Le jeu des portes

Chaplin fait dès 1914 une utilisation remarquable des portes dans l’élaboration des gags ou des situations burlesques. Portes battantes, coulissantes à la manière de panneaux mobiles, tournantes comme les portes tambours ou encore des barrières, des grilles et des portières. Elles constituent en effet bien au-delà des éléments de décor un motif de mise en scène du comique. Souvent elles permettent de surcadrer un élément menaçant de la diégèse, le plus récurrent étant le flic à l’affût, ce qui amorce généralement la course poursuite tout en mettant en relief certaines expressions cocasses du personnage. Elles ménagent constamment dans un ballet étourdissant les entrées et les sorties des personnages, Charlot se régalant à user de la porte pour se jouer de ses protagonistes : portes flanquées sur le nez, courses à travers le dédale de celles-ci, jeu de labyrinthe incessant avec effet constant de cache-cache. La porte masque et démasque entretenant le suspense et alimentant le rire. Elles facilitent les raccords d’un plan à l’autre comme par exemple les portes battantes des cuisines de restaurant qui offrent à Chaplin la possibilité de gags à l’infini. Elles construisent la narration comme on a pu le voir pour les portières de voiture ou créent l’étrangeté comme dans One A..M.. Elles créent les chutes clownesques lorsqu’elles cèdent ou les situations périlleuses drôles quand elles sont béantes sur l’abîme.

Si elles sont coulissantes ou tournantes, Charlot ne manque jamais d’y coincer quelque partie du corps de ses ennemis, protégeant par ce biais sa fuite ou son existence ou plus simplement pour avoir le plaisir de jouer un bon tour aux fâcheux. Quant aux barrières, elles sont le plus souvent niées par Charlot en mettant en oeuvre le même motif comique. Il y frappe consciencieusement avant de les sauter allègrement. Les grilles sont toujours sinistres. Elles symbolisent la prison et l’enfermement : les franchir est un véritable bonheur pour Charlot.

Elles font souvent communiquer l’espace privé et l’espace public dans la plus grande confusion ce qui permet de tisser des situations incongrues fort proches de la farce. Si cette utilisation fut pertinente dans les films de la période dite muette, une certaine usure s’est développée dans ce domaine proche d’un comique assez facile. Ainsi, le film qui paraît le moins réussi (mais nous discuterons au chapitre final ce point de vue), peut-être précisément parce que ces gags sont définitivement éculés ayant cessé d’appartenir à la période muette du comique, est le dernier de Chaplin : A Countess From Hong-Kong 1967. Une grande partie du scénario bâtie sur les portes, constamment ouvertes ou fermées et censées créer l’événement comique, dans une perspective de vaudeville, s’avère rapidement insipide et dénué de drôlerie.

L’implication spectatorielle tire en partie sa force de la reconnaissance au fil des réalisations de gags récurrents qui subissent des métamorphoses signifiantes. Chaplin en affinant sa perception du comique prend aussi souvent conscience de ses limites. Si le genre en lui-même vit de la répétition de certaines figures ou situations, il exige la variation sur les motifs et nécessite un perpétuel renouvellement. Nous avions vu cette réflexion à l’oeuvre dans Limelight, 23-10 52 et si A King Of New York , 1957 nous intéresse encore c’est qu’il développe d’autres formes de comique grâce à la satire de la télévision tout en réactivant certains gags. En revanche A Countess From Hong-Kong,1967 représente peut-être un certain essoufflement de la veine comique de Chaplin

D’une réalisation à l’autre, et au début de la carrière de Chaplin, les productions se développent à un rythme effréné (de 1914 à 1918 : 64 films), on vient suivre les aventures du tramp qui représente sans doute une belle revanche pour les plus démunis. Chaplin avait compris l’importance d’un personnage suffisamment emblématique capable de faire exister des aventures diverses et d’être porteur d’une certaine philosophie et de certaines valeurs. De ce point de vue, quand Chaplin tourne A Woman Of Paris, il trahit son public. Son film est dénigré parce que Charlot en est précisément absent. On peut également dire qu’à partir de The Great Dictator Chaplin a plus de mal à s’attacher un public populaire et enthousiaste qui regrette la disparition de Charlot en tant que tel.

En somme et si l’on met à part A Woman Of Paris, on peut dire que dès février 1914 avec le film Mabel’s Strange Predicament où Chaplin apparaît pour la première fois dans son costume de Charlot jusqu’en octobre 1940 avec The Great Dictator, qui marque ses débuts dans le parlant (Chaplin ne réalisera plus que quatre films après celui-là), le personnage de Charlot occupe le questionnement esthétique de Chaplin. D’ailleurs dans la préface qu’il écrit pour Pierre Smolick pour son livre, Chaplin après Charlot - 1952-1977,Federico Fellini ne s’y trompe pas :

‘« Pour ma génération, ce petit bonhomme, avec son melon, sa badine, ses immenses chaussures, incarnait le cinéma. »’

Deux questions fondamentales restent encore à envisager : celle, difficile à résoudre, du jeu de l’acteur comme partie prenante de l’écriture cinématographique et celle qui touche d’une part à l’élaboration du discours amoureux et d’autre part au problème du montage et de la narration dans les films muets.