Le gag de la mule

Ce n’est pas rare chez Chaplin que les animaux aient des rôles spécifiques dans la trame burlesque. Ainsi en va-t-il du chien qui, après avoir eu des participations comiques actives dans des films antérieurs donne lieu à une réalisation où sa figure est majeure : A Dog’s Life .En partant de l’utilisation de la mule comme source de gag, tentons de comprendre comment Chaplin fait évoluer la perception comique de spectateur.

Dans The Gold Rush 16-08-1925,l’épisode de la mule se situe la nuit de la Saint-Sylvestre “New Year’s Eve” entre la fin des préparatifs -Charlot a mis le dîner au four et finit de décorer la table près du sapin en déposant des cadeaux dans les assiettes - et le début de son rêve. Il attend Georgia et ses amies qui ne viendront pas. Le spectateur est placé dans cette situation d’attente. Charlot entend du bruit, prête l’oreille, se recoiffe. Il entrebâille la porte et les plans se succèdent ainsi :

  • Plan américain

La mule engage la tête, puis elle entre et occupe tout le cadre.

  • Plan d’ensemble

Charlot et la mule filmés en légère plongée. Il tente de la repousser au-dehors.

  • Plan américain avec changement d’axe

La mule, de face,s’empare d’une serviette sur la table de réveillon, Charlot de profil et la tenant par le licol tente toujours de s’en débarrasser. Une bagarre commence.

  • Plan américain rapproché

Charlot tire sur la serviette et tombe assis sur la banquette, la mule s’enfuit.

Quel sens donner à cette séquence farfelue placée entre deux moments émouvants ? Elle est, nous semble-t-il, tout à fait dans la lignée des slapsticks parce qu’elle joue comme toujours chez Chaplin sur l’intrusion de l’insolite et sur l’effet de rupture. En outre elle appartient au fond du comique le plus ancien qui remonte à l’Antiquité. Le recours à l’animalité est ressenti comme la retombée dans la trivialité, le pulsionnel (cf. L’Ane d’or d’Apulée). Ici Charlot est mu par ses désirs : il attend Georgia avec impatience. Ouvrir la porte sur une mule, c’est une façon grotesque de personnifier le destin qui le nargue. Mais c’est aussi emblématique de la guigne qui le poursuit, comme la mule est le symbole de l’obstination aveugle. A sa manière, Chaplin incarne un fatum sur le mode comique. Cependant, cette séquence agit en contrepoint de l’émotion qui se dégage des deux autres qui l’encadrent. Le personnage de Charlot, par ce biais, nous atteint encore plus dans sa solitude et dans son sentiment d’abandon. L’intermède comique souligne la dimension tragique du rêve qui suit.

Le gag serait alors perçu davantage comme un ressort du scénario, nécessaire à la dynamique de l’histoire pour éviter de la faire basculer dans le tragique. Mais, dans un autre sens, il peut rappeler aussi que nous sommes dans le domaine de l’illusion et que nous avons affaire là à une bonne farce du réalisateur vis à vis de sa créature : tous ses préparatifs de fête pour une simple mule parce que l’on est un sentimental naïf ! C’est aussi une façon de déjouer les attentes du spectateur et de nous divertir autrement.

On peut également songer que la mule est représentative du monde des chercheurs d’or comme animal de bât. Elle n’apparaît jamais dans le reste du film. Est-ce à dire que du mythe de la ruée vers l’or il ne reste à Charlot que l’obstination de l’homme simple à croire à ses chimères ?

Trois ans plus tard, le 7-01-1928, Chaplin reprend le motif de la mule dans The Circus mais pour en faire, cette fois-ci, un des éléments fondamentaux de la scénographie. Le gag se transforme et constitue une véritable trame narrative. Examinons de plus près cette évolution dans l’écriture cinématographique.

La situation est la suivante : Charlot n’est pas parvenu à se faire engager, son comique sur commande a été un échec et le directeur lui intime l’ordre de quitter la place : « Fiche-moi le camp. » Il quitte la piste très digne alors qu’il porte une veste de clown et que son visage est barbouillé de crème à raser. Les plans qui suivent s’enchaînent ainsi avec réapparition du motif de la mule comme incarnation d’abord de la guigne qui le poursuit. Le gag de The Gold Rush est réactivé mais très vite complexifié.

