger et accumule alors les maladresses. Le personnage aime se mettre en danger pour mieux faire montre de sa capacité à le détourner ou à le surmonter. Chaplin excelle à mettre en scène la maladresse de son héros, en particulier lorsqu’il est amoureux ou sa propension à la rêverie et à l’étourderie. Enfin, le thème du double est une des constantes de ses réalisations, ce qui lui permet d’éprouver toute la gamme des comportements humains. Charlot caractérise ainsi sa prise sur le monde, se distinguant des autres figures du burlesque.

Enfin le souci constant de varier les postures du tramp par le biais des rôles qu’il endosse successivement tout en s’attachant scrupuleusement à rendre reconnaissable au-delà de celles-ci la figure majeure originelle. Mais cette variété n’est en fait qu’une variation protéiforme. Par exemple, l’amoureux rêveur des parcs et souvent éconduit réapparaît dans des personnages prégnants comme le vagabond aimant de The Vagabond et de City Lights. L’image de la gémellité offre à Chaplin la possibilité de montrer notre double nature : - féminin/masculin - ; - cruel/généreux ou humain/inhumain - jusqu’à la vision terrible de The Great Dictator. L’artiste à la recherche de lui-même comme Chaplin à la recherche de son art. Les situations aussi sont traversées par cet effet de miroir.

Les combats de boxe sont de mieux en mieux réglés dans le sens d’une chorégraphie esthétique, la course poursuite se complexifie, le contexte sentimental teinté de tragique donne de l’épaisseur au tramp qui s’humanise et s’implique dans des histoires plus profondes. Par exemple, les aventures amoureuses de Charlot courent d’un film à l’autre, les histoires se font écho, les situations sont reprises à tel point qu’un bon spectateur de Chaplin saisit les allusions d’une production à l’autre, les clins d’oeil du cinéaste, les situations de prédilection ou celles qui conduisent au désastre.

En fait, Chaplin retravaille indéfiniment la pâte des scénarii des films antérieurs 75 . C’est également comme si chaque film était une recherche supplémentaire sur Charlot, le personnage éprouvant à lui seul et dans différents milieux les vicissitudes de l’existence. Celui-ci est un véritable sujet d’étude pour Chaplin qui le met à l’essai. Il éprouve dans sa chair de personnage et dans sa dimension cinématographique toutes les affres de son créateur Chaplin aux prises avec ce langage nouveau qu’est le cinéma. Charlot doit faire la preuve de sa pérennité cinématographique et c’est à ce prix qu’il aura la reconnaissance du public.

En fait, un spectateur des “films de Charlot” se constitue parce que se créent des habitudes et des repères spectatoriels : même personnage débrouillard et invincible, scénarii bâtis sur la même trame avec comme dans les contes triomphe final sur les obstacles, enfin divertissement garanti à base de larmes et de rires.

Chaplin au fur et à mesure des réalisations prend un soin tout particulier à reprendre des situations burlesques voire des gags pertinents afin de se constituer un véritable public, sensible aux évolutions que peut apporter, au cours du temps, la technique cinématographique.

Nous voudrions aborder cette analyse par l’étude comparative de deux séquences qui montrent combien le travail de Chaplin est minutieux même s’il semble s’être amusé à dire combien la seconde lui avait coûté d’efforts et de recherches. Nous pensons au contraire qu’il s’était souvenu clairement de la première. 76 Comparons donc les plans de The Idle Class, 1921,au moment où Charlot arrive au bal masqué donné dans une villa cossue, et ceux de City Lights, 1931, quand il rencontre pour la première fois la jeune aveugle.

Les cinq premiers plans de la séquence qui précède le bal dans The Idle Class :

  • 1er plan :

Caméra fixe face à l’angle formé par deux allées de parc. Charlot arrive de face, par l’allée de gauche ; un flic par l’allée de droite. Au moment de la rencontre, brutal demi-tour du tramp qui s’enfuit en courant dans la profondeur de champ par l’allée droite, poursuivi par le policier.

  • 2ème plan :

Caméra fixe placée dans une courbe, plan plus rapproché. Charlot toujours poursuivi. Les deux personnages sortent du champ par le bord supérieur droit du cadre.

Nous assistons là au gag de la fameuse course poursuite mise en place dès les premiers films à la Keystone. Mais Chaplin a déjà amélioré le cadrage et le décor, pratique l’ellipse et utilise celle-ci non plus comme fin d’une histoire mais comme moment d’une crise.

