a) Le discours amoureux.

Chaplin a toujours été convaincu que le cinéma est avant tout de l’expression visuelle et de ce fait que les gestes choisis parlent plus que les mots. Cependant F. Bordat a raison de souligner :

‘«  Mais le muet n’a pas fait que refouler la pulsion discursive ; il l’ a aussi exprimée en la sublimant. Car la beauté et la puissance de la pantomime chapelinienne doivent beaucoup à la pression qu’un discours souterrain y exerce. » 81

Nous allons analyser à titre d’exemple le discours amoureux. Comment Chaplin s’y prend-il pour faire comprendre au spectateur que ses personnages sont épris sans avoir recours aux mots ? Nous proposons de travailler sur les séquences des films suivants :

A Woman 1915
The Vagabond 1916
The Immigrant 1917
The Kid 1921
A Woman Of Paris 1923
City Lights 1931
ModernTimes 1936

Chaplin donne avant tout à voir la séduction dans le processus amoureux et use de toutes les possibilités qui relèvent de la mimique ou de la gestuelle. Le travestissement en femme ajoute à la complexité du jeu amoureux dans la mesure où Chaplin montre des invariants du comportement d’un sexe à l’autre. Il existe ainsi une typologie de l’amoureux qui donne au spectateur des indices qui explicitent un discours sentimental, que celui-ci soit feint ou sincère, peu importe. Il signifie la tentative de relation amoureuse.

Charlot en jeune femme, filmé en gros plan, lance des oeillades, minaude, joue la coquette. Les câlineries, les gesticulations traduisant les émois ou la timidité, les sourires renouvelés composent une figure de séductrice. Ce jeu-là, de type donjuanesque est admirablement traité dans sa version masculine par le personnage de P. Revel dans le cinquième film du corpus.

Mais il est une autre forme de discours amoureux, beaucoup plus proche de Charlot, qui se fonde sur la tendresse et l’émotion. Les échanges de regards sont doux et émus, les embrassades rares correspondent à de vrais élans, l’affection est affaire de gestes attentifs à l’autre. Dans l’expression de ce discours amoureux la compassion et les regards tristes de Charlot sont une donnée fondamentale. Ceux-ci rendent compte des aléas de l’amour, de la fragilité de la relation et de la grande sensibilité de Charlot. De ce point de vue, nous pouvons dire qu’il est plus séducteur dans les premiers courts métrages. Ensuite, il gagne en profondeur et connaît les accents mélancoliques du chagrin d’amour. Dans ce type de situation, Chaplin affectionne le gros plan ou le plan taille. Ce traitement cinématographique nous suggère quelques réflexions. L’échelle des plans qui passe souvent du plan moyen au gros plan permet une intimité plus grande, instaure avant l’heure la proximité qu’exigera plus tard la parole. La proximité spatiale instaurée par le filmage et le montage des plans qui mettent en présence les personnages permet au spectateur de voir l’émotion et de mieux saisir les signes du code amoureux.

Une autre forme du discours amoureux passe par la séquence du soin que l’on porte à autrui. Nous en avons une remarquable évocation dans le deuxième film du corpus ci-dessus. L’amour de Charlot s’exprime dans la scène de la toilette. Il lave et coiffe la jeune fille avec une infinie tendresse, ne laisse rien au hasard, sans se départir d’une ostentation comique dans son application obstinée. Cette même scène est réitérée - mêmes gestes attentifs, même soin, même amour dans les actions accomplies, même drôlerie- dans la séquence où Charlot s’occupe de Kid. Et que dire des nombreuses séquences de Limelight où Calvero déploie toute sa tendresse et sa gentillesse pour Terry.

Dire son amour, c’est aussi préparer le repas dans le seul but de faire plaisir à l’autre : faire de bons plats avec les moyens du bord, décorer la table, attendre l’autre avec impatience. Là encore ce sont des séquences récurrentes chez Chaplin et qui se substituent au discours amoureux classique. Deux commentaires s’imposent pour traiter cette question de la constitution du discours amoureux par et dans l’image.

Le premier est que parallèlement à ces scènes qui tissent la relation amoureuse et qui disent clairement l’amour, aucun carton ne vient ponctuer par des mots d’amour ou des déclarations ces scènes fortes. L’amour reste muet ; il est purement iconographique donc explicitement lié à l’écriture cinématographique et au rôle fondamental de Charlot le plus souvent. Lorsque les cartons apparaissent pour graphiquement signifier les paroles amoureuses, en général, le discours amoureux est pipé, comme dans A Woman Of Paris. Nous verrons ultérieurement le traitement que Chaplin fera subir à Verdoux qui ment constamment dans ses relations amoureuses.

Le deuxième tient au fait que le discours amoureux s’enracine dans les échanges de regards et la gestuelle. Le regard caméra devient alors une technique primordiale pour impliquer le spectateur dans cette relation intimiste et silencieuse voire secrète.

Nous pourrions bien entendu nous intéresser au discours de la dispute ou celui de l’injustice mais attachons-nous plutôt à expliquer comment Chaplin élabore, par le montage, la narration.

Notes
81.

F. BORDAT, op.cit., p. 271