Nous proposons une étude précise des séquences où apparaît la mule de façon à cerner la technique d’écriture de Chaplin

  • Plan d’ensemble - 1

Charlot dans la profondeur de champ vient de quitter la piste. Face à la caméra il s’avance. Au premier plan, la mule, oreilles en arrière, gratte le sol et se retourne brusquement vers Charlot et le poursuit. Celui-ci se sauve dans la profondeur de champ.

  • Plan rapproché - 2

Charlot surgit dans le bord gauche du cadre, revient sur ses pas, la mule sur ses talons. Ils tournent autour des accessoires de cirque : les vieux slapsticks des premières courses poursuites sont ici réactivés. Charlot s’enfuit par le bord gauche. Nous sommes bien dans le gag cyclique tel que le décrit F. Bordat :

‘« (...) le gag est une boucle, une façon d’avoir tourné un moment en rond dans l’’ image, une façon, pourrait-on dire aussi, d’avoir escamoté la tragédie, en la laissant hors-champ. » 77
  • Plan suivant –3

C’est un retour pour le cadre au plan 1. Un autre personnage est dans le champ. Charlot face à la caméra surgit dans la profondeur de champ poursuivi par la mule. Le personnage s’interpose entre Charlot et l’animal qui s’en va.

Dans cette séquence qui rappelle celle du film précédent en ce sens qu’au sein d’une situation tendue - le renvoi de Charlot du cirque parce qu’il ne sait pas être un bon comique - elle provoque le rire et engage le spectateur sur le registre burlesque, on rejoint F. Bordat sur ceci :

‘« Contrairement au gag keatonien, le gag chapelinien ne fait jamais progresser le récit. Il a plutôt tendance à le retarder. »’

Or, il nous apparaît que dans The Circus, Chaplin ne s’en tient pas là justement. En effet, que se passe-t-il quelques séquences plus loin ? Alors que Charlot a été renvoyé et qu’il contemple le spectacle de l’extérieur par un trou de la toile du chapiteau, on lui propose d’être accessoiriste au pied levé parce que ceux-ci ont démissionné. Analysons la séquence qui suit.

  • Plan d’ensemble –1

Charlot face à la caméra. Le régisseur lui donne une pile d’assiettes ; celui-ci sort du champ en emportant la table de Lopy The Juggler pour le prochain numéro. Charlot se retrouve seul dans le cadre. Alors qu’il est un genou en terre pour ramasser deux assiettes qu’il a laissé échapper et qu’il les remet avec difficulté sur la pile, surgit derrière le chariot, à gauche, dans la profondeur de champ, la tête de la mule. Si le spectateur perçoit immédiatement ce qui se passe, Charlot n’aperçoit la mule qu’en se retournant légèrement lorsqu’il récupère la deuxième assiette.

  • Gros plan – 2

Caméra subjective car il est réalisé sur le raccord regard de Charlot. La tête de la mule est menaçante, les oreilles d’abord rabattues puis qui se redressent très droites.

  • Plan américain avec changement d’axe –3

Charlot terrifié regarde l’animal. Plan peu utile d’autant qu’il se glisse une erreur au montage (changement injustifié de main pour ramasser l’assiette et tenir la pile)

  • Plan d’ensemble – 4

Charlot de trois quarts. Un face à face avec la mule s’engage. Charlot court alors face à la caméra poursuivi par la mule. Ils foncent littéralement sur l’objectif. Chaplin veut transmettre la peur au spectateur.

  • Plan d’ensemble de la piste de cirque –5

Entrée de Charlot par bord inférieur droit du cadre. Il laisse tomber les assiettes puisque la bête ne cesse de le harceler.

  • Plan d’ensemble – 6

D’abord on voit le public hilare, puis Charlot entre dans le champ par le bord droit, de profil, suivi par la mule agressive. Pris de panique il fait une culbute dans le public en heurtant le muret de la piste. La mule est filmée, croupe tournée vers l’objectif. Elle fait mine de sortir du champ par la droite mais revient à la charge.

