La séquence du jalon

Alors que l’on croit que le gag de la mule est achevé parce la lecture que l’on peut en faire est suffisamment explicite, Chaplin le réactive pour construire un autre moment important de son scénario. En somme, le gag ne vaut plus pour lui-même, mais pour l’histoire qu’il va engendrer.

Le chapiteau est désert. La mule est seule face à la caméra au milieu des bottes de paille, placide. Charlot entre dans le champ par le bord gauche du cadre sans la remarquer. Dès qu’il l’aperçoit, il déclenche la scène de poursuite.

Etrange fondu enchaîné qui en fait permet à Chaplin de filmer en deux prises cette course poursuite frontale. Sans doute s’est-il heurté à un problème technique - la difficulté de faire un travelling arrière - pour gagner de la profondeur de champ afin d’assister à la longueur de celle-ci avant de sortir par le bord inférieur droit du cadre.

Y-a-t-il eu ellipse ? Le montage est assez curieux parce que Charlot entre par le bord inférieur gauche du cadre directement dans la cage aux lions.

La séquence de la mule ne vaut ici que par ce qui suit, à savoir par la scène inquiétante où Charlot est enfermé avec le fauve. Si le spectateur se rit de la scène avec la mule pour la savoir inoffensive et drôle, il ignore ce que lui réserve celle de la cage aux bêtes féroces.

Quelques séquences plus loin, alors qu’il est engagé comme artiste, un plan furtif maintient l’inscription de la mule : Charlot sortant du «dressing-room » croise la mule à la porte qui lui décoche une ruade.

Désormais le numéro est mis au point : Charlot exécute “sous contrôle” la scène de poursuite avec la mule. Or, dans la diégèse, il a perdu son amour et il est fort triste.

Charlot avec sa pile d’assiettes est aidé par un clown qui lui donnera le signal du début du numéro. La mule est mise dans le champ par un accessoiriste qui la contrôle tant bien que mal jusqu’au moment où le feu vert est donné pour entrer en scène.

La piste et le public. Une vague course poursuite et un progressif fondu au noir.

Un carton : « Fin de l’attraction. »

La fois suivante, nous assistons carrément à une ellipse du numéro et Charlot est menacé de rupture de contrat par son patron.

Chaplin est allé jusqu’au bout de l’écriture de la séquence de la mule. Le gag a cessé d’être gag, le rôle de clown lorsqu’il devient un rôle sur commande, programmé, est totalement inopérant sur le plan du rire d’où l’économie des deux scènes finales devenus inutiles par absence de comique.

Chaplin explicite cinématographiquement sa conception de l’écriture comique au cours de ce film. Si Charlot est au fondement de celle-ci, il doit sans cesse dans sa réitération de gags veiller à leur évolution et à leur sens au niveau de la diégèse. Toute répétition sans aucune visée scénaristique ou dénuée d’évolution serait vouée à l’échec. Ainsi l’explique-t-il dans ce film : d’abord le gag naît du hasard comme Chaplin le fit naître lui-même dans les films de ses débuts. Ensuite la situation comique, au cas où elle exploite le slapstick, doit jaillir de l’improvisation, de l’inattendu, de l’insolite - même si ce n’est qu’une illusion, le cinéaste se doit de faire croire à cette illusion du spontané -. Enfin, le comique meurt si on le fige dans des situations stéréotypées, attendues. Si Charlot a traversé cinquante ans de l’histoire du cinéma c’est qu’il a su sans cesse métamorphoser les situations comiques et perpétuellement en inventer d’autres.