b) La recherche de la fonctionnalité cinématographique des postures de Charlot

L’allure mécanique campe un personnage qui s’apparente au pantin dans un souci de déréalisation pour engendrer le rire. En effet, il y a un souci du syncopé dans les scènes où il s’agit d’accentuer les effets drôles. La répétition est conjointement dans la scénographie et dans le jeu de Charlot. Elle court même d’un film à l’autre : ainsi en va-t-il de sa démarche, pieds en canards et dandinements, accompagnée des moulinets de sa canne. Les gestes de l’automate sont chaque fois présents lorsqu’il doit se tirer d’un mauvais pas. La rupture qu’il crée alors avec son environnement immédiat engendre des situations inattendues et amusantes. Par exemple l’attitude de Charlot lors des combats de boxe relève de cette esthétique. D’un film à l’autre les affrontements sont de mieux en mieux réglés dans le sens d’un rythme de plus en plus syncopé avec accélération des gestes et souci de la cadence. Le combat de boxe devient ballet et la chorégraphie chaplinienne avec reprise des mêmes figures et des mêmes tempos poétise la séquence placée d’abord sous le signe du plaisir esthétique.

La danse est aussi placée sous le signe du gag. Que ce soit par exemple dans The Rink, Sunnyside ou Modern Times, Charlot danseur métamorphose le réel et instaure avec lui un rapport ludique. Qu’il soit en patins à roulettes ou simple ballerine ses évolutions aériennes et éthérées ouvrent sur des scènes drôles où Charlot se régale à faire le guignol. On est loin du slapstick des origines parce que Chaplin est à chaque fois inventif, s’appuyant sur une situation réaliste - faire du patin à roulettes sur une piste prévue à cet effet - pour en faire un véritable divertissement peuplé d’avatars imprévisibles (cf. The Rink).

L’art de jouer de ses pieds. A eux seuls déjà, les godillots sont un accessoire burlesque en raison de leur forme et de leur dimension qui les apparentent aux chaussures de clown. Un très gros plan dansThe Kidsur les énormes grolles que Charlot chausse au saut du lit, après avoir été malade, met en évidence sa silhouette de gringalet et la ponctue comiquement : curieuses pantoufles pour un homme convalescent ! Mais au-delà de la perception de l’objet, une pantomime variée est mise en place. Le coup de pied en arrière peut être différemment interprété. A. Bazin y voit la signification suivante :

‘« Ce détachement suprême à l’égard du Temps biographique et social dans lequel nous sommes plongés et qui est pour nous cause de remords et d’inquiétude, Chaplin l’exprime d’un geste familier et sublime : cet extraordinaire coup de pied en arrière.. » 80

Souvent celui-ci est combiné avec le mégot dans lequel il shoote comme lorsqu’on le conduit en prison dans Modern Times. C’est une façon de défier l’ironie du sort, de faire la nique aux autorités, c’est l’inversion du coup de pied au cul, une sorte de prêté pour un rendu. Même encore de dos Charlot signifie son énergie et sa défense. De cette manière aussi il se venge d’un rival hargneux et plus costaud que lui dans une ruade rageuse que généralement seul le spectateur perçoit. Enfin lorsque les histoires s’achèvent et que Charlot s’éloigne sur la route comme dans The Circus,ce coup de pied décoché vivement est une façon de rejeter loin derrière lui les images du passé tout en impulsant la marche en avant. La dynamique du personnage s’inscrit dans cette figure d’un homme qui refuse la prostration.

Le virage à angle droit sur un pied relève de l’esthétique comique chaplinienne. L’agilité du personnage brusquement freiné dans son élan ne manque pas de provoquer le rire. Cette trouvaille permet d’exploiter toutes les dimensions du cadre et en souligne les limites comme si conscient de celles-ci Charlot bloquait brutalement sa course pour ne pas sortir du champ. On peut y voir là un sens aigu de l’occupation maximale du cadre donc un jeu de l’acteur qui s’adapte parfaitement aux exigences cinématographiques. A cet égard, on peut se souvenir à quel point, dans les premiers courts métrages de la Keystone, une des préoccupations de Chaplin était le moyen d’occuper le champ de la caméra. Là il s’agit de trouver la limite qui évite d’en sortir.