  • 3ème plan :

Caméra en plan fixe ; Charlot arrive en courant, dos à l’objectif. Il est près d’une voiture où se tiennent d’autres personnages. Le flic n’est pas dans le cadre.

  • 4ème plan :

Changement d’axe de la caméra. Charlot au milieu de trois voitures. Il regarde de tous côtés : crainte de la menace policière. Il ouvre la portière de la voiture garée vers le bord gauche du cadre, monte à l’intérieur.

  • 5ème plan :

Nouveau changement d’axe. Caméra fixe de l’autre côté de la voiture. Charlot en descend, face à la caméra, plein cadre en plan moyen rapproché. On le prend pour un invité. Sur le bord gauche du cadre, en faction, un flic à la mine intriguée.

Dans les plans suivants, il suit Charlot jusqu’à la salle de bal. Un gag se développe très rapidement au grand étonnement du tramp et du spectateur. Au moment où les deux personnages se trouvent réunis en plan taille dans le cadre, le flic revêt un loup de carnaval et rit. C’est un faux ! Ce n’est pas la première fois que Chaplin joue avec nos illusions d’optique !

Comparons maintenant avec les trois premiers plans de City Lights lors de la rencontre de l’aveugle.

  • 1er plan :

Caméra fixe sur un trottoir de ville. Une jeune fleuriste est assise sur le muret, bord droit du cadre. Des voitures se garent dans la profondeur de champ et le long du trottoir, bord gauche du cadre.

  • 2ème plan :

Changement d’axe. Charlot au milieu des voitures évolue derrière un policier à moto qui lui est au premier plan face à nous. Charlot prend peur et avise la portière de la voiture dans laquelle il pénètre bord droit du cadre.

C’est rigoureusement le même plan, seulement inversé, que Chaplin avait élaboré dans le film ci-dessus et en visualisant les mêmes craintes du personnage. Ce qui pousse celui-ci à pénétrer dans l’automobile c’est avant tout la peur du flic.

3ème plan :

Retour au plan numéro 1. Le raccord se fait dans le mouvement avec le plan précédent Charlot sort de la voiture par la portière, bord gauche du cadre. Il s’éloigne de dos dans la profondeur de champ. Il se retourne face à la caméra après quelques pas, attiré vraisemblablement par la voix de la fleuriste cadrée au plan suivant en gros plan sur son visage.

Dans ce cas de figure précis, l’implication spectatorielle est forte puisque un spectateur de films de Charlot travaille forcément avec sa mémoire filmique. Ce qui est sans doute opérant d’emblée c’est la réitération du gag et les conditions scénaristiques de son existence. Chaplin a filé la métaphore de la course poursuite pour sauver son héros d’une passe difficile. Dans les deux cas elle offre un développement inattendu de l’histoire et ouvre sur une narration nouvelle.

Toutefois la première joue sur le “coup de dés” dans la mesure où la perpective narrative est plus classique : Charlot profite du hasard de la course pour endosser l’histoire qui s’offre à lui. La seconde - et c’est pourquoi elle fut si problématique pour Chaplin - conditionne complètement le scénario à venir. La course poursuite n’existe pas dans la séquence précédente et la peur du flic n’est qu’un réflexe viscéral du personnage. Si nous pouvons imaginer que Charlot passe par pure fantaisie ou par simple réflexe de survie à travers la voiture, on n’ignore plus que Chaplin a donné un sens très précis à cette séquence, essentielle pour la suite de la narration.

Dans la réitération de gags une structure fondamentale du burlesque est à l’oeuvre. C’est, dans les situations de l’aventure sentimentale, celle du triangle vaudevillesque : l’amant - le mari - l’épouse. Elle autorise toutes les variations comiques autour de ce thème de la rivalité amoureuse. Charlot endosse généralement le rôle de l’amant (personnage toujours sympathique et qui contraste avec les maris acariâtres) et d’un film à l’autre certaines scènes amusantes sont reprises et développées : le mari jeté à l’eau ou battu comme plâtre (cf. la canne remplit une fonction essentielle pour vaincre le rival), victime des farces de Charlot (cf. l’importance des buissons dans les parcs qui facilitent les jeux de cache-cache et gardent les secrets). L’art de se déguiser en femme, en séductrice ce qui est bien évidemment une façon cocasse de mettre en lumière l’infidélité des maris et, qui sait, les penchants homosexuels de certains.