  • Plan d’ensemble avec changement d’axe –7

Vue plus large sur le public qui se tord de rire. Plusieurs spectateurs se lèvent et applaudissent.

  • Plan d’ensemble sur piste et public –8

La mule est sur la piste avec le régisseur. Elle sort du champ. Dans la profondeur de champ, côté public, on aperçoit Charlot se relever. Puis il reperd l’équilibre fasciné par une femme et retombe sur la piste en effectuant une roulade arrière (image inversée de sa chute initiale). Il se redresse, dos à la caméra, face au public ; il se retourne alors, face à la caméra et au régisseur mais recule et tombe à nouveau dans un tonneau dans lequel il disparaît presque totalement. Il enchaîne là une série de gags propres aux clowns. Le régisseur, costaud l’en extrait brutalement et lui botte les fesses. Charlot quitte la piste en saluant la foule enthousiaste et en levant son chapeau melon.

Cette séquence mérite certains commentaires. Le gag initial prend ici un sens particulier. Chaplin ne se contente pas de le réitérer purement et simplement. Il écrit à partir de celui-ci une séquence doublement signifiante. Elle est à mettre directement en relation avec celle où le directeur lui demandait de faire montre de son talent comique alors qu’on lui imposait des sketches ; or, c’était un échec et il se faisait renvoyer. A ce moment-là, son destin croisait la guigne incarnée par la figure de la mule, ce qui offrait au spectateur un bon moment de burlesque. Chaplin nous signifiait par là déjà le talent de Charlot, mais en coulisse en quelque sorte.

Il va plus loin cette fois-ci puisqu’en faisant croiser à son personnage une nouvelle fois son fatum comique : la mule, il l’engage malgré lui dans un numéro d’artiste improvisé. Charlot sans le vouloir et sans que quiconque l’ait voulu devient artiste de cirque, clown. Chaplin inscrit le comique comme un acte impromptu. C’est dans la rupture que naît le rire, dans la déstabilisation du spectateur. Il met ainsi en abyme, dès cette séquence, son propre travail de pantomime. Mais Chaplin ne s’arrête pas là dans l’élaboration de son tissu scénaristique et filmique.

En effet, quelques plans plus loin, alors que Charlot a déréglé le numéro du prestidigitateur, il fait un triomphe dont il est, à ce moment-là parfaitement conscient. Il ne paraît pas avoir oublié sa première apparition qui lui avait déjà valu l’approbation du public. Arrêtons-nous à cette nouvelle séquence.

  • Plan d’ensemble –1

Le public dans la profondeur de champ rit à gorge déployée parce que Charlot, face à la caméra et derrière la table de Bosco Magician vient de réaliser plein de tours magiques. Mais aussi parce que la mule entre dans le champ par le bord gauche du cadre. Charlot terrorisé saute par-dessus la table, la renverse et révèle les trucages. La mule dans la panique a entraîné au milieu de la piste le melon de Charlot. Celle-ci s’enfuit face à l’objectif tandis que le régisseur est furieux.

  • Plan américain avec changement d’axe se le directeur - 2
‘Carton : « Il fait un triomphe mais il ne le sait pas, garde-le à titre d’accessoiriste. »’

Ce carton insiste finalement sur cette idée que les gags les meilleurs sont les moins convenus, sont ceux qui arrivent à brûle-pourpoint : Charlot n’a pas travaillé sur commande, il est le meilleur dans la liberté créative. Charlot comme à ses débuts à la Keystone devient un sujet intéressant en matière de comique. Chaplin rappelle comment peut naître un talent et l’exploitation que l’on peut en faire. Il montre en creux comment il est devenu un grand acteur comique en sachant mettre à profit l’improvisation et en tournant en dérision ce qui relevait de l’esthétique classique. La figure de la mule renvoie à une certaine obstination de Chaplin à privilégier la pantomime et le comique visuel au moment où le parlant s’est justement emparé du cinéma.

Notes
77.

F. BORDAT, op. cit., p. 128