Les jeux de jambe. Que ce soit en dansant, en patinant, en boxant, en étant funambule, en mimant etc., Charlot est un virtuose. Il oppose aux autres protagonistes une légèreté et un sens de l’apesanteur rare. Cette figure aérienne du personnage trouve d’ailleurs son apothéose dans The Kid lorsqu’il devient un ange. Chaplin signifie là son refus de la réalité pesante et asservissante, de la démarche qui cloue la créature au sol, prisonnière de ses vicissitudes. C’est l’antithèse absolue de O les beaux jours de Beckett. Souvent les individus auxquels il a affaire sont physiquement lourds, fortement campés sur le sol, socialement très ancrés et d’un point de vue vestimentaire fort engoncés. Charlot leur échappe par sa vivacité, son agilité à circuler entre leurs jambes, à défier les lois de la gravité. Ses jeux de jambe, comme à la boxe, en font un champion de l’esquive, atout précieux pour qui veut échapper aux flics et se soustraire aux contraintes du quotidien. Charlot est celui qui s’échappe toujours et qui échappe : il affiche par là son pouvoir d’être libre.

Faut-il alors rappeler ce que représentera dans Limelight, en 1952, la chute de Calvero dans la grosse caisse ? Pour nous, Charlot meurt cinématographiquement dans cette image après un dernier envol. Tombé dans la fosse d’orchestre (double métaphore de la mort, le clown n’existant que sur la scène) coincé dans la grosse caisse, les reins brisés, le comique est comme “Le prince des nuées”, déchu et désormais inéluctablement voué à la pesanteur mortifère.

Les mimiques. Toute une série de gags sont fondés sur les jeux de physionomie qui sont le plus souvent filmés en gros plan voire en très gros plan. Les scènes de séduction, qu’il s’agisse de courtiser des femmes ou des hommes, reposent sur les échanges de regards, les minauderies, les agaceries. D’ailleurs les raccords regards auront une importance capitale dans l’agencement et le montage des plans. La situation burlesque se développe à partir d’une situation triangulaire dont seul le spectateur saisit les enjeux. En général Charlot séduit une personne alors qu’un tiers est présent - mari, amant, ou autre -. (cf. Those Love Pangs, Tillie’s Punctered Romance, Getting Acquainted etc.)

Mais Chaplin sait aussi mimer le dédain, la morgue. dans des courts métrages où nous avons affaire au dédoublement du personnage (cf. The Floorwalker, The Idle Class, The Great Dictator, etc.). Ainsi le spectateur peut-il mesurer la facilité avec laquelle il interprète telle ou telle réaction et souvent l’écart entre les jeux de physionomie engendre le rire. Cette plasticité de la mimique va acquérir de la profondeur au fur et à mesure que Chaplin avance dans la réalisation. Charlot tout en conservant des effets comiques saura jouer de la différence avec les expressions tristes qui contribueront à donner au personnage encore plus de densité et d’humanité.

Les déguisements. Ils sont une facétie supplémentaire de Charlot. Nous avons déjà évoqué, dans le chapitre II, la dimension farcesque qui consiste à se déguiser avec son propre vêtement de tramp. Au bal masqué qui se donne dans The Idle Class, Charlot est pris pour un homme en costume de vagabond pour le plus grand bonheur du spectateur complice de son héros ! Mais il s’amuse également à se travestir en femme, en coquette, (cf. A Busy Day, The Masquereder, A Woman) mettant filmiquement à jour son androgynie et bâtissant cinématographiquement ses scénarios sur des quiproquos drôles et provocants. Les gags sont souvent osés pour l’époque mais rénovent en profondeur le slapstick. On retrouve également Charlot en habit de clown ou de musicien ambulant, s’inscrivant ainsi dans la lignée du music-hall, personnage du divertissement par excellence, même si Chaplin au cours des réalisations met en relief l’usure d’un tel rôle. Enfin, les déguisements qui signifient la projection d’un double et que l’écriture cinématographique facilite par les effets multiples qu’elle autorise. Si une figure du double s’incarne dans la défroque de Charlot, l’autre se révèle dans le stéréotype du costume bourgeois.

Les montages parallèles, les scénarios en miroir accentuent cette gémellité en en soulignant les fortes antithèses. L’exemple le plus éclatant nous semblant être celui de The Great Dictator . Charlot déguisé en Hitler et Charlot fidèle à son image incarnant le barbier : tous les deux porteurs de gags, tous les deux soumis par le réalisateur à un mimétisme tel qu’ils sont confondus dans la scène aquatique de l’étang - symbolique de la re-naissance- pour engendrer une inversion spéculaire de l’image d’un homme renversant le cours du scénario, c’est-à-dire de l’histoire et de l’Histoire. L’écriture cinématographique réalise cette métamorphose et bouleverse ainsi notre vision des choses. La figure protéiforme de Charlot, capable de tous les avatars comiques y compris de ceux qui sont à la limite du grincement de dents, fonde sa démarche. Celle-ci s’ingénie ensuite, dans la complexité filmique, à retrouver le fondement métaphysique du personnage qui porte inévitablement les stigmates réconfortants et chaleureux de Charlot, immédiatement identifiables par le spectateur.

Notes
80.

A. BAZIN, op. cit.