Plus troublant peut-être est le triangle vaudevillesque qui se construit à partir de l’image du double du mari et de l’amant quand Chaplin est les deux à la fois (cf. The Idle Class). Dans ce cas précis, c’est le jeu concomitant d’un Charlot et d’un anti-Charlot qui se déploie sous nos yeux. D’un côté un être doux, amoureux, charmant compagnon, de l’autre un mari méprisant, distant et mufle. Les nombreux montages parallèles accentuent ces effets, l’emploi fréquent du cadre dans le cadre et du surcadre pour filmer le mari dans son hôtel souligne les aspects conventionnels du personnage, le repliement sur son ego jusqu’à s’enfermer dans une armure de chevalier ! Les gags sont nombreux dans cette réalisation. Un des plus neufs est, pour nous, le suivant.

Il est élaboré sur une séquence qui débute par un carton narratif : « Cet après-midi là… Le mari solitaire. » Suit une ouverture à l’iris. Le personnage est filmé en plan américain, plein cadre. Un portrait de sa femme Edna se trouve derrière lui. Il ouvre une lettre. Gros plan sur la lettre : « J’occuperai d’autres appartements tant que vous boirez. » Edna.

A partir de ce moment-là, le personnage est dos à la caméra et une pantomime du mari éploré naît : les gestes sont très étudiés, l’expression corporelle rend compte du sentiment de tristesse. Un vrai rôle de composition est développé. Or, les techniques cinématographiques mises en oeuvre par Chaplin comme le montage des plans qui cadrent le personnage de dos et, conjointement, son travail de mime aboutissent à la mystification du spectateur. Il faut attendre le moment du dévoilement pour prendre conscience que le mari ne pleure pas mais qu’il se prépare un cocktail en agitant un shaker avant de se verser un verre. On est dans la comédie bourgeoise, le mari est un nouveau Rodolphe (cf. Mme Bovary et la scène de la lettre de rupture) ! La séquence se clôt comme elle avait commencé, sur une fermeture à l’iris.

En somme Chaplin essaie de développer les nombreuses ressources du comique qui vont soit instaurer des figures récurrentes de gags, soit en créer de nouvelles pour peaufiner sa conception personnelle du burlesque. Il associe toujours étroitement les ressources de son héros et celles de la caméra et du montage.

D’un film à l’autre il réitère avec bonheur le gag de la chute. La mise en scène de celle-ci se fonde d’abord sur l’extraordinaire souplesse de Chaplin La chute occupe la place de choix dans le burlesque parce qu’elle est systématiquement porteuse du rire mais également le risque de chute est tout aussi générateur d’hilarité. Parfois, elle a une valeur ironique : le personnage qui veut en faire trop finit par se casser le nez. Ainsi en va-t-il, dans les premiers films, des flics qui mordent la poussière à trop vouloir suivre Charlot. Dans Monsieur Verdoux, faire choir Verdoux, par la fenêtre, cul par-dessus tête lorsqu’il courtise par une logorrhée verbale insipide Mme Grosnay, revient à le faire taire d’une manière proprement cinématographique : il est exclu brutalement du champ de perception ; il est privé d’image et de son, donc d’existence.

C’est casser volontairement l’image de quelqu’un qui se prend au sérieux (cf. The Great Dictator), c’est lui ôter momentanément tout pouvoir. Dans les situations de malaise ou de tension (Charlot quand il est très amoureux par exemple) la chute intervient pour libérer ou mettre à distance. Elle dédramatise et nous permet de rire de nos propres peurs.

Quant aux chutes potentielles elles mettent en relief le jeu de Charlot : il est capable de patiner les yeux bandés en virtuose, de grimper “en aveugle” en haut d’un toit sans aucune crainte, de faire le funambule attaché au bout de son filin en fanfaronnant. Cependant dès qu’il prend conscience du danger par simple évaluation subite de la situation, le voilà effrayé, déréglé, désespéré et la chute est sur le point de se produire. Refuser de la réaliser à cet instant-là pour Chaplin est une manière habile de ne pas transformer la comédie légère et pétillante en drame. Ce qui se produira dans Limelightoù il s’agit, comme je l’ai déjà soutenu, de faire définitivement mourir Charlot.

La réitération de maints gags au fur et à mesure de la production filmique de Chaplin constitue un véritable spectateur de “films de Charlot” qui connaît les codes burlesque même si une évolution certaine dans la technique et un regard critique apparaissent. Achevons cette analyse en nous référant d’une part à certains gags aboutis, d’autre part à la fortune du jeu des portes.

Notes
75.

A. NYSENHOLC, CHARLES CHAPLIN ou la légende des images, éd. Méridiens Klincksieck,1987, p. 97 à 121.

76.

F. BORDAT y fait allusion. Op. cit., p. 142.