b) Montage et narration.

Dans son chapitre 3 intitulé “Montage”, Gilles Deleuze 82 écrit :

‘« A travers les raccords, les coupures et faux raccords, le montage est la détermination du Tout (le troisième niveau bergsonien). Eisenstein ne cesse de rappeler que le montage, c’est le tout du film, l’Idée. Mais pourquoi le tout est-il justement l’objet du montage ? Du début à la fin d’un film, quelque chose change, quelque chose a changé. Seulement, ce tout qui change, ce temps ou cette durée, semble ne pouvoir être saisi qu’indirectement, par rapport aux images-mouvement qui l’expriment. Le montage est cette opération qui porte sur les images-mouvement pour en dégager le tout, l’idée, c’est-à-dire l’image du temps. (...) l’image-mouvement par elle-même ne renvoie que rarement à la mobilité de la caméra, à l’époque de Griffith et après, mais naît le plus souvent d’une succession de plans fixes qui suppose le montage. »’

Dès 1914, quand Chaplin se charge de la réalisation des courts métrages, il se trouve confronté au double problème de la fixité des plans et de la narrativité car si « Le montage américain est organico-actif, il est faux de lui reprocher de s’être subordonné à la narration ; c’est le contraire, c’est la narrativité qui découle de cette conception du montage. » 83 nous pensons que c’est exactement ce qui se passe pour Chaplin et c’est pourquoi il était si soucieux de monter lui-même ses films après avoir tourné des “kilomètres” de rushes afin de se laisser les meilleurs choix de prises. Nous ne fonderons pas cette analyse sur une étude chronologique, sachant que progressivement les mouvements d’appareil permettront une variété plus grande dans l’élaboration du montage, mais sur un examen attentif d’exemples qui nous paraissent pertinents de la technique de Chaplin Nous allons travailler sur le corpus suivant :

A Busy Day 07-05-1914
Mabel’s Busy Day 13-06-1914
Tillie’s Punctured Romance 14-11-1914
The Fireman 12-06-1914
The Champion 11-03-1915
The Pawshop 02-10-1916
The Immigrant 17-06-1917
A Dog’s Life 14-04-1918
Shoulder Arms 20-10-1918
The Kid 06-02-1921
A Woman Of Paris 01-10-1923
The Gold Rush 16-08-1925

Si nous partons de l’analyse de Deleuze à propos de “l’école organique” américaine et des conceptions de Griffith en matière de montage, nous allons d’abord envisager le corpus sous l’angle de ce que le premier appelle : Le montage alterné parallèle. Chaplin affectionne particulièrement celui-ci pour construire la narration.

Ainsi, dans Mabel’s Busy Day, le début du film s’élabore à partir de situations parallèles. En voici le découpage. Précisons que tout est tourné en plans fixes avec des plans relais - ceux quasi identiques de la course automobile - qui tissent entre elles les séquences narratives.

Plan 1 Deux personnes, un policier et une marchande de saucisses regardent quelque chose à travers une palissade.
Plan 2 Premier plan relais de la course automobile qui se déroule à l’intérieur sur un circuit.
Plan 3 Identique au plan 1. Le policier est en discussion avec la jeune femme. Celle-ci lui donne un hot dog, le policier la laisse entrer à l’oeil par la porte du bord gauche du cadre.
Plan 4 Le policier ravi, mangeant son sandwich

La séquence qui suit est rigoureusement montée en parallèle avec l’entrée en fraude de Charlot sur le champ de course qui, lui, a maille à partir avec la police. Les mêmes espaces seront alternativement occupés par Mabel et Charlot et ils vivront des situations similaires.

Or, quel est l’intérêt de ces montages parallèles alternés ? D’une part, sans avoir recours à un seul carton, Chaplin élabore l’histoire tumultueuse des deux protagonistes. C’est le montage qui dynamise le tissu filmique par la vision redoublée et symétrique de leurs aventures puisque le mouvement, en raison des plans fixes, se situe dans l’image elle-même. D’autre part, ils bâtissent une trame narrative convergente, ce que Deleuze nomme “ Le montage concourant ou convergent ”. En effet Mabel et Charlot croisent leur destin et leur histoire devient commune au point que la scène finale les réunit en couple après qu’ils se sont longuement affrontés au cours du film.

Ce type de montage est fréquemment utilisé par Chaplin. Ainsi dans The Immigrant, A Dog’s Life, The Kid., films pour lesquels nous pourrions proposer une étude du montage de plans similaires pour certaines séquences. Le film The Champion y ajoute une technique supplémentaire, chère elle aussi à Griffith : le recours au gros plan . Comment la narration est-elle ici construite ? Prenons quelques séquences pour points de repères.

Plan 1 Charlot et son chien déambulent le long d’une palissade.
Plan 2 Prolongement du plan 1 par un raccord dans le mouvement de la droite vers la gauche. Charlot lit des inscriptions sur la porte, trouve un fer à cheval devant celle-ci et entre.

D’emblée le couple maître-chien est saisi comme une entité d’autant que l’animal, comme nous l’avions signalé précédemment, est un boxer, préfigurant par là ce que son maître s’apprête à devenir en franchissant la palissade. La narration est placée sous le signe de la complicité et d’un destin lié.

Un plan taille accompagné d’un regard caméra fortement appuyé montre Charlot glissant le fer à cheval dans son gant de boxe pour vaincre ses adversaires. Le montage de ce plan est à la fois analeptique : il renvoie au plan 2 du début lorsque Charlot s’enhardit à passer la porte parce qu’il a ramassé un porte-bonheur. Celui-ci va devenir efficient et, dans ce sens le montage est proleptique puisqu’il annonce et noue toute l’histoire qui s’ensuit de Charlot champion de boxe. En outre le choix du cadrage est judicieux puisqu’il favorise l’implication spectatorielle en instaurant un pacte de complicité entre le spectateur et son héros.

La séquence est une succession de plans fixes en frontalité avec des alternances de champ et de contrechamp. Sur le ring Charlot qui a une dépense formidable d’énergie dans le cadre : les mouvements sont précipités et virevoltants confinant au ballet sur le tempo d’une polka. En contrechamp, le public avec le bookmaker au centre pour finalement laisser le cadre au chien de Charlot. Trois gros plans se succèdent dont un très gros plan avec effet de fermeture à l’iris. Ceux-ci inscrivent une forte subjectivité, celle du chien à travers laquelle, par un effet de caméra subjective, le spectateur perçoit le drame du maître en passe de perdre le combat. Le montage aboutit à la convergence d’un plan final où le chien vient au secours de son maître sur le ring pour lui faire remporter le match. Chaplin montre dans ce film une grande rigueur dans la construction de la narration, le couple maître-chien présidant à l’ouverture et à la fermeture de la réalisation.

Tentons également de voir comment Chaplin instaure une histoire de rivalité en se fondant sur la vieille relation triangulaire chère au vaudeville : le mari, la femme, la maîtresse. Le montage alterné et les raccords regard ou dans le mouvement jouent un rôle primordial. Comparons pour ce faire A Busy Day et Tillie’s Punctered Romance . Dans le premier, nous analysons la séquence 1 sur laquelle sera construite toute la dynamique du film puisque c’est le même procédé qui est réitéré jusqu’à la fin et celle qui clôt le film. Dans le second, nous avons choisi la séquence de l’arrivée à la ville de Charlot et de Tillie puisque c’est à ce moment-là que le conflit éclate.

Notes
82.

G. DELEUZE, L’image mouvement, Cinéma 1, collection “Critique”, éd. de Minuit, Paris 1983, p. 46 et svtes.

83.

G. DELEUZE, op. cit., p. 49